Bulle

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L’enfant caressa l’écran pour réveiller l’appareil, puis plaça sa figure au-dessus. Elle pouvait s’y voir comme dans un miroir. La liseuse scanna son faciès. Une fois la reconnaissance terminée, la voix numérique annonça : « Eterna Bobelo, 8 ans. » Une multitude d’images jaillirent soudain au-dessus de l’écran posé à plat sur sa table. Elle se débarrassa des icônes flottantes qui ne l’intéressaient pas d’une habile chiquenaude et effleura le livre qui tournoyait sur lui-même. « Contes » déclara la voix. À nouveau, de multiples dessins en trois dimensions émergèrent du néant et se mirent à valser tel un carrousel virtuel. Eterna connaissait toutes les histoires. Elle les avait déjà entendues des dizaines (à moins que ce ne soit des centaines) de fois chacune. D’un index entraîné, elle accéléra la cadence jusqu’à la projection d’une bulle translucide sur laquelle elle arrêta son choix.

« La Bulle de savon »

La fillette se cala sur ses coussins, prête à écouter l’histoire.

« Il était une fois un roi qui, un beau jour, tomba fol amoureux d’une bulle de savon. Il faut dire que la bulle en question était d’une rondeur parfaite et d’une extraordinaire transparence. Ses reflets nacrés lui valurent auprès du suzerain le surnom de Perle précieuse. »

Eterna tourna la tête vers les baies vitrées bombées qui formaient les murs de l’habitation, et qui laissaient entrer la lumière du soleil toute la journée. La conteuse numérique poursuivit son histoire.

« Le roi, conscient de la nature éphémère de sa bien-aimée, la gardait enfermée dans son boudoir, loin des regards et du monde. Mais la bulle, curieuse, profita un jour d’un courant d’air inattendu pour se déloger de son nid d’eau savonneuse et s’envoler par la fenêtre. L’éclat du soleil l’éblouit un instant, mais bientôt, elle put discerner les étendues verdoyantes du jardin royal. Le vent, qui avait pris le relais du courant d’air, l’emporta dans les allées touffues, la fit valser autour des fontaines et la déposa sur les pétales vermeils d’une rose. La bulle s’enivra tant et si bien du parfum de la roseraie qu’elle ne fit pas attention aux épines, sur lesquelles elle se piqua.

Les témoins rapportèrent au roi qu’elle s’était évanouie en un millier de gouttelettes multicolores. Loin de lui apporter une quelconque consolation, ces mots glacèrent le cœur du monarque qui fit immédiatement déraciner tous les rosiers du royaume.

On raconte que c’est par solidarité pour leurs congénères que toutes les fleurs de la terre se laissèrent mourir, disparaissant ainsi de la surface de la planète. »

La voix se tut. Le carrousel d’illustrations en trois dimensions fit une nouvelle fois son apparition. Mais Eterna n’était plus là. Elle regardait par la fenêtre arrondie l’étendue de nuages qui recouvrait l’horizon. Au-dessus d’elle, le ciel toujours bleu. En dessous, rien que des cumulus à perte de vue. Et loin tout en bas, la terre peut-être, ou ce qu’il en reste. C’est dommage, se disait-elle, de ne plus avoir de fleurs. Les roses ont l’air si belles dans les dessins.

– Rien ne pousse plus depuis des lustres, avait déclaré son père avec autorité. On te l’a pourtant expliqué. L’air est irrespirable en dehors de nos nacelles agravitationnelles. Ici, nous serons toujours à l’abri.

Du haut de ses huit ans, Eterna avait encore du mal à saisir le concept de « toujours ». Elle devinait cependant que rien de durait pour toujours. De nombreux contes se concluaient par un mariage et une vie heureuse à jamais. Or n’importe qui pouvait constater que ces heureux couples n’existaient plus aujourd’hui. Il suffisait d’observer ses parents. Pourtant, maintenant qu’elle y songeait, son enfance à elle semblait durer une éternité...

– Éteins donc l’appareil quand tu ne l’utilises pas.

Eterna, perdue qu’elle était dans la contemplation des champs de coton environnants, n’avait pas entendu sa mère entrer.

– Non, attends ! Encore une histoire !

– D’accord. Mais d’abord, la piqûre.

Était-ce déjà l’heure ? La petite fille fit mine de protester. Elle n’aimait vraiment pas du tout de faire piquer tous les soirs. Ça lui brûlait le bras et l’empêchait de dormir une partie de la nuit.

Une réaction allergique. C’est en ces termes que s’était prononcée l’entreprise pharmaceutique qui n’avait cependant offert aucune alternative.

– Comprenez, si l’on avait quelque chose à vous proposer, on l’aurait fait.

Papa avait alors haussé le ton envers ce commercial incapable qui était payé grâce à l’argent de son investissement dont la somme colossale devait garantir un résultat de qualité, ce qui était loin d’être le cas au vu de l’état des bras de sa fille, qui en plus d’être rouges et gonflés, la démangeaient à longueur de journée !

– Cher client, je comprends votre inquiétude, mais la seule alternative à ce jour est l’arrêt pur et simple du traitement. Or dois-je vous rappeler ce que cela suppose ?

Papa fulminait. Il avait alors coupé l’appel sans autre formalité. Le sujet ne fut plus jamais abordé et Eterna dut apprendre à vivre en serrant les dents.

Celles-ci grincèrent lorsque la seringue pénétra la chair. Le sérum rose pâle eut l’effet d’un électrochoc sur le système nerveux. Eterna, par solidarité avec son corps qui ne pouvait endurer la douleur, lâcha une série de cris convulsifs que sa mère fut incapable d’apaiser. Quand le soleil disparut derrière l’horizon vitré, la fillette était encore dans ses bras, les paupières affaissées et les membres éteints.

– Ce n’est pas ce que nous avions prévu pour toi, ma chérie. Mais tu comprendras peut-être un jour, plus tard... si tu grandis...

Eterna ne releva point ce « si » problématique. En effet, un « quand » aurait été plus approprié. Mais un cerveau de huit ans était incapable de saisir les mécanismes psychologiques motivant la plaidoirie quotidienne dont l’objectif était moins de défendre la nécessité de la piqûre que de soulager la conscience du tortionnaire. Eterna Bobelo n’en pouvait plus de ces excuses de grande personne qui n’en étaient pas vraiment. Elle était coincée dans cette bulle en plexiglas entre le ciel et la terre, condamnée à souffrir au quotidien pour des raisons qui lui échappaient encore ; des raisons qui lui échapperaient peut-être toujours.

– Une histoire, Maman.

– Laquelle

– Peter Pan.

– Ce vieux conte ? Pourquoi te plaît-il autant ?

– Wendy.

Wendy s’était envolée pour le pays imaginaire, une étoile merveilleuse où elle avait vécu de nombreuses aventures en compagnie des garçons perdus. Une fois le capitaine Crochet vaincu et Clochette sauvée, elle était rentrée chez elle, sur terre, où elle avait fini par grandir, se marier, avoir des enfants...

– Maman. Moi aussi, je veux quitter le pays imaginaire.

Cette nuit-là, Eterna fit un songe étrange. Dans son rêve, une jolie bulle de savon se faisait piquer encore et encore. Mais personne n’arrivait à la faire éclater. Aussi était-elle condamnée à rester éternellement la prisonnière de Peter Pan.

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