Chapitre 13 - 2
Hasard ou non, sarcasme ou non, cette réplique d’Eddy avait su amuser le jeune homme et le sortir, au moins pour un temps, de sa torpeur. Dès lors, la conversation à quatre s’allégea, notamment grâce à Ben qui leur narrât l’intense moment de gêne provoqué par un étudiant partageant son interprétation lubrique du film Moby Dick. Le reste du début de soirée demeurait tranquille pour Donatien, exempté de corvée de cuisine pour ce soir. Après un copieux repas et pas mal de vaisselles, chacun commençait à se retrancher dans sa chambre en prévision de la nuit à venir. Le jeune homme s’éclipsa en deuxième, après Ben et avant Aube puis Eddy.
Donatien ne resta pas debout bien longtemps, juste de quoi se laver un peu et se changer. Il gagna son lit juste après, sans pour autant s’endormir. Il était encore tôt, environ vingt-et-une heure trente, le jeune homme ne risquait pas de trouver du repos avant un moment. La question d’Aube revint le hanter, dès qu’il se retrouva allongé sur son lit, seul face au plafond et aux murs encore vides. Donatien n’avait toujours pas déballé la plupart de ses affaires et plus de la moitié de sa pièce était recouvert de cartons et de désordre en tout genre. Le jeune homme se rassurait en s’imaginant tout ranger d’ici quelques jours, mais il se disait déjà cela dimanche. Rendu à mardi soir, rien n’avait changé et cette chambre lui parut toujours aussi étrangère ; très loin de son chez soi qui débordait tellement d’affaires et de souvenirs que son ancienne chambre lui semblait de plus en plus étroite. Mais voilà, sa vie avait changé et il fallait tout refaire. Il n’aimait pas choisir, au point d’emporter avec lui presque tous ses biens ; l’idée étant de parvenir à reconstituer la chambre qu’il avait toujours connu afin de continuer à la peaufiner ici. Mais voir tous ces cartons à vider et ces effets dont il fallait trouver une place dans ce treize mètres carré le décourageait. Il avait pris l’habitude d’habiller son espace personnel par à-coup, sur le temps long et par opportunisme. Devoir tout défaire lui avait pincé le cœur cet été, et devoir tout reconstruire lui paraissait une tâche pénible, presque insurmontable.
Donatien estimait de toute façon avoir mieux à occuper son temps jusqu’au sommeil. Que penser de cette journée ? Fallait-il retenir son amitié avec Émilie qui prenait une belle tournure et, dans une moindre mesure, la bienveillance mystérieuse de Sophie ; ou bien ses variations d’humeurs lorsqu’il se retrouvait seul et ses difficultés chroniques à partager ses pensées profondes et ses réels sentiments ? le jeune homme repensait à la fameuse phrase de son amie, qui désormais lui paraissait un peu terrible, mais réconfortante. Il n’osait imaginer à quel point sa camarade devait se sentir incomprise, « pas comme les autres », jusqu’à préférer retenir que la jeune femme lui ressemblait sur ce point ; éventuellement, elle pourrait le comprendre. Encore faudrait-il aborder le sujet un jour. Malgré leur complicité précoce, il se voyait mal s’attaquer à un sujet aussi personnel, tant par peur de se confier que de déranger.
Peut-être commencer à parler franchement à ses trois amis de toujours plutôt ? Le jeune homme l’avait envisagé parfois, durant ses phases de profonde mélancolie. Mais s’entretenir avec lui-même sur ce sujet restait profondément pénible ; peu de chance que cela le devînt moins avec ses vieux camarades. À cela s’ajoutait une crainte d’alourdir l’ambiance du groupe, Il l’aimait avant tout pour sa légèreté. Chacun de ses trois amis savaient, à leur manière, réchauffer son cœur et tous possédaient une place de choix dans ses meilleurs souvenirs. Hors de question de gâter tout cela avec des problèmes intimes qu’il gérait tout seul de toute façon. Du moins c’était ce qu’il croyait. Cacher la poussière sous le tapis, voilà une façon plus juste de décrire son comportement vis-à-vis de ce qui n’allait pas. Cela lui permit de vivre sans troubles ni histoires, mais le fardeau du silence commençait à devenir bien lourd, malgré des épaules bien bâties.
Le jeune homme tourna son visage vers désormais l’unique source de lumière dans sa nouvelle chambre, son alarme. Vingt-trois heures déjà. Le temps défilait vite lorsque Donatien se torturait l’esprit, mais jamais il ne vécut un tel saut temporel après une séance introspection. Ce triste constat concluait parfaitement le fil de ses réflexions du soir, il se sentait commencer à perdre le contrôle de sa vie. À vrai dire, il n’avait jamais vraiment maitrisé quoique ce fût, il s’assurait simplement de ne pas se retrouver en situation délicate. Pour la première fois depuis son arrivée ici, demain risquait fortement d’être moins beau qu’aujourd’hui ; rien d’extraordinaire, mais suffisant pour dérègler l’humeur délicate du songeur. Jusqu’à présent, son existence demeurait assez morne et plate, ces variations d’états d’âme demeuraient gérables, supportables. Mais s’il se fiait aux débuts du nouveau chapitre de sa vie, ce genre de situation risquait de se répéter à l’avenir. Se retrouver seul, dans le noir, à sur-analyser les moindres détails de ses interactions et des événements du jour pour à l’arrivée se noyer dans ses angoisses, submergé face à l’absence de réponses à ses dizaines de questions qu’il se poserait régulièrement. Son début d’amitié avec Émilie valait-il un tel coût ?
Donatien finit par se raccrocher à cette tendre et consolante certitude : il aimait passer du temps avec elle. Que ce fût manger, marcher, travailler et même patienter, tout devenait doux et agréable avec cette jeune femme. C’était finalement la seule chose qui comptait non ? Le jeune homme choisit de rester optimiste pour les dernières minutes de cette longue journée. Il pensait au fond de lui qu’avec Émilie, il connaitrait une amitié profonde et sincère. Qu’elle deviendrait une personne avec qui tout partager, d’une note de restaurant à ses tourments les plus sombres. Une relation qui durerait pour la vie, voire au-delà, résistant à tous les périls de l’existence humaine. En somme, vivre une vraie amitié ; comme il se la concevait en tout cas. La belle perspective d’une telle quête permit à Donatien d’enfin s’endormir, le visage légèrement détendu et l’esprit apaisé. Pour le moment.
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