Chapitre 36 : Sernos, vingt ans plus tôt. (2/2)
Alors qu’elle essayait de se frayer un chemin dans la foule – incroyable qu’il y ait tant de personnes inoccupées, pensa-t-elle – Saalyn tomba sur Velnim, la plus ancienne résidente en poste à l’ambassade, avant même Tresej.
— Qu’est-ce qu’elle a encore trouvé pour se rendre intéressante ? demanda-t-elle.
— Deirane accouche, répondit sèchement Saalyn.
— Oh.
De toute évidence, Velnim se préparait à déblatérer sur Deirane. Quand la jeune humaine était arrivée, la stoltzin l’avait aussitôt prise en grippe. On ne savait pas trop pourquoi, de toute façon Velnim n’était pas très aimée à l’ambassade. Le fait qu’elle soit bloquée à Sernos depuis cinquante ans devait y être pour quelque chose. Sa présence loin de la métropole ressemblait fortement à un bannissement. Ce qu’elle avait fait était confidentiel, seul Tresej devait savoir. Pour que la punition dure aussi longtemps, ça devait être grave.
L’aménagement de l’appartement avait été modifié à cause de la grossesse de Deirane. Quelques mois plus tôt, son lit avait été descendu de la mezzanine ; ce qui lui évitait de monter une échelle trop raide pour son état. L’humaine s’y était allongée, Celtis assise à ses côtés.
— La sage-femme se tient prête, annonça Saalyn, on devra aller la chercher quand les contractions ne seront plus espacées que de quelques stersihons. Elle a dit de la faire marcher en attendant.
— Elle a dit combien de temps ça prendrait ? demanda Celtis.
— Elle dit que pour une primipare… une femme qui met au monde son premier enfant, il faut compter une journée entière.
— Une journée ! Je préfère notre méthode. Un mois d’incubation, vingt-quatre vinsihons de ponte et après tranquille pendant sept mois pendant que l’œuf mûrit dans le couvain.
— Veinarde, lui lança Deirane.
— On fait quoi en attendant ? demanda Saalyn.
— Si ça dure une journée, il va falloir trouver des choses à faire.
— Tu ne pourrais pas me jouer quelque chose ? demanda Deirane.
— Tu veux de la musique ?
Deirane hocha la tête.
— Je vais chercher mon instrument.
La guerrière quitta de l’appartement. En sortant, elle se tourna vers les gens qui s’entassaient devant la porte.
— Vous n’avez rien d’autre à faire ? demanda-t-elle. On n’est pas au spectacle ici.
Les spectateurs commencèrent à partir, doucement.
Après un bref passage pas sa chambre, Saalyn remonta avec son usfilevi.
L’usfilevi, littéralement « la corde qui chante », était constitué d’une caisse en bois prolongée par un manche. La musique était produite par des cordes. La main droite grattait les cordes pendant que la gauche les pinçait sur le manche pour changer la hauteur de la note. À partir de ce schéma de base, les variations étaient infinies. Certains avaient une caisse creuse et épaisse avec une ouverture sous les cordes et s’utilisaient assis, d’autres plus fins étaient en bois plein et manipulés debout. Le nombre de cordes lui-même variait de quatre à douze. Et la tonalité changeait selon les modèles d’une basse très grave à un aigu très élevé. Celui que Saalyn avait choisi était le modèle dit classique : une caisse creuse resserrée au centre pour bien la caler sur un genou, sa forme évoquait vaguement une silhouette féminine.
Elle accorda son instrument à l’oreille. Puis entama une ballade douce qu’elle estimait en accord avec l’état de Deirane, pendant que Celtis aidait la future maman à faire quelques pas en rond dans la chambre.
Le soir tombait quand la sage-femme arriva. Si la nouvelle venue était impressionnée par l’endroit, elle ne le montra pas. Elle avait bien minuté son coup, puisque les contractions s’étaient rapprochées au point que leur espacement était à peine supérieur à leur durée. Deirane s’était finalement allongée sur le lit en l’attendant. Elle examina la jeune fille.
— Alors ? demanda Saalyn.
— Tout va bien, continuez à jouer. Ça la détend. Il faudrait aussi que quelqu’un aille me préparer une bassine d’eau. De l’eau tiède.
— Je m’en occupe, dit Celtis.
— Demandez à quelqu’un et revenez de suite.
— D’accord.
Deirane regarda son amie disparaître avec inquiétude. À son grand soulagement, la stoltzin resta absente si peu de temps qu’elle ne resta pas angoissée bien longtemps. Saalyn posa son instrument et la rejoignit afin de la soutenir.
La façon dont la sage-femme prit les choses en main, l’assurance qu’elle manifestait, rassura Deirane. Celtis ne semblait pas effrayée par l’événement en cours. Elle aidait son amie à conserver la position conseillée par la sage-femme. Saalyn, par contre, était livide. Elle lui tenait la main, c’était le mieux qu’elle pouvait faire.
À l’entrée, l’attroupement s’était reconstitué. Même Tresej était là. La plupart étaient anxieux, mais ils faisaient tout pour que la jeune femme ne s’en rende pas compte. Deirane était consciente de leur présence, malgré leur silence relatif. Se savoir soutenue par tant de monde fit presque disparaître ses angoisses, même si elle ressentait de la gêne de recevoir tant d’attention.
Les Helariaseny ne s’étaient pas poussés bien loin. Ils avaient reflué jusqu’à la salle de détente et attendaient les nouvelles. Quand ils entendirent le premier cri du nouveau-né, ils tournèrent tous la tête vers la porte, même cette vipère de Velnim. Volcor se leva.
— Tu nous ramènes des nouvelles, lança une voix féminine.
Le jeune stoltzen se tourna pour identifier son origine. C’était une cuisinière qu’il trouva très mignonne. Il lui fit son sourire le plus enjôleur.
— Je n’y manquerai pas, répondit-il.
Il s’engouffra par la porte pour rejoindre ses amies.
Saalyn déposa délicatement l’enfant sur la poitrine de sa mère. Aussitôt, il cessa de s’agiter. Deirane le regardait, émue. Elle lui déplia les doigts, les comptant, n’arrivant pas à croire que tout était normal. Il était si petit.
— Comment vas-tu l’appeler ? demanda Celtis.
— J’ai pensé à Hester, répondit Deirane.
— Ce n’est pas un nom Yriani, remarqua Saalyn.
— Qu’importe, il me plaît.
La jeune fille se désintéressa de ses amies pour s’occuper du nouveau-né. Il était en train de s’endormir.
La sage-femme recouvrit Deirane et son enfant d’un drap.
— On va laisser la mère se reposer un moment, dit-elle.
Elle poussa tout le monde dehors. Deirane retint Saalyn par la main. La stoltzin s’allongea sur le lit, à côté de la jeune mère. Elle les enlaça tous les deux. Deirane ne tarda pas à s’endormir.
En sortant, la sage-femme jeta un coup d’œil dans la salle de bain. Tant de commodités pour une simple domestique la ravit.
— Vous n’auriez pas besoin d’une sage-femme à plein temps ? demanda-t-elle.
— Ça il faut demander au grand monsieur là-bas, répondit Celtis.
Du doigt elle désigna Tresej qui allait à contre-courant de la foule pour les rejoindre.
— Hélas, nous avons peu de naissances, répondit-il.
— Dommage, on doit se plaire ici.
— Vous pouvez vous installer chez nous. Mais pas en tant que sage-femme.
— Je ne sais rien faire d’autre.
— Et ce serait une perte pour les futures mamans.
Il sortit une bourse de sa poche.
— Tenez, voici la somme convenue, plus un petit supplément pour le déplacement.
Il laissa tomber dans sa main un tas de petites pièces.
— Je pense que des pièces d’un dixième de cels seront plus pratiques pour vous.
Elle les compta rapidement.
— Deux cels complets, vous êtes généreux.
Tresej la remercia d’un hochement de tête.
— Désirez-vous que quelqu’un vous raccompagne ? demanda-t-il.
— Je n’ai pas fini. La mère doit reprendre un peu de force pour être délivrée.
— Pas encore ? Combien de temps.
— C’est son premier enfant. Un demi-monsihon. Peut-être moins, elle est forte.
— Deirane forte ! Elle est toute menue.
— Ce n’est pas de ce genre de force dont je parlais.
La sage-femme retourna dans la chambre pour veiller sur Deirane. Elle s’était endormie contre son amie, son bébé bien au chaud entre elles. Elle contourna le lit d’assez loin pour s’installer dans un fauteuil confortable placé juste à côté de la fenêtre. L’attente commença, elle sortit le tricot qu’elle avait apporté pour s’occuper les mains.
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