Camilla
Cinq mois de célibat. Cinq longs mois, après une rupture plutôt dure à avaler. Cinq mois avant que je ne rencontre Camilla, là, dans ce foutu bar miteux nommé le Sweet Rose. Et dès que mes yeux se posèrent sur son corps, dès qu’ils rencontrèrent le vert iridescent de son iris, dès que je vis la courbe sensuelle de ses lèvres charnues, je tombai sous le charme dominant de cette femme. Un désir charnel. L’impression d’une main invisible trifouillant mes entrailles à chaque fois que son regard se perdait dans ma direction. Je l’aimais comme je n’avais jamais aimé aucune femme, alors même que je ne lui avais jamais adressé la parole.
Jour après jour, j’ai appris à la connaître. Sa voix grave, enivrante, teintée d’un accent étranger inidentifiable m’excitait. Sa peau mate, ses longs cheveux bruns, ses yeux noisette. Tout chez elle agissait sur moi à la manière d’un aimant. Un aimant terriblement puissant, un piège, tant et si bien que, au fil du temps, je retournais au Sweet Rose, juste pour la voir, encore et encore.
Le deuxième jour seulement, je compris que quelque chose ne tournait pas rond. En effet, elle s’adressait facilement aux hommes, trop facilement. Eux, bien sûr, s’y agglutinaient comme des fourmis autour d’un carré de sucre, se rapprochaient de son corps brûlant, la touchaient même parfois. Moi, dix mètres plus loin, dans la semi-pénombre de mon coin de bistrot, je rageais de voir ces mains d’alcooliques se perdre sur le renflement généreux de ses seins ou glisser entre sa peau hâlée et le tissu de son jeans. Je rageais mais promettais à chaque fois vengeance, avant de m’en aller, calmement, sans même qu’elle ne m’aperçoive. La porte se fermait derrière moi. Je l’abandonnai, une fois de plus, à ces ignobles machos.
Le jour suivant j’étais de retour et alors que je pénétrais dans le bar, je la vis, vautrée dans le canapé dans une posture particulièrement explicite avec, à ses côtés, un vieux pilier de bar local. Un type rabougri et chauve, dont la calvitie en stade final dessinait une patinoire à mouche suintante de sueur qui brillait sous les néons bas du bar.
Je m’assis, immédiatement saisi d’une colère aveugle, et remarquai alors les billets que l’ancêtre enfilait entre les nichons de ma dulcinée, exposés par un décolleté vulgairement plongeant. Ce fût là que je compris vraiment ce qu’elle faisait toujours dans ce bar, ou du moins ce fût à ce moment que la vérité devint trop flagrante pour la renier. Mais lorsque, ce troisième jour, j’observai Camilla s’éloigner vers les tréfonds mal éclairés du Sweet Rose, avec à ses trousses le vieux pervers, je ne pus que me lever et les suivre.
L’itinéraire jusqu’aux chambres était par chance le même que celui menant aux toilettes, un long couloir mal éclairé et envahi par la fumée des clopes, de sorte que personne ne me remarqua particulièrement. Le plancher grinçait à chacun de mes pas et devant moi, dans les ténèbres, le couple artificiel et éphémère avait déjà disparu. J’avançai lentement, passai devant plusieurs portes, dépassai celle des toilettes d’où émanaient de lourds et constants relents de merde, et finis par m’arrêter devant le dernier battant du couloir. Des gémissements, qui se muèrent rapidement en hurlements, provenaient de l’arrière de cette cloison en bois. Mes joues s’empourprèrent, mes mains se mirent à trembler.
D’un coup d’épaule, j’ouvris la porte.
Je m’attendais à voir le vieux fou, sa bite molle dans la main, tentant désespérément de bander pour se faire ma Camilla avant que le temps dicté par le nombre de billet qu’il lui avait refilés n’expire. Je voyais également ma dulcinée, à moitié à poil, en train de montrer son intimité moite au spectateur d’un soir. Je l’imaginais fixer l’horloge murale pour estimer la durée durant laquelle elle aurait encore à assister à ce spectacle lamentable et grotesque de corps flagellé par les ans.
Mais non, rien de cela ne m’apparut en faisant éclater la porte de ses gonds.
Camilla était bel et bien nue, bien que partiellement cachée par un fin drap blanc, mais aucune trace de l’homme. Rien. Le vide complet. Rien ? Il y avait quand même, il est vrai, une petite mare de sang en train de coaguler sur le sol. Un étang noirâtre, dessiné sur le plancher, aux abysses insondables.
Je restai sans voix alors qu’elle, en me voyant, me fit simplement signe de fermer la porte. Elle avait l’habitude de dominer des hommes. Sûre d’elle. Pas le moins du monde gênée par sa nudité.
D’un coup de bras je refermai le battant en bois vermoulu, qui claqua dans son cadre. De la poussière tomba du plafond bas, constellé d’une étrange voûte céleste de chiures de mouches et d’une voie lactée allongée, vestige d’une ancienne conduite suintant l’eau.
- « Je te veux », que je lui dis.
Je la fixai. Elle soutint mon regard, un instant qui sembla s’étirer dans le temps à l’infini. Elle me sourit et dit un truc dans une langue étrangère que je ne connaissais pas. Sa voix chaude m’emportait autant que la vision de son corps dénudé, dont les courbes, rehaussées par la lumière tamisée, m’excitait.
- « Sauf que tu n’es pas comme les autres, Yvan. Je te sens différent, je le sais ».
Son regard de braise semblait sonder les tréfonds de mon âme. Je tressaillis. Il y avait quelque chose de charnel dans ce regard, mais un bout d’enfer également, à ne pas y douter. Cette femme cachait quelque chose, pour sûr.
« Approche, approche, n’aie de crainte », elle me fit, en faisant un geste de la main pour m’attirer à elle. Je m’assis à ses côtés, sur le lit. Je sentais à nouveau la chaleur de son corps qui m’irradiait, l’opulence de ses formes à portée de mes mains. Une envie morbide de la mordre, de l’empoigner à pleine bouche, me saisit au corps. Mais je réfrénais mes pulsions.
Elle me regarda à nouveau, elle semblait m’avaler de ses yeux, puis d’un seul coup ôta le drap. Sa nudité complète dévoilée. D’un seul coup, l’exhibition totale.
J’hurlai.
J’hurlais.
J’hurlais en voyant le sang qui s’écoulait de l’intimité de ses lèvres.
Mais j’hurlais surtout en voyant les dents acérées qui en ornaient la surface.
- « Calme-toi, Yvan, calme-toi. Tu n’es pas comme les autres, tu n’es… Tu peux me comprendre ».
Je m’étais tût alors qu’elle parlait, mais ne pût m’empêcher de me coller contre le fond du lit. A l’opposé d’elle. Mes yeux ne pouvaient quitter la gueule d’animal qui se dessinait entre ses jambes, la blancheur de ces dents oblongues, pointues, comme taillées dans un ivoire pur, qui saillaient et transformaient son vagin en mâchoire féroce.
- « Comment… Qu’est… », mais je ne pouvais formuler une pensée cohérente. Celle qui représentait la femme parfaite, celle qui était ma femme parfaite, n’était rien d’autre qu’un monstre horrible. Un rebut de la nature. Une immondice. Sans doute qu’elle vit le dégoût sur mon visage, la peur aussi peut-être. N’empêche qu’elle commença à parler, un flot continu de paroles, sans doute de peur que je parte. Que je parte avec son secret. Que je le répende.
Et elle me dit…
- « Yvan, Yvan… - comment savait-elle mon prénom ? - Yvan, promets-moi de m’écouter. M’écouter jusqu’au bout, s’il te plaît. Aucun homme ne l’a fait, aucune femme non plus d’ailleurs. Promets le moi s’il te plaît Yvan ! J’en ai besoin. Je sais que…, elle hésita, je sais que tu m’aimes vraiment, toi ».
Je fis un signe de la tête. L’aimais-je encore ? Probablement pas.
- « C’est une déformation, ma bouche, ma vraie bouche, elle est là », ses yeux se baissèrent, « et tout mon système digestif est inversé. C’est par là que je mange… », et, serrant les lèvres, elle ajouta, « et c’est par en-haut que ça ressort. C’est dégoûtant, j’en suis bien consciente. Mais je suis comme cela, je suis… je suis ce monstre ».
Un type honnête l’aurait probablement pris dans ses bras, ou au moins il l’aurait interdit de se traiter de monstre. Moi, je ne fis rien. J’étais figé, figé par la surprise, par la déception, par la peur aussi.
Elle continua : « Mes parents m’ont abandonnée à la naissance et je fus placé chez des nonnes, qui elles-mêmes m’ont abandonné dès que j’atteins l’âge de cinq ans. A plusieurs reprises elles ont même tenté de me tuer… Je passais ensuite cinq autres années terribles, entre famine et violence, baladée entre des familles d’accueil qui ne voulaient de moi. Je me souviens d’une famille de chrétiens fondamentalistes qui voulurent m’exorciser à deux reprises… ».
Des larmes coulaient désormais sur ses joues empourprées. Le maquillage coulait en un masque grotesque qui défigurait son visage d’une étrange peinture de guerre noire.
« Le suicide m’a bien sûr traversé à plusieurs reprises l’esprit, mais rien n’a jamais abouti », elle caressa les boursouflures allongées qui zébraient ses avant-bras, « je suis une lâche, en plus de tout ça… ».
Je ne savais que faire, planté contre le bout opposé du lit, à l’écouter. Devais-je partir en courant ? Devais-je craindre pour ma vie ? Je ne pouvais me résoudre à m’approcher d’elle. A serrer ce corps que j’avais pourtant tant fantasmé, transformé d’un seul coup en araignée. Mygale rampante, aux crochets bourrés de venin, prête à bondir sur sa proie.
N’empêche que je m’approchai d’elle, lâchai la tête de lit et posai une main – j’hésitai à le faire, je le fis – sur son épaule.
- « Je savais que tu étais différent… », elle renifla bruyamment. Arrêta de pleurer. Continua : « A dix ans, je suis tombée dans la prostitution, en imitant de belles jeunes femmes, rencontrées un jour d’errance, dans une auberge. Je me faisais beaucoup de fric avec mon corps et comme le milieu est plutôt fermé, rien ne fuitait sur… ».
Elle me regarda à nouveau dans les yeux et une impression très désagréable s’empara de moi. « Rien ne fuitait, mais je les mangeais… ».
Mon cœur se mit à s’accélérer et l’adrénaline coula dans mes veines. Bien évidemment qu’en voyant la flaque de sang, j’avais compris. Du moins, mon subconscient l’avait assimilé. Mais là, l’entendre le dire ainsi me fit l’effet d’une claque en pleine face, d’un uppercut particulièrement violent.
« Personne ne se souciait de quoi que ce soit, lorsque ces gars disparaissaient. C’était la marge de la société : j’avais de l’argent, je cachais mon secret, je me nourrissais. C’est peut-être horrible, mais tout roulait, Yvan, tu me comprends ? ».
J’étais blême et la transpiration me coulait dans les yeux. Non, je ne la comprenais pas. Non, je ne pouvais pas comprendre cela. Du cannibalisme pur, voilà ce que c’était. Comment aurais-je pu comprendre, bordel de merde ?
- « Oui, oui… Camilla », que je lui dis. Ma voix tremblait ridiculement.
- « De plus, dès que ça commençait à sentir le roussi pour moi, je disparaissais. Je n’avais pas de famille ou d’amis, aucune accroche. J’étais libre, absolument libre. Je pouvais partir n’importe où, et je le faisais. Un jour, je suis arrivé au Sweet Rose. Un bar comme un autre. Un bar comme un autre jusqu’à ce que je te voie, là, dans l’ombre, seul. J’ai compris, à te voir m’épier ainsi sans oser m’aborder, que tu étais un autre homme. Un type qui pouvait me comprendre. A qui je pouvais parler. Je voyais parfaitement que tu me désirais, mais rien de pervers là-dedans, juste de l’attirance. Tu n’avais pas les yeux de poissons morts qu’ont tout les autres clients juste avant l’acte, non ! Tu es différent ! ».
Elle s’approcha de moi, lentement, si bien que sa bouche se trouvât à quelques centimètres de la mienne désormais. Son haleine ne correspondait pas à la fraîcheur et à la jeunesse de son corps, elle était lourde et empuantie. Une vague odeur d’excrément ou de moisi bien étrange, qui m’intima un geste de recul, mais elle s’approcha encore.
« Je devais parler à quelqu’un, Yvan, et toi tu es là. Je t’en remercie, je t’en remercie de tout mon cœur ».
Sa voix mielleuse coulait lentement de sa bouche. Ses yeux m’hypnotisaient. Tout autour de moi la pièce commença à tanguer et ma vision se brouilla. Les couleurs se ternirent et passèrent aux nuances de gris. Les sons et sa voix se distordaient, devenaient vagues et lointains, comme s’ils provenaient de plus d’un kilomètre de distance. Ma transpiration auréolait ma chemise.
« Approche »
« Approche »
« Approche »
Un violent écho dans ces paroles. Comme si nous nous tenions dans une profonde caverne.
« Approche »
Malgré mon dégoût, je m’approchais de son corps nu. Je sentais pointer le bout de ses seins contre ma poitrine. La chaleur de son haleine, encore plus clairement contre mon visage. Ses mains moites, de manière experte, défaisaient mes vêtements. Je sentais ses mains parcourir ma peau désormais totalement dénudée. J’eus les frissons.
Je voulais m’en aller.
Je voulais crier.
Je voulais la repousser.
Je voulais hurler.
Mais aucun de mes membres n’obéissaient à mes ordres. Paralysé. Les crochets de la mygale dans ma nuque. Le poison. Le cerveau, endormi. Mort ?
Je la vis s’approcher encore. Je sentais ses mains s’emparer de mon membre, le guider lentement vers la vente humide.
… et ses dents.
- « Qu’est-ce que tu me fais ? je demandai.
- Je suis désolé… Je suis désolée, mais je ne peux pas te laisser partir. Pas après ce que je t’ai dit », j’étais en elle, je bandais malgré ma répulsion, « je suis vraiment désolée. Pardon. Mais tu m’as beaucoup aidée. Merci. Merci Yvan ». Elle donna un coup de bassin. Je gémis.
- « Pardon ».
Et la douleur irradia mon bas-ventre, bien plus puissante que mon désir sexuel. Je ne pouvais pourtant pas bouger. Mes yeux se baissèrent. Des flots de sang bouillonnants pompaient dans le vieux matelas du lit. La bouche s’ouvrait, se refermait. Un bout de peau en moins. Je la voyais me dévorer, mais ne pouvais rien faire d’autre qu’hurler, hurler encore et encore, et espérer que les clients prennent mes cris pour autre chose que l’expression d’un orgasme particulièrement intense.
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