Fugue du temps
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Assise dans ce vieux fauteuil au tissu élimé et aux couleurs dépassées, je me redresse lentement. Presque avec délicatesse, je recherche une position plus confortable sur les coussins défoncés dont les ressors me rentrent dans le dos. L’arthrose me tire une grimace tandis que mes mouvements se font d’autant plus précautionneux. Une fois repositionnée, je m’immobilise à nouveau, laissant mon dos et mes membres se remettre de cet effort qui jadis était insignifiant. Mon regard se pose sur mes mains reposant sur les accoudoirs. C’est presque avec curiosité que mes yeux suivent les nombreuses rides qui les recouvrent, creusant des vallées et élevant des montagnes, traversées par des rivières de veines bleuis et sinueuses. Les articulations apparaissent bosselées, difformes, rongées par la vieillesse qui a presque immobilisée mes doigts. J’en détache mon regard et le laisse errer en direction de la fenêtre face à moi.
De l’autre côté de la lucarne, un muret sépare une cour d’enfants de la vieille maison de retraite qui me tient lieu de domicile. Ironie du sort ou pied de nez à la mort… Toujours est-il que nous autres, petits vieux, passons nos journées à les écouter, les regarder, perdus dans nos propres souvenirs, oubliant pendant quelques précieuses minutes notre condition… Des enfants jouent à chat, font de la balançoire ou sautillent à cloche-pied pour atteindre le ciel de la marelle. Ils portent de gros manteaux, leurs cheveux sont ébouriffés par le vent lorsqu’ils ne sont pas camouflés par un bonnet. Mon regard s’attarde sur les feuilles des arbres aux couleurs tirant du doré au brun en passant par toute la gamme des orangés et du rouge carmin. L’automne est là, avec sa poésie, son rythme qui ralentit, la nuit qui tombe de plus en plus tôt.
Pour ma part, j’ai depuis longtemps dépassé l’automne de ma vie. Mes yeux font la mise au point pour se focaliser sur mon reflet dans la vitre. J’ai peine à me reconnaitre. Il est étonnant comme mon esprit ne garde de moi qu’une image datant d’une époque passée, où j’avais la peau lisse, l’œil pétillant, un corps dynamique et agile. Maintenant, je me dévisage, tentant de me reconnaitre, sa chant qu’il ne peut s’agir que de moi, me demandant comment le temps peut-il avoir un tel pouvoir. J’observe ma peau flétrie, presque trop grande pour mon visage, mes rides dont chacune est la marque d’une des émotions qui a enrichit mon existence. Je contemple surtout les courtes bouclettes d’un roux terne et pâle qui recouvrent pauvrement mon crâne. Je ressens un léger pincement au cœur, sursaut de vanité, en me souvenant de ma belle chevelure d’un roux de feu aux boucles rebondies et soyeuses. Je pousse un soupir.
Les secondes s’égrènent une à une, chacune plus longue que la précédente, toute me rapprochant inexorablement de la conclusion. La fin, je l’attends presque paisiblement, espérant qu’elle mettra un terme à mes rhumatismes, à mon ennui, à ma solitude. A cette pensée, j’étends péniblement ma main vers un petit cadre photo qu’une infirmière a eu la bonté de disposer à mes côtés. Mes doigts se referment dessus tels une serre et je le dépose doucement sur mes genoux comme un trésor. Je contemple l’image pendant de longues minutes, complètement immobile, tentant d’ancrer dans mon esprit ce visage, ce sourire que je connais si bien et qui me manque tant. Voilà plusieurs années que le temps m’a ravi mon amour. Malgré mes efforts, le son de sa voix a presque disparu de ma mémoire. Dans un nouveau soupir étranglé, je reporte mon regard vers la fenêtre dans la vaine tentative de faire taire la boule de tristesse qui m’étreint la gorge. De la tristesse, oui… Mais aucun regret… Ou peut-être un seul… Celui de n’avoir pas assez vécu… vécu d’aventures.
Mes yeux se posent sur un petit lézard d’un vert vif qui se dandine étrangement sur le muret entre l’école et ma résidence. Alors que je le regarde, j’ai la certitude qu’il se tourne vers moi. Nous échangeons un regard puis je le vois se dresser sur ses pattes arrière et étendre l’une de ses pattes avant vers le haut puis l’agiter dans ma direction tel un salut. Mécaniquement, je lève la main en réponse et le salue à mon tour. Dans le même temps, mon cerveau tourne à plein régime. « Tu es en train de faire coucou à un lézard, ma pauvre vieille… Bientôt ce ne sera plus la maison de vieux mais l’asile pour toi ! » Alors même que je repose ma main sur mon genou, le lézard disparait à ma vue. Je sens une profonde torpeur me gagner et envahir tout mon corps. Cédant à cet appel, je laisse mes paupières se fermer…
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Comme aspirée dans un tunnel, je traverse les saisons, les couleurs, l’espace et le temps. Au travers d’images que je ne comprends pas, enchevêtrés dans les théorèmes régissant l’univers, je revois chaque étape de ma vie passée. Je sais que je pars vers une nouvelle existence, que mon temps ici est révolu, qu’un autre m’attend dans cet ailleurs inconnu. Comment le sais-je ? Aucune idée. M’en souviendrai-je ? Sûrement pas. Je ne peux que regarder une dernière fois le film de ma vie, me réjouissant de mes victoires, me souvenant de mes échecs, contemplant mes amours, mes désillusions et toutes les merveilles qui m’ont accompagnée et élevée. Prête à l’oublier… pas tout à fait. Les connaissances, théories et concepts accumulées au cours de cette existence restent dans ma mémoire, tandis que les souvenirs, les gens, les évènements, les normes, spécifiques à cette vie se mêlent et se démêlent pour finalement se dissoudre dans un feu d’artifice de sons, lumières et formes mouvantes. J’ai ensuite la sensation d’être aplatie comme une feuille de papier, sans douleur, sans contrainte, comme si ce qui me compose trouvait cet aspect plus confortable. Puis c’est comme si je me glissais sous une porte, comme un pas de côté, comme un plongeon dans un bain glacé… l’univers semble le même tout en étant complètement différent. Passé l’instant perdu dans la trame du temps de mon étonnement, plus rien ne me surprend, j’ai oublié comment était l’espace et le temps passé, j’ai oublié d’où je venais si je ne l’ai jamais su. Je suis d’ici, j’ai tout oublié et rien en même temps. Il est temps de débuter ma nouvelle existence, de rejoindre le monde, le nouveau, le mien à présent.
Doucement, je m’approche, allant de planète en planète, contemplant les différentes formes de vie… Je ne m’attarde pas trop longtemps, je me sens comme appelée… Comme attirée par une force inconnue, puissante et implacable. Je finis par la trouver sans même savoir que je la cherchais… cette petite planète verte et bleue. Je me penche au-dessus du monde, je survole les montagnes et m’immerge dans les océans. Je goute du regard les fruits, je complimente par la pensée les créatures qui l’habitent, je découvre tout et chaque chose avec curiosité. Mon attention est finalement attirée par une petite région entourée de mer à l’Est, à l’Ouest et au Sud et isolée au Nord du reste du monde par des montagnes aux pics acérés et un désert aux sables brûlants. Cet espace me semble douillet et accueillant. En m’y plongeant d’autant plus, je découvre ses habitants, et je tombe rapidement amoureuse d’un couple de tailleurs de pierre, doux et attentionné. Ils souhaitent un enfant et il est temps pour moi de revenir au monde matériel. D’un twist, je me catapulte dans leur vie. Dans ce looping, j’oublie toute mon expérience immatérielle, je redeviens une cellule puis deux puis quatre et ce jusqu’à redevenir un petit de l’homme.
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« Le mal fait son chemin, des ombres tourmentées,
La nature désarmée, seule ne peut rien,
De ton aide nous aurons besoin,
Des orbes dispersés aux quatre coins,
Sur la piste innocemment, de l’abîme, mon appel recevra,
Grandis, prépare-toi, nous t’attendrons d’ici là. »
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Je suis née un beau jour d’été, sous un soleil doux et une brise affirmée. Sous la même apparence que lors de ma précédente existence, je retrouve ma peau diaphane, mes taches de rousseur et mes cheveux bouclés d’un roux flamboyant. Mes parents, Anne et Olivier, sont des gens simples, patients et dotés d’un amour profond pour la pierre. Tous deux sont tailleurs, ils font des sculptures représentant les créatures de la région, des blocs de pierre pour construire les maisons. Nous vivons au Nord tout à l’Est de la région, le long d’une immense faille terrestre. Mon village s’appelle Flendic. Les maisons sont des troglodytes, construites dans les flancs de la faille et remontant le long de la vertigineuse paroi rocheuse. De nombreuses grottes s’y trouvent aussi, elles abritent nos réserves alimentaires mais aussi nos jeux d’enfants. Dans mon monde, les humains vivent en harmonie avec des créatures habitées de magie. Nous les nommons des Pokémons et il en existe plus de huit cent espèces différentes.
Je mène une enfance paisible et entourée d’amour. J’ai un côté lunaire et plus d’une fois j’ai bien failli tomber par-dessus les balustrades qui sécurisent le village. Heureusement, il y a toujours eu une main secourable ou un Pokémon pour me retenir dans ma chute.
A cinq ans, l’institutrice me demande ce que je veux être plus tard. Alors que tous mes camarades annoncent fièrement vouloir être Maître Pokémon, je déclare : « je serai tailleuse de Pierre comme papa et maman ! » Mes camarades explosent de rire, l’institutrice me regarde d’un air compréhensif. Les années passent et je ne change pas d’avis. A l’école, après avoir appris les bases des mathématiques, de la grammaire, de l’orthographe ou de la géographie, notre enseignement se complète par une section spécialisée sur les Pokémons et la préparation au traditionnel voyage initiatique. Curieuse de nature, je m’emplis de ces connaissances mais je les contemple en me disant qu’elles ne me serviront sûrement jamais. Je reste ainsi toujours un peu en marge des autres enfants passionnés, imaginant des combats, collectionnant des cartes représentant leurs Pokémons préférés. Contrairement à eux, j’aime remonter au sommet de la falaise et aller explorer la forêt qui recouvre le plateau. Ce n’est pas très bien vu au village, la forêt étant réputée dangereuse depuis plus d’une vingtaine d’années. Les Pokémons y seraient devenus sauvages, très territoriaux et n’hésiteraient pas à attaquer les humains. On dit aussi que ceux qui se sont aventurés trop profondément dans la forêt n’ont jamais réussi à en ressortir.
A l’âge de dix ans, je m’aventure un peu plus loin entre les arbres. Les troncs se font plus épais, le feuillage cache le soleil et me plonge dans la pénombre. Je continue de m’avancer, je découvre des variétés de fougères que je n’avais encore jamais vu et je suis un petit Emolga, un Pokémon écureuil volant de type électrique, bondissant et planant d’arbres en arbres. Soudain, face à moi, un immense Ursaring se dresse sur ses pattes arrière. Je m’immobilise, prise de stupeur. Le Pokémon ours gronde, ses yeux sont d’un noir profond, vides de toutes expressions. En croisant son regard, un long frisson parcourt mon échigne, quelques choses ne va pas… Ce n’est pas normal. L’Ursaring rugit et arme ses griffes qui se mettent à briller. Il va attaquer ! Je suis incapable de bouger, tétanisée. Alors que je vois la patte du monstre s’abattre sur moi, j’entends presque avant de voir un impact puissant dans le flanc de l’Ursaring. Il recule de quelques pas, et entre dans une rage sans nom. L’Ursaring s’agite, lance des coups de griffes autour de lui, en furie. Mes sauveurs sont un troupeau de Cerfrousses, ils repoussent le Pokémon ours de leurs attaques Charge. Je sens une pression sur ma jambe et découvre un petit Arcko qui me repousse vers l’arrière. Il me regarde d’un air implorant. Son regard et son insistance me sorte de ma torpeur, je recule. Arcko, le Pokémon lézard, continue de m’exhorter à le suivre. Je me mets à courir, je le suis à travers les arbres, la panique irradiant toujours dans mon corps. Je me heurte aux troncs, me griffe aux branchages, trébuche… Mais je me relève aussi vite que je peux et reprends ma course. Au bout de longues minutes, nous émergeons hors de la forêt, Flendic est en vue. Arcko s’arrête, je fais de même. Nous échangeons un regard, avant que je ne puisse dire le moindre mot, il s’enfuit à nouveau dans la forêt. Je reste quelques instants où je suis, les yeux fixés à l’endroit où j’ai vu disparaître Arcko. Une fois que j’ai repris mon souffle, je rentre à Flendic. Lorsque j’arrive à la maison, ma mère voyant mon état me bombarde de questions, auxquelles je ne sais que répondre. Elle soigne mes plaies et vérifie que je n’ai rien de casser puis me dit de filer à la douche. Lorsque mon père rentre du travail, il prend un air soucieux quand ma mère lui raconte mon escapade. Tous deux m’interdisent de retourner dans la forêt. Cette interdiction fonctionne un temps, mais bien vite, j’ai envie de revoir le petit Arcko et je retourne en cachette aux abords de la forêt, n’osant plus m’y aventurer trop profondément.
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