La Tour Noire
— Et d'un coup de pied formidable, il assoma l'ogre abominable...
— Messire Fradj, il me semble que la qualité de vos vers est en train de décliner... ainsi pourquoi ce pauvre ogre doit-il absolument être "abominable" ? Cette créature est finalement plus à plaindre qu'à blâmer.
— Parce que, monsieur le chevalier, je ne connais pas beaucoup de rimes avec "ogre" et que si je le définis comme pitoyable, tout le côté épique de la chanson passe à la trappe. Dans le pire des cas, je pourrais le faire pour une chanson comique... Oh mais j'y pense, m'avez-vous déjà entendu chanter "La Geste des aventuriers de Nah-le-bec" ?
— Il n'y a pas que les vers de Fradj qui déclinent... regardez le ciel. La nuit va bientôt tomber et nous atteignons à peine les limites de la forêt des elfes.
— En effet ! répondit Eadrom en tirant son épée. Et on voit la Tour Noire d'ici, sans même devoir grimper à un arbre. Nous devrions y être en moins d'une heure.
— Ne vous laissez pas abuser par ce que vous voyez, intervint Antonius. Elle est beaucoup plus éloignée qu'elle n'en a l'air, mais elle est très haute. Sur un terrain plat, on se laisse facilement abuser. Nous n'y arriverons pas avant la tombée de la nuit... et encore, si on n'est pas retardé en route.
— Nous serons forcément retardés... notre assassin est quelque part dans cette plaine où même une souris ne trouverait pas de cachette, il ne bénéficiera pas de l'effet de surprise, mais c'est sa dernière chance.
— Il trouvera à qui parler, ajouta Noah.
Sa victoire contre l'ogre l'avait visiblement mis en confiance.
— Du calme, Prince Talos, du calme, dit soudain Milo. Nous sommes presque arrivés.
— Prince Talos ?
— Oui Messire Eadrom, votre cheval se nomme "Fonceur" et mon chien se nomme "Prince Talos", mais il semble un peu nerveux depuis que nous avons quitté la forêt des elfes.
— Talos ? reprit Noah. Ce nom ne m'est pas inconnu. Ne fait-il pas partie des mythes anciens ?
— Ah, un érudit, répondit Milo. Talos est un fabuleux golem de bronze créé par les dieux de l'ancien monde pour protéger leurs trésors. Je l'ai nommé ainsi en hommage à son pelage bronze doré.
Fradj, qui n'avait pu déclamer le moindre ver pendant le duel entre Noah et l'ogre retrouva subitement l'inspiration.
« Mais quel nom ! Que l'on me pince,
la couleur est jolie, certes.
Mais si elle doit nommer ton prince,
je l'appellerais plutôt Sire M… »
— Ho ! Assez ! fit Eadrom.
— Mais j'ai à peine commencé, monsieur le chevalier.
— Je parle à mon cheval… Du calme Fonceur… Tu ne vas pas me faire croire que tu es jaloux de ce chien parce qu'ils s'appelle Prince ? Tu ne veux tout de même pas que je t'appelle Majesté ?
— Je crois plutôt qu'il est énervé par l'odeur des zombies… Quand Nécros avait encore une tour à Brocéliande, il en faisait garder les souterrains par des zombies. Les animaux les repèrent bien avant les humains. Les chiens les sentent généralement les premiers, les chevaux ensuite… et les humains en dernier, bien sûr.
— Des ZOMBIES ! rugit Eadrom. Merci de nous en informer maintenant messire Antonius, c'est vraiment rassurant.
— Si le corbeau que nous avons entrevu chez les elfes est un familier de Nécros, poursuivit Antonius, il est certainement au courant de notre présence et un comité d'accueil devrait venir à notre rencontre. Mais nous n'avons rien à craindre, ils sont là pour nous protéger.
— Parle à mon chien, fit Milo, ma tête est malade.
De fait, c'est surtout le "Prince Talos" qui semblait nerveux, et le halfelin avait de plus en plus de mal à le contrôler.
— Si ça peut vous aider, reprit Antonius, je connais un sortilège qui masque l'odeur des morts-vivants. On l'utilise pour calmer les animaux. L'aura antiodeur nous accompagnera pendant la dernière étape de notre voyage et ensuite, je pourrai le renouveler pour votre retour.
— Voilà une excellente idée, répondit Eadrom. Sapristi ! Si on m'avait dit qu'un jour je demanderais à un nécromancien de lancer un sortilège, je ne l'aurais pas cru.
— Regroupez-vous autour de moi, ce sort à une portée limitée à six mètres de rayons… Vous êtes prets ?
« Lôngburaynch Norder - ihr - Alug GorqiNorder »
Antonius s'était exprimé en utilisant la voix gutturale que les nécromanciens affectionnent lorsqu'ils lancent un sort en public. Pendant quelques instants, Eadrom eut conscience de la puissance qui se dégageait de ce personnage dont la force de caractère était en temps normal aussi frêle que sa constitution.
— Et voilà, fit Antonius très fier de lui. C'est fait !
— Vous êtes sûr que ça marche ? demanda Fradj. Je ne vois rien de changé.
— Pourquoi tu dis ça en me regardant ? fit Milo.
— Et bien... parce que le Prince Molosse de Baveplat empeste toujours autant qu'avant... mais que son altesse n'en soit pas offusquée, c'est normal pour un chien.
— Seule l'odeur des morts vivants sera bloquée par ce sortilège, fit Antonius. Vous verrez bien quand nous en rencontrerons.
— Pour ma part, je n'ai aucun doute sur son efficacité, ajouta Eadrom. Fonceur est calmé, et "Prince Molosse" également. Il me semble que nous pouvons poursuivre notre route... Au fait Antonius, que se passerait-il si un cavalier devait rester plus longtemps dans cet environnement sans la protection d'un sortilège comme le vôtre ?
—Oh, il perdrait rapidement le contrôle de sa monture et serait obliger de partir répondit Antonius. De partir, ou d'abandonner son cheval pour continuer à pieds. Pourquoi cette question ?
— Mais parce qu'à l'heure qu'il est, notre assassin est un piéton. Car il n'est pas du genre à abandonner. S'il tente une dernière attaque, à supposer qu'il n'ait pas été tué par les zombies, il ne pourra plus s'enfuir.
La compagnie reprit la route, chacun prenant bien garde à rester près d'Antonius.
Après une demi-heure de route, le soleil était sur le point de se coucher, c'est alors qu'ils aperçurent une silhouette humaine déguenillée se dirigeant vers eux en claudiquant.
— Voilà vos zombies, Messire Antonius, fit Eadrom. En voilà un en tout cas, votre maître ne vous a sans doute pas jugé assez précieux pour envoyer l'escouade que vous escomptiez.
— Peut-être est-ce un Juju, répondit Antonius.
— Pardon ?
— Oh, excusez-moi reprit le mage. Un zombie Juju est une forme particulière de zombie, il est renforcé magiquement pour être plus fort et plus résistant que les autres... nettement plus fort !
— Et bien heureusement que c'est un copain, fit Fradj, parce que j'avoue que je suis fatigué des aventures et des périls de ce voyage... même si c'était surtout périlleux pour vous. »
Tout en parlant, il accorda sa mandoline et tous comprirent qu'ils n'échapperaient pas à un nouveau couplet.
« Et au terme de leurs aventures,
c'est dans une plaine désolée
qu'ils rencontrèrent la pourriture
d'un zombie déguenillé »
La créature correspondait assez bien à la description du barde, les vêtements du zombies étaient en partie déchirés, dévoilant des blessures purulentes qui auraient fait fuir les plus affamées des mouches.
« Mais pas un d'eux n'parlait zombie
pour saluer, pour dire avé,
pour dire qu'on est venu en ami
et qu'il empeste le rat crevé »
et c'était également vrai. Alors que le zombie s'approchait du mage, son odeur était tout simplement insoutenable.
C'est alors qu'Eadrom comprit.
Bousculant Fradj, il se précipita vers "le zombie" pour lui porter un coup d'épée propre à décapiter n'importe quel adversaire. Mais une lame recourbée dévia le coup et la créature ne subit qu'une légère entaille à la jambe. Le zombie se précipita vers Antonius et pointa son arme vers son coeur, mais le mage réussit à esquiver ce coup mal ajusté. Noah et Milo, qui avaient compris eux aussi, mais avec quelques secondes de retard, se joignirent au combat. L'assassin était de retour.
Privé de cheval et blessé à la jambe, l'assassin n'avait pas l'ombre d'une chance de remporter ce combat.
— Vivant ! hurla Eadrom. Il faut le prendre vivant !
Cet ordre était tout sauf simple, car même blessé, il restait plus redoutable que jamais. Emporter avec lui un ou plusieurs adversaires dans la mort était tout à fait possible.
En comprenant que ses adversaires voulaient le capturer, l'assassin retourna son sabre contre lui.
Noah ne lui laissa pas le temps de s'en servir, il se jeta sur lui et tout deux roulèrent sur le sol... Eadrom les rejoignit et aida son compagnon à immobiliser l'assassin.
Antonius et Fradj rejoignirent les combattants.
— Est-il vivant ? glapit Antonius.
— Oh oui, répondit Eadrom. Et nous le ramènerons à Brocéliande dès que nous vous aurons déposé chez votre maître. Il devra répondre de la mort d'Hector, de tentative de meurtre sur vous et sans doute de quelques autres crimes dont nous n'avons pas connaissance.
— Je vous félicite, monsieur le Chevalier, fit l'assassin dans un soupir. Mais comment avez-vous...
— Oh, vous avez été trahi par la perfection de votre déguisement, répondit Eadrom. Antonius a utilisé un sortilège pour masquer l'odeur des zombies, mais votre odeur n'a pas été masquée, preuve indiscutable que vous étiez un humain.
— C'est trop bête! fit l'assassin. Quand je pense au mal que je me suis donné pour reproduire cette odeur.
— Comment avez-vous fait ? demanda Antonius.
— J'étais dans la plaine, à chercher désespérément un endroit où me cacher pour vous tendre une embuscade lorsque mon cheval s'est énervé. J'ai essayé de le calmer mais il m'a désarçonné et s'est enfui dans la nature. Là dessus, une demi-douzaine de zombies me tombent dessus. Je les ai réduits en charpie puis je me suis dit qu'ils étaient certainement là pour vous escorter et c'est alors que j'ai eu cette idée... il m'a fallu les éventrer pour récupérer les entrailles et m'en recouvrir pour produire cette odeur.
Entretemps, un corbeau s'était posé à une quinzaine de mètres du groupe. A moins qu'il ne soit mystérieusement apparu car lorsque les membres de la Compagnie l'aperçurent, il était immobile à les surveiller.
— Le corbeau de Nécros, fit Eadrom. À moins que ce soit simplement un charognard attiré par l'odeur de la mort.
— Ça m'étonnerait beaucoup, fit Antonius. Aucun animal, même le dernier des charognards, ne serait attiré par l'odeur d'un zombie. Mais si vous vous êtes recouvert d'entrailles de zombies, vous allez mourir monsieur l'assassin, et bien avant que Messire Eadrom n'ait le temps de vous ramener à Brocéliande, car votre blessure va s'infecter rapidement et aucun médecin n'y pourra rien.
— C'est sans importance monsieur le magicien, répondit l'assassin. Car vous allez mourir vous aussi. Je vous ai à peine effleuré avec ma lame avant que le chevalier ne vienne vous secourir, mais c'est bien suffisant pour que le poison vous affecte... Et si cela peut vous consoler, je présume que votre mort sera moins douloureuse que la mienne. Sauf si Messire Eadrom a la bonté de m'achever.
— Du poison ? murmura Antonius...
Et il examina la fine estafilade que l'assassin avait eu le temps de lui faire au bras. La blessure n'était ni profonde ni douloureuse, le mage l'avait à peine sentie.
— Alors je vais mourir ?
Antonius ne se débattait pas, ne pleurait pas de désespoir comme on aurait pu s'y attendre, il était tout simplement abasourdi.
— Non tu ne vas pas mourir! fit Eadrom. Parce qu'un assassin qui se respecte a toujours l'antidote de ses propres poisons, ne serait-ce que pour éviter les accidents.
— Peut-être, murmura l'assassin. Je crois bien que j'ai avec moi les ingrédients nécessaires à le préparer... Mais vous ne croyez tout de même pas que je vais le faire. Avec tout le mal que je me suis donné pour tuer ce pauvre magicien, je n'ai aucune raison de le ramener à la vie.
— Mais si, vous en avez une, répondit Eadrom. L'infection qui gangrènera bientôt vos blessures est provoquée par le sang de zombie. Un nécromancien, et de surcroit un nécromancien du rang de Nécros est parfaitement capable de soigner ce genre de blessures.
— Il a raison, Il a raison ! fit Antonius. Aucun médecin ne le peut, mais mon maître Nécros peut vous soigner si vous me donnez l'antidote... vous aurez échoué votre mission, mais au moins vous serez vivant.
L'assassin ne répondit pas, il regardait dans le lointain, comme s'il n'était pas concerné.
Instinctivement, Eadrom regarda dans la même direction et aperçut le corbeau, qui observait toujours le groupe, sans bouger.
— Ce corbeau appartient à Nécros, il n'y a pas le moindre doute à avoir. Si nous lui demandons maintenant, Nécros pourrait être là dans moins d'une heure et vous serez sauvés tous les deux. Ne me dites pas que cela ne vous intéresse pas, personne n'a envie de mourir.
Et sans attendre de réponse, il s'approcha du corbeau.
— Messire le corbeau, il ne vous reste plus qu'à prévenir votre maître... à moins qu'il n'ait le pouvoir de voir et d'entendre par vos yeux et vos oreilles. Si vous m'entendez, Maître Necros, venez rapidement parce qu'un de vos apprentis a besoin de vous, et cet assassin vous livrera certainement ses secrets en échange de sa vie.
Le corbeau se mit à grandir, à grandir et à grandir encore, et au fur et à mesure qu'il grandissait, son apparence se transforma.
Il ne fallut pas plus d'une minute pour que ce très ordinaire volatile laisse place à un vieil homme en robe noire.
— Un de mes apprentis, vraiment ? fit l'homme en noir. Le moins qu'on puisse dire, c'est que vous ne me ramenez pas le meilleur... enfin, vu les circonstances, je présume que je devrai m'en contenter.
Necros, car c'était lui, s'approcha de l'assassin.
— Oh, vilaine blessure... L'offre que ce chevalier vous a fait est généreuse, mais je la confirme. Sauvez mon apprenti et je sauverai votre misérable existence.
— Je ne peux pas, fit l'assassin.
— Vous savez, reprit Necros, l'après vie n'a rien à voir avec ce délicieux jardin des plaisirs dont vos maîtres vous ont sans doute parlé. Cela dépend en fait de beaucoup de choses… et en particulier de ce qu'il advient de vous après la mort. Pour un zombie par exemple, l'après vie est une sorte d'esclavage dont ils ne sont libérés qu'après avoir été réduit en poussière ou taillé en pièces. Comme vous l'avez fait si généreusement avec ceux que j'ai envoyé, mais pour des zombies plus résistants, c'est bien pire, car contrairement à une idée répandue parmi les gens du peuple, les morts-vivants ressentent ce qu'on leur fait.
— Je ne peux pas accepter votre offre, et vous ne pouvez pas me transformer en mort-vivant, répondit l'assassin très calmement. Parce que pour cela, il faudrait que j'aie une âme, et il se trouve que je n'en ai pas... ou plus exactement, elle n'est plus liée à mon corps mais loin d'ici, en sécurité chez mon maître. Si je le trahissais, le sort qu'il me ferait subir serait bien plus déplaisant que toutes les tortures que vous pourriez imaginer.
— Vous sous-estimez mon imagination, répondit Nécros.
— Mais il est possible de forcer une âme à retourner dans son corps d'origine, glapit Antonius dans un gémissement, n'est-ce pas Maître ? Je vous ai vu réaliser bien des prodiges.
— Oui c'est possible... murmura Necros.
— C'est possible, murmura l'assassin en écho. Mais votre Maître ne le fera pas, Messire Antonius, car cela lui coûterait beaucoup de ressources, et votre vie ne vaut pas une telle dépense.
— Ce n'est pas vrai, murmura Antonius.
— C'est vrai, répondit Nécros, vous n'en valez pas la peine Antonius. Mais ne soyez pas vexé, c'est vraiment une énorme dépense et à bien réfléchir, peut-être qu'à deux vous la valez tout juste. Messire l'assassin, écoutez bien ma proposition et répondez tout de suite, parce que je ne la ferai qu'une seule fois: Si je récupère votre âme et soigne vos blessures, acceptez-vous de me servir, moi ? En plus de sauver Antonius, bien entendu. Vous n'y perdrez pas au change, je vous paierai largement vos services et... j'ai assez d'ennemis pour vous fournir de l'emploi.
Pour une fois, l'assassin répondit sans hésiter.
— J'accepte!
Eadrom était médusé… la négociation dont il avait lui même pris l'initiative ne s'était pas du tout terminée comme il s'y était attendu.
— Quand à vous, braves aventuriers, reprit Nécros en s'adressant à Eadrom et ses compagnons. Vous ne serez pas oublié non plus. J'ignore ce qui vous a été proposé pour escorter Antonius jusqu'ici, mais j'y ajoute mille pièces d'or à vous partager, et je pense que c'est raisonnable en fonction des risques.
— Et bien Maître Nécros, votre offre est très correcte. répondit Eadrom en s'inclinant.
Mais au fond de lui, il était ulcéré par la tournure des événements.
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