La forêt des lutins - 1
La compagnie était à nouveau sur la route. Mais cette fois, elle était renforcée par la présence de l'inquisiteur et de six hommes d'armes. Deux à l'avant, deux à l'arrière et deux au milieu. Ils encadraient étroitement Antonius.
La route traversait une forêt plus dense qu'à l'ordinaire. A un certain point, elle se rétrécissait pour ne devenir qu'un sentier et c'est à cet endroit précis que des lances croisées, des lambeaux de tissus de couleurs vives et des ossements de goblinoïdes avaient été disposés de part et d'autres du sentier.
L'inquisiteur fit signe à tous de s'arrêter.
— La Tour Noire, la demeure de Nécros est au bout de cette route, dit-il. Ou plus exactement de l'autre côté de la forêt. Cette région est gardée par les elfes sylvains et ils n'aiment pas beaucoup les étrangers, encore moins quand ils sont nombreux et en armes, aussi la troupe n'ira pas plus loin. Du reste, je ne pense pas que notre assassin se risquera à faire quoi que ce soit sur leur territoire.
— Et au-delà de leur territoire ? Demanda Antonius.
— Au delà, c'est le nouveau domaine de Nécros. On pourrait voir la tour d'ici en grimpant à un arbre, ce que je ne vous conseille pas de faire. Les sylvains ne sont pas ici par hasard, eux aussi détestent les nécromanciens, ils surveillent ses moindres faits et gestes, et malheur à lui s'il se permet de franchir certaines limites.
— Tiens tiens, fit Eadrom, les sylvains détestent les nécromanciens ? Serait-il possible que...
Il ne formula pas la fin de sa question, mais l'inquisiteur comprit immédiatement ce qu'il avait en tête.
— Non ce n'est pas possible, répondit-il. Les sylvains seraient bien capables d'envoyer un des leurs en mission pour tuer leurs ennemis, comme ils le faisaient assez souvent à l'époque des guerres civiles de l'après-Gauvain. Mais engager un assassin, ça ne leur viendrait jamais à l'idée. Tuer pour de l'argent ou payer quelqu'un pour le faire est un concept qu'ils rejettent absolument. C'est d'ailleurs une de leurs rares qualités... à part ça, je vous conseille de rester sur vos gardes, ils n'aiment pas beaucoup les humains.
— Ils arrivèrent dans les terres – des elfes sanguinaires… non ça ne va pas, "terres" et "sanguinaire", ça ne donne pas une rime riche.
— Dites moi, reprit l'inquisiteur à l'attention d'Eadrom. Votre ami gnome est toujours comme ça ?
— Toujours messire l'inquisiteur ! répondit le chevalier. Grâce à lui, nos exploits seront connus des générations futures, mais il y a une contrepartie : plutôt que de nous soigner en cas de blessure grave, il chantera notre agonie, ce qui ne sera pas très agréable malgré tout le prestige qu'on peut retirer à être le héros d'une chanson de geste.
— Et bien quoi qu'il en soit, entre Nécros qui a été banni pour ses pratiques maléfiques, un assassin qui en veut à vos vies et les elfes sylvains qui ne seront certainement pas amicaux quand ils sauront qui vous escortez, cette chanson méritera d'être racontée si votre ami la termine un jour. Adieu messire Iontach, j'espère que vous ferez un détour pour me raconter la conclusion de votre voyage quand vous retournerez à Brocéliande.
Sur ces mots, l'inquisiteur fit signe à ses hommes d'armes de le suivre et tourna le dos au groupe. Sa petite troupe s'éloigna au petit trot, sous le regard inquiet d'Antonius qui ne s'était jamais senti en sécurité durant ce voyage, sauf en leur présence... Pendant une minute qui parut interminable, personne n'osa prendre l'initiative de reprendre la route ou de prononcer un mot.
— Mes amis, se décida enfin Eadrom. Cette forêt est la dernière étape qui nous sépare enfin du terme de notre voyage. Si nous sommes arrivés jusqu'ici presque sans encombres, je ne pense pas que nous échouerons si près du but, alors ne faisons pas attendre Nécros.
En même temps, il ne pouvait s'empêcher de penser que l'assassin avait commis une erreur en perdant du temps à répondre à Antonius lorsqu'il était emprisonné au lieu de le tuer tout de suite, et qu'il ne la répéterait certainement pas.
Au détour du chemin forestier, la compagnie arriva près d'une rivière flanquée d'un pont de bois. C'est là qu'ils firent leur première rencontre de la journée.
De l'autre côté du pont, trois elfes sylvains armés d'arcs les attendaient, visiblement prêts au combat. Sur le pont lui-même, une quinzaine de petites créatures armées de lances formaient une phalange. Aucune d'elle ne dépassait trois pieds, mais elles semblaient animées d'une féroce détermination. Lutins, pixies ou leprechauns, Eadrom n'aurait su le dire, mais il savait qu'un passage en force n'était pas envisageable. Ce serait un jeu d'enfant pour les archers de les transformer en hérissons en tirant au dessus des lutins.
Eadrom fit signe à ses compagnons de s'arrêter, mit pied à terre et avança jusqu'à deux mètres de la pointe des lances des lutins, puis il leva la main en signe de paix.
— Messires les elfes,messires les lutins, mes compagnons et moi-même n'avons aucune mauvaise intention à votre égard, nous sollicitons simplement le droit de passage.
— Et bien vous pouvez passer Messire, répondit un des lutins. Nous sommes nous mêmes très pacifiques et nous n'avons nous non plus la moindre mauvaise intention à votre égard…
Il confia sa lance à son voisin et sortit des rangs pour s'approcher de la compagnie, dont il dévisagea les membres les uns après les autres.
— Mais lui ne passera pas ! ajouta-t-il en désignant Antonius. Il n'a qu'à faire le tour et vous le rejoindrez de l'autre côté. C'est un nécromancien, et il n'est pas le bienvenu.
— AH IL N'EST PAS LE BIENVENU ! rugit Fradj. Mais ça tombe très bien puisqu'il ne fait que passer ! Imaginez donc ce qui se passera si vous lui bloquez le passage, il tournera indéfiniment autour de votre forêt pour essayer de la traverser, et vous ne serez jamais tranquilles !
— Tant pis si pour cela, il est assez débile ! répondit le lutin. Nous ne céderons pas au nécromancien !
— mais il est loin d'être ancien, répliqua Fradj. Il est jeune et innocent.
Eadrom n'avait pas eu le temps de réagir, le gnome et le lutin se livraient à une joute oratoire dont les règles lui étaient totalement étrangères.
— Il a les mains pleine de sang, tant pis pour lui s'il en crève !
— Il a une âme pleines de rêve, il mérite bien une seconde chance...
Peu a peu, Eadrom prit conscience que ce dialogue était en fait un duel de rimes ou chaque intervenant posait deux strophes : la première devait rimer avec la dernière de son adversaire et la suivante constituait un "défi" auquel l'adversaire devait répondre.
— après ce que nous avons subits comme souffrances ? après le mal qu'il a fait aux autres ?
Fradj hésita quelques secondes...
— Alors du crime, vous seriez les apôtres, car d'un assassin, vous seriez les complices !
Le gnome et le lutin s'interrompirent et se tournèrent stupéfaits vers le chevalier, car c'est lui qui venait de les interrompre.
— D'accord ! fit le lutin en se raclant la gorge. Je vous accorde une chance ! une seule... Et cette chance, la voici : si l'un d'entre vous triomphe de notre champion sans armes, sans armure et sans magie, vous serez autorisé à poursuivre votre voyage.
— Voilà qui me semble très correct, s'exclama Fradj.
— Une sorte de jugement de Dieu, fit Eadrom. Oui, c'est une proposition correcte. Je vais retirer mon armure.
— Il vaut mieux que ce soit moi qui combatte, intervint Noah. Le combat à mains nues, c'est ma spécialité. Et puis, si l'assassin est dans les environs et tente de profiter du duel pour faire un mauvais coup, il vaut mieux que vous restiez en armure, prêt à toute éventualité.
L'assassin ! Eadrom l'avait presque oublié mais il était indiscutable qu'il devait les avoir précédé. Qui d'autre aurait pu prévenir les lutins de leur arrivée ? il les attendait sans doute plus loin, en train de les observer ou de dresser de nouveaux pièges sur leur passage.
Le cours de ses pensés fut brutalement interrompu par un cri lancé par le chef des lutins :
— CORBEAU !
Aussitôt, les elfes levèrent leurs arcs et se mirent à tirer dans la direction indiquée.
Le pont était effectivement survolé par un corbeau qui tournait autour du groupe d'hommes et de lutins comme un charognard autour d'une proie, mais aucune flèche ne l'atteignit alors qu'il s'éloignait prudemment.
— Vous n'aimez pas les corbeaux ? demanda Eadrom.
En même temps, il s'étonnait que les elfes, réputés pour leurs talents d'archers, aient pu manquer une cible qui semblait si facile.
De son côté, le chef des lutins se contenta de marmonner quelques formules incompréhensibles dans sa barbe en guise de réponse.
— Je relève le défi ! fit Noah. Je combattrai votre champion à mains nues.
— Voilà qui est parlé ! répondit le chef des lutins, ravi de cette diversion. Sans compter que vous m'avez l'air d'un solide gaillard, rien que pour ce spectacle, je suis content que vous soyez venu.
— Il faut que je parle à Noah en privé, demanda Eadrom. si vous n'y voyez pas d'objections...
— A votre aise, répondit le chef des lutins sur un ton presque jovial. Nous allons préparer notre champion.
Eadrom entraina Noah à l'arrière et parla à voix basse, de manière à ce que seuls les membres de sa compagnie puissent entendre.
— Je sais que tu es quelqu'un de courageux Noah, mais as-tu bien regardé ces elfes sylvains ? Ils sont bien plus costauds que leur frêle silhouette ne le laisse deviner.
— ... et aussi beaucoup plus agiles, j'ai vu ! répliqua Noah. Et c'est précisément pour ça que c'est à moi de livrer ce combat. Je suis expert en combat à mains nues, ce qui n'est pas ton cas malgré ton impressionnante constitution. Ne t'en fais donc pas pour moi.
— Beaucoup plus agiles en effet. J'ai d'ailleurs du mal à comprendre qu'ils aient pu manquer ce corbeau.
— C'est que ce corbeau n'a rien de naturel, intervint Antonius. C'est un familier de mon maître Nécros. Il l'a sans aucun doute pourvu de protections magiques.
— Je présume que je ne te ferai pas changer d'avis. Et bien soit, vas-y et fais pour le mieux.
De l'autre côté du pont, les lutins et les elfes étaient en train de se concerter, jetant de temps en temps des regards vers le groupe d'Eadrom. Noah leur fit signe qu'il était prêt et s'avança vers eux.
Lutins et elfes s'écartèrent pour laisser la place à leur champion.
Ce champion n'était vêtu que d'un simple pagne, ses bras étaient aussi épais que ses cuisses et il avait un petit ventre rebondi qui lui donnait l'allure d'un nain ayant festoyé plus que de raisons, mais bien qu'il en ait les proportions, ce n'était pas un nain, on le voyait directement à son absence de barbe. Mais aussi à sa taille.
Le champion des lutins était haut de trois mètres.
Précédée par le chef des lutins; la créature traversa le pont. Noah marcha à sa rencontre et s'arrêta à cinq mètres.
— Je suis prêt ! dit-il d'une voix qui avait plus d'assurance que lui.
Dans le même temps, il garda un oeil sur Eadrom qui l'observait en hochant la tête. Noah s'était attendu à bien plus d'objections de sa part et il se demandait si le chevalier faisait réellement confiance en ses talents ou si son attitude n'était que sa manière d'exprimer son fatalisme.
De son côté, le champion attendait... il ne bougerait pas tant que le chef des lutins resterait entre les deux combattants, et Noah comprit que ce dernier ne partirait pas avant d'avoir fait un dernier speech... les lutins avaient la réputation d'être aussi loquaces que les moines étaient silencieux.
_ Je rappelle une dernière fois les règles : aucune arme n'est autorisée, ce qui inclut les pierres ou les bâtons que vous pourriez ramasser ou les morceaux de vêtements avec lesquels vous pourriez étrangler votre adversaire, la magie est également interdite dans toutes ses variantes, y compris les "pouvoirs innés" et les invocations. Il est également interdit aux témoins d'incanter des sortilèges, d'invoquer leurs dieux ou de scander des chants d'encouragements. Les "frappes magiques" que les moines maîtrisent sont également proscrites.
Noah ne put s'empêcher de sourire à l'évocation de ces fameuses "frappes magiques", car seuls les maîtres de son ordre étaient capables de les utiliser.
— ... il est également interdit de jeter de la terre dans les yeux de votre adversaire, poursuivit le lutin, et de frapper entre l'articulation du genou et la ceinture.
Ce dernier détail était plus gênant, car le genou était un point sensible que le moine aurait bien volontiers exploité, et il aurait bien du mal à donner un coup de pied au dessus de la ceinture.
— et enfin, poursuivit encore le lutin, si un des deux adversaires est à terre, le combat sera interrompu jusqu'à ce qu'il se relève s'il en est capable ou qu'il abandonne. Tu as compris ? S'il tombe à terre, tu arrêtes de frapper et tu attends.
— Pas compris ! fit le géant à qui cette dernière remarque s'adressait. Je frappe ou je frappe pas ?
— Tu frappes bien sûr ! mais tu t'arrêtes quand il tombe. Tu comprends ?
_ Non.
_ Bon... Tu frappes jusqu'à ce que je dise stop. Tu comprends ?
_ Oui, répondit le géant. Je frappe...
Et il gratifia son adversaire d'un large sourire avant de se mettre en garde.
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