L'abîme de l'affliction
1
Il était tard. Sous le firmament étoilé, je marchais le long de l’avenue Vercingétorix. Le froid de novembre m’enveloppait et je resserrai mon caban bleu autour de mon torse. Les mains dans les poches, je jetai un regard distrait sur le jardin Lecoq. Une nuit impénétrable y régnait. Mon imagination me jouant des tours dans le noir, un frisson me parcourut ; je détournai vivement les yeux. Des voitures passaient devant moi, bravant la noirceur de leurs phares jaunes.
Je continuai jusqu’au carrefour giratoire où s’enchevêtraient l’avenue Vercingétorix et le boulevard Lafayette. Un instant, j’observai la fontaine Desaix qui s’érigeait en son centre. Je dévisageai ces têtes de lion d’où jaillissait de l’eau. Puis, mon regard se porta sur les autres visages qui ornaient la structure. Leur grimace malsaine me dégoûta. Elles me faisaient penser à des gargouilles vicieuses, capturant les enfants quand leurs parents ont le dos tourné. Je brisai mon contact visuel avec ces choses au charme cauchemardesque.
Alors que je m’apprêtais à reprendre mon chemin, je remarquai ces deux cabines téléphoniques abandonnées. De jour, je n’avais jamais réellement fait attention à ces reliquats d’un autre temps. Mais, ce soir-là, un magnétisme indéfinissable m’attirait à elles. Je m’approchai.
Accolées l’une à l’autre, les deux cabines avaient été dépouillées de leur téléphone et de leur utilité première. À l’intérieur, une structure de bois formait de multiples étagères. Sur ces dernières, de vieux livres patientaient. Déposés ici par leur ancien propriétaire, ils n’attendaient qu’un nouveau lecteur ; un lecteur curieux et peu regardant sur l’état de la couverture.
Je vis dans ces livres le reflet de mon âme. J’étais comme eux. Licencié par mon entreprise, qui avait eu des soucis économiques et financiers à la suite de cette satanée pandémie mondiale, j’attendais une nouvelle opportunité pour faire mes preuves. Ma vie était à l’arrêt. J’étais inutile, comme ces ouvrages abîmés que personne n’ouvrait.
Alors, j’entrai dans la cabine. Je décidai de laisser à ces livres une chance de me séduire. D’un fugace regard, je balayai les propositions que me faisait cette bibliothèque éphémère. Je repérai quelques grands classiques de la littérature française et d’autres œuvres passionnantes venues d’outre-Manche et d’outre-Atlantique.
Je m’arrêtai toutefois sur un titre que je n’avais jamais lu — ni vu — auparavant. Le dos du livre portait d’étranges inscriptions, dont je n’aurais su déterminer l’origine. Je le sortis de son emplacement et examinai la première de couverture. « L’abîme de l’affliction », lis-je dans un murmure. Ma voix résonna dans cette cabine de verre, et j’appréciai immédiatement le son qui glissa sur mes tympans. Je le relus ; et le lus encore une fois. J’en éprouvai un plaisir étrange et… perverti.
L’auteur était un certain Philibert Dumont. Je ne le connaissais pas. Pourtant, il s’agissait indubitablement d’un écrivain français. Sur la quatrième de couverture, aucune inscription n’était visible. Elle était totalement vierge, comme si l’éditeur n’avait pas souhaité informer les futurs lecteurs du contenu de ce volume.
Je sortis mon téléphone de ma poche, tapai le nom de l’auteur dans la barre de recherche et attendit les résultats. Des propositions de sites internet apparurent. Chacune comportait le nom de Philibert Dumont, mais aucune ne paraissait évoquer l’auteur que je cherchais. À la fois surpris et intrigué, je remis mon téléphone dans ma poche. Je lus une ultime fois le titre de l’ouvrage : L’abîme de l’affliction. Les syllabes tintaient dans mon esprit comme d’obsédantes notes de musique.
Un klaxon de voiture m’extirpa désagréablement de ma savoureuse torpeur. Je me tournai et observai la scène, quelque peu irrité. Un cycliste se disputait à grands renforts de gestes amples avec un automobiliste. Chacun d’eux évoquait leur priorité sur la route. Je décidai de ne pas m’en mêler.
Je plaçai le livre dans la poche intérieur de mon caban et m’enfonçai dans la nuit, en direction de mon appartement et de sa chaleur réconfortante. Ce soir-là, je rentrai promptement. J’avais hâte de m’atteler à la lecture de ma découverte.
2
Le lendemain, je m’éveillai tard dans la matinée. Les rayons aveuglants qui traversaient les interstices des volets en témoignaient. Poussivement, je quittai mon lit. Après tout, rien ne m’attendait. Pas de travail, pas de compagne, pas d’amis. Après ma rupture avec Maëlle, ma vie était en pause. J’allai donc à la vitesse de ma paresse. Aucune contrainte ne me forçait à m’activer. Et je ressassai encore et encore le passé, en quête d’une réponse à mon malheur.
Je préparai un café : un remontant parfait pour donner de l’entrain à tout ce que je n’allais pas faire aujourd’hui. Sans une once de volonté, je regardai mon bureau, sur lequel m’attendait mon ordinateur portable ainsi qu’un page Word ouverte et blanche. Après tant d’années dans la même entreprise, voilà que je devais condenser tout cela sur un curriculum vitae. Je bus mon café en fixant mon PC, assis dans mon canapé.
Que pouvais-je faire aujourd’hui ? Et alors que je me posais cette question, mon attention fut happée par un livre posé sur ma table de salon. Comment avais-je déjà pu oublier ma trouvaille de la veille ? Je me levai, l’attrapai et me rassis.
J’ouvris l’ouvrage et lus la biographie de l’auteur. Philibert Dumont était né à Chambéry et, après des études d’arts littéraires, avait écrit de nombreuses poésies. Je n’étais pas un érudit en la matière ; pourtant, je me considérais comme un connaisseur tout à fait correct. Toutefois, aucune des poésies citées n’éveillait en moi un souvenir quelconque. Étrange, songeai-je.
Puis, poursuivant ma lecture, je réalisai qu’il s’agissait d’une pièce de théâtre. J’entamai donc la lecture du premier acte. Dès les premières lignes, je fus envouté par la justesse des mots et l’équilibre des phrases. J’avais l’impression de lire une mélodie parfaitement rythmée. Et le tempo me plaisait.
L’histoire contait celle d’un homme en quête d’une rose unique au monde, poussant sur l’un des monts d’une île lointaine. Avec cette fleur, il espérait conquérir le cœur d’une noble dont il était tombé amoureux. Les dialogues sonnaient comme une réelle conversation, quoiqu’elle fût entretenue par deux personnes usant de mots particulièrement soutenus. En outre, les personnages m’apparaissaient comme palpables. Je me laissai emporter au plus profond du récit, comme un navire aspiré dans un tourbillon en pleine tempête. Et je ne repris mon souffle que lorsque je découvris un morceau de feuille blanche inséré entre deux pages.
Je la pris entre mes doigts et réalisai que ce bout de feuille était corné. Je le dépliai et dévoilai son contenu. Il s’agissait de notes prises par un lecteur. Celui qui avait rédigé ces paragraphes cherchait à entrevoir le sous-texte de la pièce de théâtre. Il, ou elle, analysait chacun des mots, chacun des lieux et des objets présents de la pièce de Philibert Dumont.
Au début, je n’étais pas entièrement d’accord avec le raisonnement qu’avançait le propriétaire de ces notes. Puis, progressivement, les démonstrations exemplifiées, ainsi que l’analyse du style artistique de l’auteur, finirent par me convaincre. Alors que j’achevais la lecture de ces quelques phrases, je remarquai que, sur l’emplacement où j’avais récupéré le livre, reposait une feuille coupée à la main. Il s’agissait indubitablement de l’autre bout de la page présente dans l’ouvrage. Soudainement pris d’un doute, j’ouvrai le cahier dans lequel je faisais mes comptes. La réalité me frappa de plein fouet, comme je comparais les écritures : j’étais l’auteur de ces notes analytiques.
Comment avais-je fait pour ne pas reconnaitre ma propre écriture ? Pourquoi ne me souvenais-je pas d’avoir écrit sur cette page déchirée ? Et, surtout, cela impliquait que j’eusse déjà lu l’abîme de l’affliction. Un frisson glissa le long de ma colonne vertébrale et m’arracha une grimace d’effroi. Étais-je amnésique ? Non, impossible. Alors… peut-être somnambule ?
J’éludai toutes ces interrogations qui me faisaient vriller la tête et reposai le livre à l’endroit où je l’avais trouvé. Le reste de la journée, je le passai dehors, à déambuler dans les rues de Clermont-Ferrand. Sans but ni direction, hormis celui d’éviter la page blanche qui m’attendait sur mon ordinateur, j’errai jusqu’à la tombée de la nuit. Lorsque je rentrai, je me couchai avec le mystérieux livre et m’endormis en pleine lecture.
3
À mon réveil, je réalisai que l’œuvre de Philibert Dumont reposait sur mon torse. Je me souvins avoir parcouru le début de ses aventures, mais je n’avais placé aucun marque-page avant de sombrer dans la nuit.
Lorsque j’ouvris le livre afin de reprendre l’histoire où je l’avais arrêtée, ma mémoire me fit défaut. Je n’avais aucun souvenir des personnages, ni même du protagoniste, et encore moins de l’intrigue.
En balayant superficiellement les pages de l’ouvrage pour tenter de raviver ma mémoire, je trouvai un morceau de papier blanc plié. À l’intérieur : des notes. Il s’agissait d’une sorte d’analyse du récit. Il me fallut quelque temps pour me remémorer qu’il s’agissait de mes propres notes. À la toute fin, j’avais écrit : « Perds la mémoire ? Qu’y a-t-il après l’acte premier ? Impossible d’aller plus loin. »
Je tremblai malgré moi, pourtant à l’abri sous ma couette chaude. Timidement, je lançai un regard à mon appartement. Vide et silencieux. Qu’y a-t-il après l’acte premier ? me répétai-je en silence. En me rendant directement à la fin de cette première partie, j’aurais pu trouver une réponse. Mais l’homme amoureux de littérature que j’étais se refusait d’ignorer toute une partie de l’histoire pour entamer sa lecture à la moitié du récit.
J’attrapai un stylo à plume dans le tiroir de ma table de chevet et ajoutai, en bas du morceau de papier : « Dois recommencer depuis le début. Ai perdu le fil de l’histoire. » Je rangeai mon stylo et me plongeai de nouveau de le premier acte.
Allongé sur mon confortable matelas, tenu au chaud par les draps de mon lit, je me laissai attirer par Morphée. La mélodie des mots résonnait comme une berceuse à mes oreilles et, bientôt, je gagnai le royaume des rêves avant la fin de l’acte un. Je m’éveillai aux alentours de midi, et décidai d’aller prendre l’air.
Les jours qui suivirent se firent tous écho. J’étais tiraillé entre l’envie d’achever cette lecture qui s’évadait de ma mémoire, comme une prisonnière d’une geôle sans barreau, et la crainte de m’asseoir à mon bureau pour rédiger un document me permettant de postuler pour des offres d’emploi. Je vagabondais dans l’espace et le temps et finis par m’obséder pour l’abîme de l’affliction.
Je pris petit à petit conscience que ce livre vicieux me manipulait. Il m’attirait à lui : une voix doucereuse émanait de ses pages jaunies, et caressait mon égo. Puis, dès lors que je l’ouvrai, il me dégoutait, me terrifiait ou m’assommait de sommeil. Pourtant, je me voyais bien incapable de lutter contre son charme singulier.
Je me perdais entre les lignes de la vie de ce héros en quête d’une rose introuvable, au sommet d’un mont inatteignable. Le temps s’écoulait et je délaissais mon appartement, mon corps et ma propre vie. Je ne mangeais presque plus et refusais désormais de quitter mon logement.
Le monde semblait se flétrir sous mon regard fatigué. Je peinais à discerner l’écriture minuscule de l’œuvre de Dumont et abandonnais parfois mon activité tellement mon crâne me faisait souffrir.
Pourtant, chaque jour, j’ouvrais l’abîme de l’affliction et me laissais aspirer par son ignoble appel. Un jour — que je ne pourrais déterminer avec davantage de précision, la colère du désespoir m’envahit, et j’arrachai les pages du livre avec brutalité. Je mis l’ouvrage en lambeaux. Je peux certifier, sur mon honneur, avoir répandu en mille morceaux l’abîme de l’affliction sur mon parquet. Cependant, le lendemain, ou le surlendemain — je ne sais plus bien, le volume était de nouveau intact. Et il m’appelait. Comme un mort-vivant.
J’étais contraint de lire et de relire inlassablement le premier acte. Je me trouvai dans une cage dont les barreaux étaient faits d’atonie et le sol de velléité. J’étais à la fois le prisonnier et mon propre geôlier. Une cellule suspendue dans le temps, loin de tout lendemain.
Bientôt, je cessai de dormir. Le repos ne m’apparaissait plus aussi attirant et je me mis à me perdre régulièrement dans une phase de semi-conscience, de semi-rêve. Je n’étais plus ni éveillé ni endormi. Et bien vite mes sens commencèrent à me déboussoler. Je me mis à entendre des voix qui ne provenaient d’aucune bouche et à voir des personnes qui n’auraient pas dû se trouver dans mon appartement.
Je m’étais enfoui dans une dimension étrange, dans un trou béant fait de tourments. Pourtant, au fond de moi, une idée luisait faiblement, comme une étincelle dans des ténèbres insondables. Je luttai, jour après jour, contre ma langueur. Et, chaque nouvelle journée, j’écrivais des directives pour mon moi amnésique du lendemain.
Des propositions que j’occultai malgré moi…
Cette épreuve s’apparentait à ma vie. Piégé entre un passé éternellement ressassé et un futur que je refusais d’entrevoir. Je me trouvai entre deux actes d’une existence bien vaine. Entre deux actes d’une histoire que je pouvais encore écrire. Du moins, l’espérais-je.
Je n’étais pas le protagoniste de l’abîme de l’affliction. Ou peut-être l’étais-je ? Je voulus noter ces réflexions sur un bout de papier, mais l’énergie me manqua. Je décidai plutôt de m’allonger sur mon matelas confortable, et d’accorder à mon corps et à mon âme un repos bien mérité. Demain, je dépasserai le premier acte. Oui, demain.
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