Chapitre 41 : Gué d’Alcyan, de nos jours. (2/3)
Un villageois se détacha du groupe pour se diriger vers l’écoutille d’accès au château arrière. Un marin l’interpella.
— Pas par là, cria-t-il, c’est interdit.
Le villageois laissa le marin le rattraper. Ce dernier le saisit par l’épaule. Brusquement, l’intrus se retourna. Il repoussa son manteau, révélant un poignard qu’il planta dans le ventre de celui qui l’avait intercepté. Le marin, s’effondra sans un cri dans une mare de sang.
Les Helariaseny réagirent en une fraction de seconde.
— Alerte ! cria l’un d’eux. On est attaqué.
Les Helariaseny dégainèrent leur arme et se mirent en garde. Ils n’étaient pas nombreux sur le pont, chacun avait trois adversaires face à lui. Et ce n’étaient pas des guerriers, mais des marins. S’ils pouvaient tenir leur place dans une taverne ou lors d’un abordage face à d’autres marins, ils ne faisaient pas le poids contre de vrais combattants. Et ceux-là en étaient. Huit d’entre eux se postèrent aux quatre écoutilles qui permettaient d’accéder au pont, les autres neutralisèrent l’équipage. Le premier qui passa se fit égorger sans avoir eu aucune chance de se défendre. Le second aussi. Cela suffit pour qu’ils comprennent. Ils n’essayèrent plus de sortir.
L’un des attaquants rejeta son manteau. Deirane comprit alors ce qui l’avait intrigué. Ce n’était pas un humain qui se tenait devant elle. Il était trop grand, trop mince. C’était un drow, le visage maquillé pour prendre le teint des humains. Ce dernier était trop lisse, trop parfait, comme des paysans continuellement exposés au soleil ne pouvaient en avoir.
Lergerin Aldower, parce que c’était lui, se tourna vers Deirane.
— Comme on se retrouve ma chère, à croire que nous ne pouvons plus nous quitter.
— J’aurai dû me douter que vous prépariez un mauvais coup.
— C’est le propre des grands stratèges d’avoir un plan de secours si le principal échoue.
— Un grand stratège. Un grand malade plutôt, s’écria Deirane. Qu’est-ce que votre cerveau dérangé a imaginé maintenant ?
— Rien de plus que de livrer un pentarque totalement inoffensif à Shaab et un bateau à leurs ingénieurs.
— Ridicule, il ne suffit pas d’en voir un pour comprendre comment il est fabriqué.
D’un geste Aldower intima le silence à l’humaine. Il resta un long moment le bras allongé, l’index tendu à la verticale.
Finalement, le drow se dirigea vers l’une des ouvertures donnant accès au cœur du navire.
— Pentarque Vespef, cria-t-il, vous allez enlever votre gemme et venir devant moi sans elle.
— Elle ne viendra pas, répliqua Deirane.
— Si la logique gouvernait ses actes, c’est ce qu’elle ferait. Seulement les pentarques ont trop longtemps commandé une petite nation. Pour eux, chaque individu comptait. Maintenant que l’Helaria est devenu grand, ils ont gardé cette mentalité. Elle viendra.
Ces explications données, il se détourna de son ancienne victime.
— Pentarque Vespef, j’ai des otages, je n’hésiterai pas à les tuer.
Toujours aucune réponse.
Aldower fit un signe. Un drow s’empara d’un marin et lui trancha la gorge, veillant à ce qu’il ne meure pas trop vite. Le stoltz porta la main à la plaie, essayant de stopper le sang qui fusait par à coup. En vain. Il s’effondra, inondant le pont d’une flaque rouge. Aldower le regarda agoniser, un léger rictus sur les lèvres. Deirane était horrifiée. Elle connaissait bien son ancien tortionnaire. Ce trait de sa personnalité, qu’il puisse tuer de sang froid et même y prendre plaisir, la révulsait.
Quand le stoltz cessa de bouger, Aldower se retourna vers l’écoutille.
— Pentarque Vespef, dois-je continuer la démonstration ?
Ne recevant aucune réponse, il fit un geste. La même scène se répéta. Un autre corps gisait bientôt sans vie sur le pont.
— Le suivant sera moins beau, cria-t-il.
Sans attendre la réponse, il sortit son poignard et se dirigea vers le prisonnier le plus proche. En comprenant ce qui allait se passer, celui-ci se débattit, essayant de s’enfuir. Le drow qui l’avait capturé le maintenait solidement. Il n’arriva pas à se dégager. Ses gémissements se transformèrent en hurlement de douleur quand la lame pénétra ses chairs.
La séance de torture ne dura que quelques vinsihons. La voix de Vespef leur parvint par une ouverture.
— C’est bon, j’arrive, dit-elle.
Aldower eut l’air assez déçu. Son sadisme n’avait pas eu suffisamment de temps pour s’assouvir.
Vespef sortit par l’écoutille la plus proche. D’où elle était, Deirane eut l’impression qu’elle n’avait pas sa gemme. Elle ne pouvait cependant juger de rien. Bien qu’aucune pierre ne fût visible sur sa poitrine, elle avait pu mettre une chaîne plus longue, la faisant disparaître entre ses seins. Aldower la regarda d’un air satisfait. Il acheva les souffrances de son prisonnier d’un coup à la gorge. Puis il essuya son arme, posément, sur les vêtements du mort et le rangea dans son fourreau.
— Il aurait pu être sauvé, dit Vespef.
Aldower la regarda sans répondre.
Le drow rejoignit la pentarque en quelques pas. Il se posta face à elle, la regardant dans les yeux. Elle soutint son regard sans ciller.
— Pentarque Vespef, dit il, je n’en espérai pas tant.
— Que voulez-vous de moi ?
— Vous vendre naturellement.
— L’Helaria ne paiera jamais, il enverra des tueurs qui vous pourchasseront le reste de votre vie.
— Ce n’est pas à l’Helaria que je compte vous vendre. Vos mains.
Vespef tendit les mains. Aldower les prit et déchira les manches. Il cherchait une gemme cachée sur elle. La seule contrainte de cette pierre était qu’elle soit en contact avec la peau du porteur. Elle pouvait se trouver n’importe où sur son corps. N’importe quel bijou pouvait faire l’affaire. Il vérifia ensuite les chevilles sans plus de succès. Vespef subissait l’examen sans sourciller, le regard dans le vague. Enfin Aldower se releva. Une rapide palpation de la taille lui révéla qu’elle ne cachait rien ici non plus. Il la regarda enfin dans les yeux. Un sourire sur les lèvres, il arracha le haut de sa robe. Vespef voulu croiser les bras pour se protéger. Il lui attrapa les poignets et les maintint écartés. Il admira sans retenue la poitrine qui s’offrait à ses regards.
Finalement, il la libéra de son étreinte et s’écarta. Vespef se cacha aussitôt derrière ses bras croisés. Elle avait l’air humiliée. Cette attitude réconforta Deirane. Elle connaissait assez les Helariaseny pour savoir que la nudité ne les gênait pas. La pentarque n’aurait dû éprouver aucune honte. C’était une attitude typiquement humaine qu’elle imitait. Dans quel but ? Renforcer le sentiment de victoire du drow ? Elle préparait quelque chose.
Les marins restés à bord n’étaient pas en nombre suffisant pour se défendre. Dans les croiseurs d’escorte, il n’y avait que des marins et des artilleurs, aucun soldat. Ceux-ci étaient à terre, à plus d’un demi monsihon de marche. Et le seul sensitif que Deirane connaissait étant mort, il n’y avait aucun moyen de les prévenir de ce qui se passait. Peut-être un villageois pourrait-il courir jusqu’à la ferme. Dans la mesure où Aldower n’avait pas bouclé le village.
Et la division yriani qui aurait dû assurer la sécurité de la pentarque pendant son séjour brillait par son absence.
— Pourquoi faites-vous ça ? s’écria Vespef, nous ne vous avons jamais rien fait.
— Vous existez, répondit le drow, race bâtarde à sang froid.
— Notre race est plus ancienne que la vôtre. Et nous, nous sommes apparus normalement. Pas dans des cuves, conçus par un cerveau mégalomane.
Vespef avait du toucher un point sensible, car il lui décocha une gifle qui la projeta par terre.
— Au moins nos créateurs nous ont-ils fait parfait. L’avenir de ce monde appartient aux humains, dit-il, c’est le cadeau que je leur fais, à eux, nos cousins, puisque les drows ne seront jamais assez nombreux pour régner. Les stoltzt sont une race du passé qui va bientôt disparaître.
— Ce monde était à nous en totalité quand vous êtes arrivés, nous vous y avons pourtant laissé une place.
— C’est là votre erreur, vous n’auriez jamais dû. Vous avez couvé les œufs de ceux qui vont vous remplacer. Comme cet oiseau qui pond ses œufs dans le nid d’un autre.
— Nous aurions pu vivre tous ensemble dans ce monde. Il y a assez de place pour tous.
— Autre erreur. Nous l’aurions fatalement rempli. Et nous aurions fini par nous combattre pour continuer à nous étendre. Autant régler le problème pendant que les stoltzt sont en minorité.
— Notre disparition ne se fera pas sans dégâts. Les humains dépendent de nous, sans nous beaucoup mourront.
— Ça sera difficile, mais c’est un mal nécessaire. À moyen terme, d’autres royaumes se lèveront pour prendre la place de l’Helaria. Shaab et les autres principautés seront bientôt prêtes.
— Dans un an tout au plus, Shaab n’existera plus.
Aldower éclata de rire.
— Comment cela se pourrait-il ? Shaab est au faîte de sa puissance. L’Helaria agonise.
— Nous ne sommes pas encore morts.
Le drow dévisagea la stoltzin un long moment.
— Ce n’est qu’une question de temps, lâcha-t-il soudain, vous n’avez plus rien. Vous essayez juste de gagner du temps pour rien. Votre armée ne reviendra pas avant demain soir. Et d’ici là nous serons loin. Même si un espion découvrait notre attaque et prévenait vos soldats, il lui faudrait presque un calsihon pour les joindre et le double pour revenir.
Deirane estimait que le drow délirait. Elle imaginait le comité d’accueil qui allait attendre le navire à l’embouchure de l’Unster. En découvrant la disparition du navire, les Helariaseny allaient à coup sûr envoyer un messager à cheval vers la Pentarchie. Il est vrai que le drow pouvait débarquer n’importe où et aller vers l’ouest. Récupérer le navire ne les tirerait pas forcement d’affaire, elle et la pentarque.
Le drow se désintéressa de Vespef, faisant un geste pour qu’on l’emmène. Il la regarda disparaître dans les tréfonds du navire, entraînée par un des drows qui était monté à bord.
— Je ne peux pas m’occuper de vous pour l’instant, dit-il à Deirane, ne croyez pourtant pas que je vous ai oubliée. Les petites rides que je vois au coin des yeux me disent que j’avais raison. Il est temps de finir mon œuvre, elle ne peut pas exister en étant imparfaite.
— Espèce de monstre, lança Deirane.
Le drow ricana.
— J’ai souvent entendu ça. C’est peut être vrai finalement.
— Et cela ne vous fait rien ?
— Et pourquoi l’avis d’êtres inférieurs m’importerait. Ce sont mes pairs qui comptent.
— Vos pairs vous méprisent. Il y a des drows en Helaria.
— Chaque peuple a ses tarés, sur ce plan nous ne sommes pas différents. La guerre contre Shaab les éliminera au passage.
— Le fait que cinq royaumes aient dû s’unir pour combattre l’Helaria, sans que leur réussite ne soit assurée ne vous perturbe pas.
— Cinq des sept grands ports de l’Helaria sont entre nos mains. Toutes les routes terrestres sont sous notre contrôle. Que vous faut-il de plus ?
— Quand les derniers ports seront entre vos mains, j’estimerai l’Helaria vaincu. Quand la totalité de la flotte helarieal sera par le fond, je les estimerai vaincus.
— Un détail.
— L’Helaria a des alliés aussi.
— Lesquels ? Nasïlia ! Orvbel ! Montrez-moi leur armée et leur flotte. Zéro. Rien. Orvbel a tellement changé de rois ces dernières années – vous êtes bien placé pour le savoir, vous qui avez un temps régné sur eux – qu’ils ne savent plus de qui ils sont les sujets. Nasïlia doit d’abord briser la couche vitreuse qui recouvre le sol avant de cultiver un champ. Leur croissance est si lente qu’ils sont dépassés avant d’avoir pris le départ. Une fois l’Helaria tombée, la seule nation stoltzt de quelque importance est si loin à l’ouest qu’ils n’auront pas d’influence ; entourés de déserts mortels comme elle l’est, elle ne pourra pas s’étendre. Que restera-t-il alors comme puissance. L’Yrian, la Nayt et quelques royaumes le long de la route de l’est, tous humains. Je l’ai dit à la pentarque, l’avenir appartient aux humains.
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