Réunion chez GrandOeil

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La nuit était tombée depuis plus d'une heure sur Brocéliande, le couvre-feu imposé à la ville basse était assuré par les patrouilles de la milice, chacune d'elle était composée d'une trentaine d'hommes d'armes – dix de plus que le nombre habituel – et accompagnée par deux mages au lieu d'un.

Ces mages, réquisitionnés en dernière minute, avaient accepté en maugréant de faire des heures supplémentaires car ils se doutaient bien que les intérêts de leur corporation étaient en jeu, mais peu d'entre eux savaient que la vie d'un des leurs était directement menacée.

Les rares privilégiés à connaître le fond de l'affaire n'étaient de toute façon pas en service... une réunion secrète se tenait en effet au même moment dans le salon privé d'un des plus puissants Archimages de Brocéliande: GrandOeil l'Archidevin.

Le mage Antonius était naturellement au centre de l'attention des personnes présentes: les mages Aliandre et Archibald, leur maître l'Architransmutateur Sylvestre. L'apprenti de GrandOeil, Ardent de Sars, était également présent même si son rôle se limitait à prendre des notes. Dans cette assemblée de mages, la présence du Chevalier Eadrom semblait étrange, mais en tant que témoin direct, et sans doute pour d'autres raisons, Archibald avait insisté pour qu'il soit présent.

GrandOeil relisait pour la seconde fois le compte rendu de son entretien avec le mage Antonius.

_ Et bien messire Antonius, je dois avouer que je suis très déçu de vos réponses... j'espérais qu'une personne de votre rang serait au moins capable de deviner qui peut le haïr au point de lui envoyer un assassin, et surtout pourquoi.

_ Je suis vraiment désolé, Magister, mais je ne comprends pas moi-même. Comme je vous l'ai dit, je n'ai eu aucun contact avec Hector avant sa mort depuis que notre ancien maître Necros est parti en exil. Depuis, chacun d'entre nous essaie de faire son chemin ou de trouver un nouveau maître.

_ Mais « faire son chemin » comme vous dites est beaucoup plus facile pour un mage comme Hector qui est plus expérimenté que vous. Ses travaux ont reçu les éloges bien mérités des professeurs de cette université alors que vous même n'avez guère eu l'occasion de vous distinguer. Aucun mage de renom ne s'intéresse à vous... j'imagine que le financement de vos études doit être un sérieux problème, n'est-ce pas ?

Pour un jeune mage, les frais quotidiens de l'université de magie constituaient le premier problème à régler: outre les frais d'inscriptions qui étaient assez élevés, il fallait financer les conférences et les séminaires payants, les achats de matériaux ésotériques et les locations de laboratoires. Celui qui avait la chance d'être « remarqué » par un puissant mage devenait son apprenti et ces problèmes financiers disparaissaient comme par enchantement... en contrepartie, il devait à son maître une obéissance totale et absolue.

_ C'est vrai seigneur, depuis que Nécros a été exilé, ma situation est devenue plus difficile, je dois consacrer le plus clair de mon temps à travailler pour me procurer des fonds, je n'ai plus accès à la Grande Bibliothèque et je dois me contenter d'acheter des comptes rendu des conférences qui m'intéressent au lieu d'y assister en personne. Je vais devoir reporter encore d'un an mon examen pour la seconde étoile alors que je pourrais l'obtenir cette année si j'avais encore ces facilités.

_ Je ne remets nullement en question vos compétences Antonius, je m'interroge simplement sur votre situation financière… est-ce que, par le plus grand des hasards, vous n'auriez pas rencontré récemment une personne qui vous aurait proposé une grosse somme d'argent contre un insignifiant petit service ? Acheter des notes de votre ancien maître que vous auriez conservé par exemple ? Une transaction qui devait rester secrète...

_ Non, je ne vois vraiment pas.

_ Vous savez, soupira GrandOeil, j'essaie simplement de vous aider… et vous Maître Sylvestre, n'avez vous aucune question à poser à Antonius ? Après tout, c'est pour lui que vos apprentis se donnent tant de mal.

L'Archimage Sylvestre s'était bien gardé d'intervenir pendant l'interrogatoire de GrandOeil.

_ Des questions ? Oh non Maître GrandOeil, je n'ai pas de questions supplémentaires à poser. Vous menez cet entretien avec la virtuosité d'un grand inquisiteur. La seule question qui m'intéresse vraiment est de savoir qui et pourquoi en voudrait à la vie d'Antonius, et dans l'état actuel des choses, il semble que lui même l'ignore… nous sommes donc dans une impasse.

Du coin de son oeil gauche, le seul qui lui restait, Grand-Oeil surveillait les moindres mouvements d'Antonius.

Antonius de son côté gardait obstinément le regard baissé, au point que s'il avait du décrire l'endroit où il se trouvait, il aurait été incapable d'indiquer la couleur du plafond, mais aurait pu reconstituer presque sans erreur la mosaïque du sol.

C'est alors que Grand-Oeil eut une vision.

C'était Antonius... ou plus exactement un personnage qui lui ressemblait fortement, quoiqu'il était beaucoup plus âgé. C'était Antonius, tel qu'il pourrait être de nombreuses années plus tard… arrogant et sûr de sa puissance, cet Antonius étalait ostensiblement tous les signes extérieurs de la réussite: un bâton de sorcier orné d'une énorme opale noire, une robe de haut-magistère, brodée de huit étoiles, les anneaux ornés d'émeraude ou de rubis à chaque doigt… et si ces indices ne suffisaient pas à montrer l'importance du personnage, il était en train de « tenir sa cour » dans une salle de l'université ornée de son symbole personnel, entouré par des notables de la ville, des mages de rang inférieur et des apprentis provenant des plus influentes familles de Brocéliande, qui étaient venu quémander la protection d'un maître.

_ « Peut-être croyez vous, leur dit-il, que la magie règle tous les problèmes, que même un apprenti est capable de se sortir de n'importe quelle situation en prononçant une formule magique et qu'aucun ennemi ne peut l'atteindre, en dehors d'un autre magicien... mais je dois vous dire que c'est faux. Je me suis moi-même trouvé dans une situation où je tremblais pour ma vie alors que j'étais menacé par un individu ne possédant pas le moindre pouvoir magique, et c'est alors que j'ai découvert...

Le vieil Antonius s'interrompit, comme s'il se sentait espionné. Grand-Oeil savait qu'une telle chose était impossible et que seul un manque de concentration de sa part pouvait altérer sa vision.

_ Et c'est alors que j'ai découvert...

C'était toujours la même chose... chaque fois qu'une vision était sur le point d'aboutir à une information utile, elle s'interrompait et les dernières secondes repassaient en boucle.

_ Alors que j'ai découvert...

GrandOeil n'entendit finalement jamais ce qu'il avait découvert car, alors qu'il poursuivait son discours, un désagréable sifflement se fit entendre et recouvrit les paroles du vieil Antonius, ce qui n'empêcha pas GrandOeil d'entendre les rires de l'assemblée... Antonius le vieux sera sans doute un personnage très spirituel pour que ses souvenirs de jeunesse amusent autant les foules.

_ Antonius! Il faut que tu me dises ce que tu as découvert ! Révèle-moi tes secrets !

L'Archidevin avait parlé à voix haute, d'une voix plus forte et plus grave que celle qu'il employait habituellement... une voix que personne n'avait envie de contredire...

Antonius, le jeune, ouvrit la bouche pour parler mais l'index menaçant de Sylvestre le réduisit au silence: personne ne peut interrompre un devin en transe. Alors que le jeune Antonius se recroquevilla dans son fauteuil, son ainé de trente ans poursuivait son récit dans l'esprit de l'Archidevin:

_ À ce moment là, il s'est approché de moi et il m'a dit quelque chose de très important: ...

Encore ces sifflements... mais Grand-Oeil connaissait la parade: il cessa d'écouter les paroles et se concentra sur les mouvements de lèvres d'Antonius... un mot semblait revenir plusieurs fois dans son discours... A... E... I... les consonnes étaient décidément plus difficile à déchiffrer que les voyelles... Aegir ? GrandOeil savait qu'un des nombreux dieux vénéré par les hommes du nord portait ce nom. Il était tout à fait possible qu'Hector se soit intéressé à une relique possédée par leurs prêtres, suscitant leur colère et l'envoi d'un assassin... mais non, les hommes du nord l'auraient simplement massacré à coup de haches et laissés sa tête au bout d'une pique, il devait y avoir une autre explication...

L'Archidevin ouvrit son oeil gauche, tous les regards étaient braqués sur lui.

_ Je ne m'en sortirai pas, n'est ce pas seigneur ?

Le ton d'Antonius le jeune était pitoyable, et Grand-Oeil eut pitié de lui.

_ Ecoutez-moi bien Antonius, dit-il en lui mettant la main sur l'épaule. Peut-être croyez vous que notre avenir est écrit dans les astres ou que notre destin est scellé une fois que certaines conditions, favorables ou non, sont réunies, mais mon expérience en tant que devin m'ont permis de comprendre que notre avenir n'est jamais décidé, sauf par l'énergie que nous dépensons pour l'améliorer. Je peux vous dire que votre avenir ne ressemble en rien à ce que vous imaginez.

Il réalisa alors qu'il venait de prononcer à trois reprises le mot « avenir » en insistant chaque fois sur chaque syllabe.

_ Et vous même, messieurs les apprentis ? reprit GrandOeil à l'attention d'Aliandre et Archibald.

_ Mon confrère et moi même, répondit Aliandre, estimons que la personne la plus en mesure de prendre en charge la protection d'Antonius est son ancien maître Necros. Bien qu'il ait été... heu... invité avec insistance à prendre ses distances avec l'Académie, il est toujours responsables de ses apprentis et il devra bien l'assumer... surtout s'il veut revenir en grâce.

_ Ha! « invité avec insistance » reprit Grand-Oeil, j'aime beaucoup votre sens de l'euphémisme, vous devriez faire de la politique... je présume que la présence de ces six chevaliers du Graal dans le salon des visiteurs a quelque chose à voir avec vos conclusions.

_ Ne devrions nous pas parler de cela en privé ?

_ Oh mais bien sûr... Ardent! Vous avez terminé avec vos notes ?

Sans attendre la réponse, Grand-Oeil prit les notes des mains de son apprenti et en parcourut rapidement les dernières lignes.

_ Parfait! Vous en laisserez une copie sur mon bureau avant d'envoyer l'original aux archives.

Ardent de Sars, apprenti à une seule étoile qui faisait office de scribe à GrandOeil s'inclina et quitta la pièce sans prononcer un mot, il savait parfaitement que sa seule présence à une réunion de ce genre constituait une grande marque de confiance.

Personne n'ouvrit la bouche pendant les trente secondes suivantes, on n'entendait que les bruits décroissants des pas de l'apprenti. Lorsque le silence se fit enfin, GrandOeil se leva, se dirigea vers la porte et approcha la main de la poignée... on aurait pu s'attendre à ce qu'il l'ouvre brutalement pour surprendre un espion qui se tiendrait juste derrière, mais il se contenta de prononcer une formule cabalistique. Sitôt sortis de sa bouche, les mots se transformèrent en une lumière qui pénétra le bois de la porte et disparut.

_ Parlons maintenant de votre fameux plan pour mettre Antonius à l'abri de ceux qui le poursuivent... Messire Archibald, vous dont je n'ai pas eu l'honneur d'entendre la voix, je présume que vous êtes en mesure de me l'exposer de manière concise.

Ce fameux plan, GrandOeil en ignorait la nature, mais il avait la certitude que cet apprenti en était le maître d'oeuvre... cette certitude lui était venue une fraction de seconde plus tôt, en voyant les sourcils d'Archibald se redresser alors qu'il prononçait le mot « plan ».

Pour GrandOeil, le moindre sourcil remuant, pupille contractée ou doigt tremblant était un signe à interpréter et il pouvait les déchiffrer aussi aisément que si les pensées de leurs propriétaires étaient inscrites sur leurs visages en lettres lumineuses. Son surnom « GrandOeil » était bien davantage qu'une vantardise de mage ou la description de son handicap... mais ses autres sens n'avaient rien à envier à l'incroyable acuité visuelle de son oeil unique. Archibald prit une large inspiration et exposa son plan.

Quelques heures plus tard, alors que toute la ville était profondément endormie, y compris GrandOeil, la voix du haut-magistère Antonius revint encore tourmenter le sommeil de l'Archidevin.

_ C'est alors qu'il m'a dit, avec une drôle de voix: « Antonius, il faut que tu me révèles tes secrets »... pour moi qui croyait naïvement que les archimages pouvaient tout et savaient tout, et en particulier les Archidevins, ce fut une terrible déception.

Les rires des flagorneurs résonnèrent à nouveau dans l'esprit de Grand-Oeil qui ne put que se retourner dans son lit en maugréant.

_ Antonius, tu n'es qu'un vieil ingrat !



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