ÈVE
À l’heure où la nuit se coiffe d'une lune imparfaite et qu’un voile de torpeur s’étend sur la ville, les hurlements d'une sirène déchirent soudain cette fragile tranquillité. Les lumières bleues d’une ambulance glissent sur les façades des immeubles telles les dernières lueurs d'une vie sur le point de s’éteindre. Lucie et Louis, les deux urgentistes, se battent pour sauver une jeune femme. Elle a entrouvert les yeux, les a refermés.
Ève traversa le hall du journal Le Beau Temps et se dirigea d’un pas pressé vers son poste de travail.
Ses deux collègues réceptionnistes, Anastasie et Javotte, jumelles acariâtres, l’avaient mise en garde dès le premier jour. « Quand tu monteras à la rédac, t’approche pas trop du bureau, celui avec les lunettes, la pipe et le chapeau ! Il est maudit ! »
Ève était déjà au courant.
Le jour de son entretien d’embauche, Lucie, la directrice des ressources humaines lui avait parlé de cette malédiction. Le bureau était celui de Luc, l’ancien rédacteur en chef du journal, mort dix mois plus tôt. « À chaque fois qu’il avait une décision importante à prendre, il suivait un rituel précis. Il posait son chapeau melon et laissait sa pipe et ses lunettes en équilibre dessus. Et après, il disparaissait dans le couloir. Oh ! Il l’arpentait de long en large. Une fois qu’il avait pris sa décision, il retournait dans la salle de rédac. Il remettait ses lunettes, son chapeau et allumait sa pipe. Tout ça dans cet ordre. Mais…Il ne le refera plus. Il a fait un AVC dans le couloir, avait-elle dit à Ève, les yeux larmoyants. Notre directeur, Louis Crinpe, était son ami. Il nous a demandé de ne pas nous approcher du bureau et de ne surtout pas toucher aux reliques si nous ne voulons pas être maudits. Vous ne le savez pas encore mais le directeur est versé dans les sciences occultes. Il nous a assuré que cela ne durerait qu’un an. »
Ève découvrit rapidement que dans la ruche rédactionnelle où s’affairaient les abeilles de l’information, l’idée de la malédiction avait fait son chemin dans les esprits. Les décrypteurs de vérité faisaient un détour pour éviter le Bureau. L’usure du parquet autour du totem maudit sur lequel dormaient lunettes, pipe et chapeau, témoignaient de cette crainte.
Malgré les mises en garde, Ève s’approcha un jour du Bureau. Elle fut soudain assaillie d’effroyables maux de tête. Un terrible éclair zébra son cerveau et la foudroya sur place.
Les yeux grands ouverts, elle distingua, penchées au-dessus d’elle, deux silhouettes auréolées d’une lumière blanche aveuglante.
Le malaise dura…
–– Tu vois ! On t’avait dit de pas t’approcher. C’est pas comme si on t’avait pas prévenue ! lui dirent d’une même voix, les jumelles. Ça se croit plus intelligente et plus belle que les autres mais…
Ève leur sourit.
Les jumelles la détestèrent encore plus. Trop belle. Trop intelligente. Trop gentille. Trop de trop ! Elles lui donnèrent les tâches les plus ingrates à accomplir et l’affublèrent du surnom de Cendrillon.
Le séduisant Louis Crinpe, directeur du journal, s’arrêtait tous les matins à la réception pour discuter avec elle. Leurs conversations portaient sur l’art et en particulier le Street Art, sujet de thèse de Cendrillon.
–– L’art paie. Pas son histoire, lui disait-elle chaque matin.
–– La chance sourit aux audacieux, lui répondait-il, invariablement.
Un mois de mauvais traitements de jumelles plus tard, Cendrillon trouva l’occasion de retourner dans la salle de rédaction. Javotte lui avait demandé de retourner au journal, désert en ce jour de grève. Son message disait : « À Cendri. À Eve. Retourne au buro. Cest urgen. Pren les feuille sur le buro de Rober, et fait des fotos copies. Il a oublier de les fair. Tu les metra dans une envelope kravt. »
Cendrillon n’avait pas mis un pied dans la rédaction que le chant du Bureau l’attira. Elle chaussa les lunettes, mit le chapeau, simula de fumer la pipe, marcha dans la salle puis dans le couloir, comme habitée par l’esprit du rédacteur en chef.
Quand elle prit conscience du sacrilège qu’elle venait de commettre, elle reposa le tout et quitta la salle de rédaction en courant.
Cendrillon, honteuse, ne revint au journal qu’une semaine plus tard. Le directeur, Louis Crinpe ne tarda pas à la convoquer.
Le moulage d’une empreinte de doigt trônait sur son bureau en acajou. La seule preuve pour découvrir celui ou celle qui avait touché aux sacro-saints objets.
Cendrillon était la dernière employée à devoir se prêter au jeu. Elle tremblait comme une feuille. Le directeur lui prit la main avec douceur et l’aida à poser son doigt sur le moulage.
Son index épousa la forme de l’empreinte.
Elle était démasquée.
La réaction de Louis Crinpe la laissa sans voix. Loin de la renvoyer, il lui confia son secret.
Le soir de la mort de son rédacteur en chef, il avait fait un rêve au cours duquel son ami lui avait parlé : « Louis, la femme qui touchera mes objets fétiches sera celle qui ravira ton cœur. Tu le sauras dans moins d’un an . »
Cendrillon et Louis se marièrent.
Ils furent heureux et eurent beaucoup…
— Et merde ! Lucie, je crois qu’elle est partie pour de bon ! dit Louis.
Ève avait les yeux grands ouverts, immobiles, fixés vers la lumière blanche du plafond de l’ambulance du SAMU.
— Oui. Cette fois, c’est fini, On l’a perdue, annonça Lucie, le médecin urgentiste . Tu peux la couvrir .
Louis remonta le drap sur le beau visage de la jeune femme.
–– Foutu AVC ! lâcha-t-il.
Ève ne cilla pas. Elle s’appelait Cendrillon… Elle dormait.
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