Lena
De la tête aux pieds, il n'est plus qu'une vieille peau flétrie et ridée.
Allongé sur son lit, au-dessus duquel trône un crucifix en bois d’olivier, Saverino soupire et se crispe dès que quelqu’un lui suggère un antidouleur.
« Je n'ai pas plus besoin de remèdes que de médecins, tous des empoisonneurs. Je suis vieux, fatigué et usé, voilà mon mal, et c’est chez moi, dans les draps tissés et brodés par ma mère, la plus sainte des femmes, paix à son âme, que je veux mourir » répond-il fébrilement à qui tente de trop insister.
Le nonno* a atteint ses quatre-vingt-trois ans le jour de l’Assomption de la Vierge Marie.
Ses cinq fils, ses six petits-enfants et ses sept arrière-petits-enfants s’activent autour de lui. Cela en fait du monde, des chuchotements et des va-et-vient.
Le vieux ne passera pas la nuit ; alors personne ne souhaite alourdir sa propre conscience du regret d’avoir manqué les derniers instants de vie du chef de la tribu, le patriarche du clan des Mancini.
Certains ne l’ont pas revu depuis des mois. D’autres, les plus jeunes et les récentes pièces rapportées, ne l’ont jamais connu. Il n’empêche que le vieux Saverino connaît le prénom de tous, se rappelle encore les dates de naissance et de mariage. Avec des trémolos dans la voix et l'air pathétique de celui qui révèle de précieux secrets, il relate à chacun ses souvenirs, les étoffe de faits historiques, resitue le contexte des événements que l’intéressé lui-même peine à se remémorer. N’est-il pas charmant, attentionné, émouvant même, ce vieillard agonisant ?
Le tableau semble idyllique, presque touchant. On veille l’ancêtre, on invite à faire silence ; tous s’attachent à ne pas le laisser seul dans ce moment solennel et à l’accompagner jusqu’au lever du jour qui le verra partir vers l’au-delà.
Ettore, le premier-né, lui relève la tête pendant que le benjamin l’aide à boire. Une belle-fille repositionne la bible posée sur un chevet, une autre arrange les couvertures. Sur ordre de leurs parents, les petits viennent chacun leur tour déposer un bisou baveux sur la main immobile et fripée de leur pépé, puis ressortent de la pièce plus vite qu’ils y sont entrés.
On a le respect des anciens chez les Mancini, ainsi qu’un devoir d’amabilités et de prévenances envers l’aïeul grabataire.
Pourtant, tous ceux présents dans cette maison, sans exception, le haïssent ; et bien plus les aînés dont la mémoire est davantage nourrie.
Aucun ne se sent prêt à oublier le tyran qu’il fut envers les siens, mais surtout la manière avec laquelle il traitait sa femme. La tendre et douce Lena que ses enfants vénéraient, a passé sa vie à supporter les insultes, les humiliations et les trahisons de son odieux époux.
Toute cette agitation hypocrite autour du mourant n’a pour but que de faire bonne figure. Que diraient les gens du village, les voisins, les notables, s’ils voyaient une famille négliger celui qui fut leur maire dévoué durant quarante-deux ans ? Ce serait déshonneur.
Non, il leur suffit de se montrer patients, la pièce de théâtre joue son tout dernier acte ; elle prendra fin sous peu ; ils auront bien le temps par la suite de se réjouir et de piétiner sa tombe.
Installé dans un fauteuil, près de la fenêtre drapée d’un lourd rideau pourpre, j’observe la pantomime de la descendance du bientôt défunt, en égrenant mon chapelet. Je ne suis pas des leurs, ne porte pas leur nom, pourtant nous nous connaissons depuis toujours. Dès lors où ils ont vu le jour, je sais tout d’eux.
J’attends que la valse des tragédiens s’achève pour entendre la confession du moribond.
En échange de ses ultimes révélations, il recevra les miennes, susurrées au creux de son oreille. Saverino Mancini doit quitter ce monde en sachant ce que Lena n’aura jamais trouvé le courage de lui avouer. Le pauvre bougre ne passera pas de vie à trépas sans apprendre que le père de ses trois derniers fils, c’est moi.
*nonno : grand-père en italien
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