Chapitre 9 - Partie 1
Pourquoi abandonnes-tu ? Pourquoi crois-tu en ma mort ?
En boucle le rêve résonne dans le crâne de Lavande, martèle les recoins, écrase toutes formes d’autres pensées. Elle le savait, ce ne serait pas aussi simple, l'inconscient surplombe la conscience, elle régit l’émotion et provoque de nombreux désarroi. On échappe pas comme ça à cette petite voix qui sait se grandir et prendre de la place quand il le faut le moins.
Quasi une heure qu’elle lorgne sur les vagues. Entre ses mains se trouve la photographie que Tony conservait précieusement.
— Lavande c’est ça ? questionna une voix d’homme derrière.
La stip’ ne prit même pas la peine de se retourner.
— Ouais, c’est ça.
Un silence s'ensuivit, elle venait de jeter un froid, une coutume.
— Tu ne demandes pas mais, moi c’est Clancys, on m’a parlé de toi.
— Ah…
Pas plus, elle indiquait du mieux qu’elle le pouvait l’envie d’être tranquille. Il n’avait pas fallu plus d’une sieste pour que l’épanouissement s’évanouisse, Lavande maudissait sa nature bipolaire… de plus elle avait un tout autre problème, plus sanglant, où elle avait dû trouver Melys dans la hâte pour qu’elle lui fournisse de quoi éviter de colorer le pont. Donc, non, ce type là ne se pointait vraiment pas au bon moment.
— C’est juste pour t’informer que je suis une sorte de… psychologue si on veut, ce n’est pas ma fonction principale évidemment mais tout le monde à l’habitude de venir vers moi quand ils en ressentent le besoin.
Malgré la voix douce et chaleureuse du bonhomme, Lavande rétorqua :
— J’ai besoin de rien.
— Permets moi d’en douter.
— Tu veux bien aller te faire foutre le psy ?
Pas commode, elle se tourna sec, les dents quasi sorties tel un Rottweiler. Il était mince, vraiment mince, et cette longilignitée s’accentuait par sa hauteur : il devait culminer vers les deux mètres.
— Putain mais tes yeux c’est quoi ce bordel ?
Des sortes de globes entièrement mauves, des cercles -composants l’iris- qui changeaient chaque seconde de couleur. Le type foutait une frousse soudaine à Lavande. Elle n’avait jamais vu une cybérol’ de la sorte.
— Tu vas t’y habituer. Je m’excuse si ma vue te déplaît. J’ai l’habitude, ne te sens pas coupable.
— J’ai pas dis que ta vue me déplaît mais que tes yeux sont en plein délire psychédélique ! C’est quel genre de cybérol’ ça ?
Non, clairement, il n’était pas déplaisant, étrangement, tout compte fait. L’excentricité de ses iris n’enlevaient en rien un plutôt joli minois.
— Quelque chose qu’il serait bien trop compliqué à expliquer en l’état. Mais ne cherche pas, tu n’as jamais vu cela ailleurs.
Lavande pensa immédiatement à ses implants spécifiques installés par les Ming, ce gars-là avait dû avoir une importance plus ou moins élevée dans une autre vie.
— Un rapport avec le fait que tu sois le psy du coin ?
— Bonne déduction.
— Comment ça marche au juste ?
Le petit sourire en guise de réponse lui intima qu’il ne comptait pas s’expliquer sur la question.
— Si tu veux que je te dise quoi que ce soit Clancys, faudrait peut être que j’en sache un peu plus sur toi !
— Je peux te dire pleins de choses, mais rien sur mon amélioration oculaire, qu’aimerais tu savoir ?
Pas grand chose, Lavande n’avait jamais été très curieuse de la vie des autres, sa merde se révélait suffisamment grande pour ne pas avoir celle d’autrui étalée sur la tronche. Cependant voilà qu’elle allait vivre aux côtés de ces gens pour une durée indéterminée mais plus ou moins longue. Alors il fallait bien faire l’effort d’en apprendre plus sur ses camarades.
— Tu viens d’où ? Avant… le Nomadebyen, ajouta-t-elle avec une pointe de moquerie sur le nom de l’embarcation.
— Le Nomadebyen n’est que notre moyen de transport au Groenland, tu verras ce n’est qu’une petite parcelle de qui nous sommes… mais quant à ta question, je suis originaire de Al-Ufuq.
La stip’ eut un temps d’arrêt, dans cette mégalopole là, on était soit un ultra-riche, soit un ouvrier surexploité, ou esclave en des termes plus exacts (mais pas employé par les dirigeants.)
— Je suppose que tu n’es pas l’un des princes, alors… tu t’es sorti comment de ton merdier ?
— Même dans une société comme Al-Ufuq on peut monter quelques échelons, suffisamment pour connaître les bonnes personnes puis prendre une importance capitale… avant de lamentablement échoué et se faire jeter à la décharge.
— Littéralement ?
— Littéralement.
Elle hocha de la tête, une fin pas vraiment étonnante quand on joue au cador avec des crevures toutes puissantes. Les princes avaient tout droit sur Al-Ufuq, après tout ils en étaient les bâtisseurs… enfin les financiers. Cette mégalopole vit le jour grâce aux ancêtres des monarques actuels, qui eux-même se reposaient sur la fortune de leurs ascendants.
— Et aujourd’hui t’es… là, pourquoi ?
Ce qui trottait dans la tête de Lavande, une question sur la raison d’être parmi ces gens, de croire à une autre possibilité de vie, de se résoudre à rejoindre les disparus, les rejetés de la société pour vivre ailleurs, loin de tout.
— Pour la même raison que tu as choisi de rester ici.
— Pas sûr, moi c’est le chantage d’une jambe flambant neuve, t’as pas accepté ça pour tes yeux bariolés ? Parce que je me barre de suite autrement, je veux une jambe à la couleur de mon épiderme pas vert fluo à pois chromés !
— Je ne parle pas d’un quelconque chantage Lavande. Tu sais bien qu’il y a autre chose.
Elle lui aurait bien dit d’aller se faire voir avec ses insinuations de psychologue de comptoir. Mais, même si cela lui tordait les boyaux de l’admettre, il touchait un point à peine camouflé. La stip’ souhaitait sans aucun doute la même chose que beaucoup des voyageurs de ce navire ; changer de vie, découvrir une autre possibilité mise à part NV, Wangchao ou même Al-Ufuq. Cependant un obstacle l’empêchait d’y croire vraiment, un pessimisme qui s’ancrait au plus profond de son être, dont elle ne parvenait pas à se détacher. Alors,
— Oui, ouais… ouais… t’as raison, en partie, un ras-le-bol, un deuil, un pétage de plomb presque. Mais c’est pas sérieux, rien de concret dans ça, j’ai l’impression de craquer comme une ado, de se rebeller contre papa maman pour aller fumer du crack avec les copains, de refaire le monde et se prétendre dissident. Y’a quelque chose de naïf dans le processus.
— Je conçois ta vision. Par contre tu l’es, dissidente, t’as tenté de prendre d’assaut -de manière complétement stupide soit dit en passant- la dynastie Ming pour trouver un être cher. Je crois que la quasi-totalité de l’humanité se serait chier dessus à ta place. Bon, tu en as récolté une jambe en moins et tu as failli crever mais… t’as montré que t’étais pas fait du même bitume que les autres.
— Tu parles, j’ai pas été plus malin qu’un primate sur l’affaire. Mon frère a été condamné le jour où je l’ai laissé partir… j’ai préféré pleurnicher. C’est même pas ça, il est finalement mort quand je suis partie, la première fois. Moi aussi je crois.
— Quand tu es partie ?
— Ouais, ça fait un bail maintenant. J’étais pas la même tu sais, je voyais la vie comme le verre à moitié plein. Pas facile, certes, mais je me débrouillais, un talent pour quelques sports de combats, des petits boulots de vigiles, un corps purement organique qui mettait de la branlée à des gars craqués de cyberol… j’ai finit par taper dans l’oeil d’un Mingien, il m’a convaincu -pas compliqué- et ramener à Wang… j’ai abandonné Espoir à ce moment.
— Et ?
— Rien, je me souviens de rien putain. Des bribes, des cybérol’ offertent, puis j’aurai eu une défaillance et retour à NV, sans ma foutue mémoire, un défaut de je sais plus quoi lié à ces amélio’ oculaires… en attendant mon père est mort, Espoir s’est éduqué par ses propres moyens et… ça n’a plus jamais été pareil, moi, lui…
— Tu y crois vraiment à cette histoire de défaillance ?
— Tsss… c’est grossier, c’est évident que c’est de la merde en barre. Mais tu veux que je fasse quoi ? Ils n'ont pas gardé ma mémoire sur une carte MV comme un artéfact romanesque. On est pas dans un de ces vieux bouquins de SF, ils ont certainement dû tout écrasé pour effacer quelque chose que je n’aurais pas dû voir, classique.
— Lavande, l’une des fonctions de mes cybérol’... ça pourrait t’aider si jamais tu veux fouiller ton passé.
— Tu déconnes ? Tout est effacé, y’a plus rien, niet’, nada ! Si tu veux t’amuser à recoller un puzzle 1000 avec seulement deux pièces tu feras que de l’art contemporain, pas plus, pas moins.
— Non, Lavande, c’est bien plus complexe, en dehors de toute logique concevable pour notre cerveau, tu sais bien comment sont les intelligences quantiques ?
Oui, elle savait, évidemment, ses Yanjing reposaient sur le principe. Après tout, où se trouvait la cohérence dans une cybérol’ capable de calculer des probabilités complexes et de les transmettre en un temps infime la cervelle tout en lui permettant de les calculer aussi rapidement… pour réagir au millième de seconde prêt, être capable d’esquiver une balle tant que le corps le permet… il y avait de là du génie flippant, le quantique relativisait les lois physiques : quelle était la différence entre ses Yanjing et une machine à ralentir le temps ?
Le navire arriva bientôt au port, Clancys fit volte face, il avait à faire,
— Tu pourras me retrouver en ville, si tu veux en savoir plus. Dans tous les cas, Lavande, tu n’es plus seule.
Aucune réponse ne vibra ses cordes vocales, elle restait plantée là, circonspecte. Au loin le paysage de l'Islande désolée, loin des vieilles conceptions que l’on se faisait au “Monde”, se dévoilait à travers un nuage de poussière jaunâtre.
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