Chapitre 37 : Sernos, de nos jours. (5/5)
Menjir joua un instant avec son couteau avant de continuer.
— Avant de décider des pénalités pour le perdant, il serait bon de déterminer qui a perdu et qui a gagné. Pour le moment nous avons une sorte de statu quo…
— Je vous arrête. L’Yrian est l’agresseur, il a attaqué le Chabawck. Les bawcks n’ont fait que se défendre et vous n’avez pas réussi à percer cette défense. Il semble donc bien qu’à l’issue des combats actuels, l’avantage est clairement au Chabawck.
— Vous vous avancez un peu vite. Les forces de l’Yrian ne se sont pas engagées en totalité dans ce conflit.
— Les bawcks n’ont pas mené de vraies attaques. Sinon, vous auriez subi quelques dégâts dans vos villes du nord.
— Vous ne vous vantez pas un peu ? Les orques sont un peuple bagarreur, mais ils ne sont pas organisés comme une vraie armée. Les remparts et l’artillerie mettent les villes hors de leur portée.
— En êtes vous bien sûr ? Ruvyin est pourtant tombée sous le contrôle d’une armée bawck. Et Ruvyin est plus puissante qu’Ortuin, étant une vraie ville de garnison.
Menjir médita un instant sur ces paroles.
— Je veux bien admettre que les bawcks soient de bons combattants, répondit le roi d’Yrian. Mais la prise de Ruvyin est en grande partie due au hasard et à la défaillance des défenseurs.
— Nous pourrions demander à la pentarque Vespef ce qu’elle pense sur l’incapacité de son pays à se défendre, répliqua Deirane d’un ton malicieux.
Sans le vouloir, Menjir avait insulté la pentarque. Avec un art consommé de la diplomatie, il se rattrapa.
— Je ne voulais pas vous insulter, dit Menjir, je voulais juste dire que quand les bawcks sont arrivés, Ruvyin avait déjà essuyé une violente attaque shaabiano. Elle était très affaiblie. Ils n’ont eu aucune difficulté à entrer. N’êtes-vous pas d’accord ?
— Je ne m’occupe pas de la stratégie, se défila Vespef, ce sont mes sœurs qui mènent la guerre. Mais il est vrai que Ruvyin est une position importante puisqu’elle protège l’accès à Ystreka. La Confédération a donc lancé des attaques de grande envergure sur la ville. Les bawcks en arrivant après n’ont eu qu’à entrer dans une ville en ruine et déserte. Nous nous étions repliés sur une base plus solide, il n’y a pas eu de combat.
— Donc cela contredit la thèse de l’efficacité des orques au combat.
— Faut-il que nous prenions Ortuin pour vous convaincre ? demanda Deirane.
Menjir la regarda en souriant.
— Disons que nous ne sommes pas en mesure de déterminer qui est le vainqueur et donc qui doit payer un tribut à l’autre.
— Aussi je vous propose mieux que le paiement d’un tribut : une alliance commerciale entre le Chabawck et l’Yrian.
— Et que possède le Chabawck que nous ne puissions pas trouver ailleurs ?
— Des outils en bronze d’excellente facture.
— Les nains sont capables de nous approvisionner en métaux de première qualité.
— En cuivre. Pas en bronze, seuls les bawcks savent le préparer.
— C’est vrai. Malgré tout le cuivre convient parfaitement à nos besoins.
— Il est moins durable.
— Suffisamment pour ce que nous en faisons. Qu’avez-vous d’autre à échanger ?
— Du verre.
— Du verre ! s’écria-t-il, que voulez-vous que nous fassions avec du verre ? Arrêter une guerre avantageuse juste pour bénéficier d’une vaisselle en verre plutôt qu’en argile ou en porcelaine…
— Je ne parle pas de vaisselle, mais de vitres. De grandes plaques de verre d’une perche de côté.
Menjir retint de justesse une exclamation. Même Vespef semblait surprise par une telle dimension.
— Une perche de côté ! Impossible, s'exclama le roi.
— Demandez à Gonrak.
Le roi se tourna vers le chef de guerre bawck.
— Plaque de verre d’une perche de côté et un doigt d’épaisseur, nous pouvons fournir, confirma-t-il.
Menjir médita sur ces paroles. Deirane continua.
— Ce qui vous gêne pour progresser davantage, ce sont les poisons contenus dans l’eau. Avec la technologie actuelle, Ortuin constitue le maximum de ce qu’il est possible d’atteindre. Avec de telles plaques, il vous sera possible de fabriquer des purificateurs de grande taille capables de traiter de grandes quantités d’eau. Vous pourriez ainsi progresser de deux cents, peut être trois cents longes vers le nord. Cela vous permettrait de doubler la surface de votre royaume.
Menjir ne répondit pas, il réfléchissait.
— Je ferai plus que doubler la surface de mon royaume en conquérant le Chabawck.
— Certes. Toutefois ce sera au prix d’une guerre et de beaucoup de morts. Sans compter qu’à long terme votre victoire est impossible. Les bawcks sont nomades. Ils disparaîtront dans les plaines de l’est le temps de reconstituer leurs forces. Et un jour, ils reviendront pour reprendre leurs terres. Les bawcks grandissent vite. Il leur faut trois à quatre ans pour devenir adulte. En moins de douze ans, ils pourraient disposer d’une armée supérieure à la population de votre royaume. Pourquoi croyez-vous que les feythas ont tenté de les exterminer ? Ce que je vous propose est amplement profitable en comparaison. Vous pourrez ainsi vous étendre sans difficulté à un endroit où personne ne vit.
— Si personne n’y vit, c’est qu’il y a une raison.
— Bien sûr. C’est impossible sans une technologie évoluée. Je vous offre cette technologie.
Les arguments de l’orkantia se tenaient. La conquête du Chabawck était un rêve impossible. Il n’y avait pas de gouvernement centralisé, pas de ville à investir pour signifier la victoire. Le seul moyen d’y arriver était une extermination totale de sa population. Par contre, avec la technologie offerte par Deirane, c’était tout un territoire vierge, totalement inhabité, qui devenait accessible. Il y aurait des problèmes, très peu de cultures vivrières, et surtout inciter des paysans à s’y installer malgré les dangers. Peut-être pourrait-il mettre en place quelques-uns de ces projets dont il rêvait auxquels il avait toujours renoncé pour ne pas gaspiller les terres agricoles du sud. Il avait tout à y gagner à accepter.
— Et pour la frontière ? dit-il enfin.
Deirane se domina pour garder son calme. Elle avait gagné, le roi acceptait sa proposition.
— Nous verrons cela plus tard. À la bibliothèque d’Elmin, j’ai consulté quelques cartes. Quelques rivières pourraient convenir comme frontières. Nous n’aurons qu’à en choisir une pour bien marquer la limite.
La bibliothèque d’Elmin. Celle où justement Hester officiait comme cartographe, pensa Saalyn, c’était donc comme cela qu’ils s’étaient retrouvés.
Deirane adressa un sourire de connivence à Aster. La belle garde lui retourna son sourire. La fin de la guerre entre l’Yrian et le Chabawck signifiait la fermeture du passage vers son pays. En paix, l’Yrian allait mieux surveiller les routes et limiter le déplacement des troupes armées. Les marchands d’esclaves n’allaient plus pouvoir circuler. Le repas se termina sur un ton plus léger. Seule Vespef semblait méditer sur ces négociations.
Lorsque Deirane et ses compagnons eurent rejoint leur chambre, Vespef intercepta l’humaine.
— Je ne comprends pas pourquoi tu nous as fait ce coup-là, dit-elle.
— Quel coup ? demanda Deirane.
— L’avantage que tu as donné à l’Yrian avec ces systèmes de dépollution va lui donner une telle avance sur nous que nous allons avoir du mal à nous maintenir à son niveau.
— Je n’ai pas donné l’exclusivité aux Yrianii, se défendit Deirane, vous pouvez tout aussi bien acheter ces systèmes pour votre usage personnel.
— Tu sais bien que notre problème n’est pas territorial. Nous avons plus d’espace que nous ne pouvons en peupler. Mais notre population est faible. Les Yrianii sont trois fois plus nombreux que nous. Le blocage de l’Yrian dans ses frontières nous donnait un peu de temps pour le rattraper. Maintenant, en doublant son territoire, il va pouvoir développer encore davantage sa population.
— Je n’ai fait que négocier la paix. Je ne pensais pas que cela vous poserait tant de problème.
— Elle a raison, remarqua Aster, son intervention a résolu plus de problèmes qu’elle n’en a créés. La paix est revenue, mon peuple va cesser de se faire exterminer.
— À court terme, cela va en résoudre. À long terme c’est une autre histoire.
— Il faut la comprendre, intervint Öta, nous autres stoltzt vivons plus de mille ans, nous sommes habitués à faire des projets pour une telle durée. Les humains sont plus éphémères, cinquante ans à peine. Leurs projets, s’ils veulent en profiter de leur vivant, se doivent d’être plus rapides à mettre en œuvre.
— Öta n’a pas tort, remarqua Saalyn.
— Vous semblez tous être contre moi, remarqua Vespef.
— Pas du tout. Tout le monde a négocié au mieux pour les intérêts de la partie qu’il représentait. Deirane était mandatée par le Chabawck. On ne pouvait pas lui demander de s’occuper de l’Helaria. Ce travail nous revient personnellement.
— Tu n’as pas tort, reconnu Vespef d’un ton maussade.
Elle lâcha le bras de l’humaine.
— Allez préparer vos affaires, nous partons, reprit la pentarque.
— Nous rentrons enfin en Helaria ? demanda Saalyn.
— Pas tout à fait, nous allons faire un détour par Gué d’Alcyan pour déposer nos passagères.
— Tu nous amènes quand même à destination, remarqua Deirane d’un ton interrogatif.
— Nous avons beaucoup de choses à nous dire.
Puis elle se tourna vers Aster.
— Tu nous accompagnes ?
— Non, répondit la jeune femme, à cheval par la route, je serais plus rapidement chez moi.
— Tu en es bien sûre ?
— Tout à fait. Il n’y a plus de temps à perdre. Le sang des miens est en train de couler.
— Soit. Tes affaires sont à l’ambassade, si les bawcks ne les ont pas détruites. Tu pourras passer les chercher quand tu veux.
— Je n’avais juste que quelques chevaux.
— Alors espérons qu’ils ne les ont pas mangés.
Le retour à l’ambassade fut moins sinistre que Deirane ne l’avait craint. Les soldats yrianii avaient investi les lieux sauf la villa qui avaient été laissée à la surveillance des Helariaseny tout juste libérés de leur geôle. Un soldat les avait découverts dans la chambre forte d’un bijoutier du quartier des artisans. Le capitaine yriani avait suffisamment de finesse pour ne pas provoquer un incident diplomatique. Ce territoire n’était pas yriani. Il ne l’avait jamais été, il existait déjà bien des décennies avant la fondation du royaume.
Comme promis, Deirane retrouva ses affaires à bord du plus petit des bateaux amarrés au ponton derrière l’ambassade. Elle en fut heureuse, certains des objets qu’elle possédait lui appartenaient depuis si longtemps qu’elle aurait regretté de les avoir perdus. Les chevaux d’Aster y étaient aussi, en bonne santé. Des palefreniers yrianii les avaient pris en charge, même s’il était plus que probable que leur rôle principal était d’examiner les structures du navire. Peine perdue, la plupart des éléments intéressants étaient cachés par des parements qu’il aurait fallu détruire, ce qui aurait manqué de discrétion. Sans compter que la performance de ces navires venait en grande partie de la connaissance des matériaux par les ingénieurs helarieal. Juste observer les pièces n’aurait servi à rien.
Les chevaux furent amenés depuis l’écurie aménagée à l’avant du pont inférieur. Aster alla saluer Saalyn qui assistait à son départ.
— Je ne saurai jamais suffisamment te remercier de ce que tu as fait pour moi. Sans toi, je serais aujourd’hui une esclave et mes filles seraient soumises aux fantasmes d’un être abject.
— Je n’ai fait que mon métier, se défendit Saalyn.
— Un peu plus.
— Pas du tout, c’est ainsi que Wotan a défini ma mission il y a cent trente-huit ans. Délivrer les esclaves et les aider à émigrer en Helaria. Tu vois, j’ai même fait moins que ma mission puisque tu rentres chez toi au lieu de revenir avec moi.
— Ta mission concernait les Helariaseny capturés lors de raids.
— Elle n’émettait aucune restriction concernant les humains en tout cas. D’ailleurs, j’ai ramené plus d’étrangers que d’Helariaseny lors de mes voyages.
— Il y a cent trente-huit ans, les humains n’existaient pas.
— Objection recevable.
Les deux femmes éclatèrent de rire. Puis Aster prit la stoltzin dans les bras et la serra contre elle.
— Quand la situation sera arrangée dans mon pays, j’espère une petite visite, dit Aster.
— Quand elle sera arrangée dans le mien, je n’y manquerai pas, répondit Saalyn.
Elles s’écartèrent lorsque Deirane les rejoignit.
— Alors tu nous quittes pour de bon, dit-elle.
— Mon pays a besoin de moi.
— Je te souhaite bonne chance pour tes projets.
— Moi aussi, j’espère que tu arriveras à retrouver tes enfants.
— Nous l’aiderons, dit Saalyn.
Deirane regarda son amie, surprise.
— Je sais, Muy a dit que nous ne pouvions pas te porter assistance. Mais rien n’empêche d’ouvrir l’œil. Tout ce que nous trouverons sera centralisé à Neiso. Et maintenant que nous t’avons retrouvée, nous ne te lâcherons plus. Tout ce que nous découvrirons te sera transmis.
Deirane ne sut que dire. Avec toute la capacité d’investigation de la corporation des guerriers libres, elle n’allait pas tarder à retrouver les siens. Deux ou trois ans, quatre peut-être, et ils seraient tous réunis.
Aster laissa les deux amies ensemble. Elle monta sur son cheval. Guidant ses deux filles à sa suite, elle prit la route de son pays.
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