Chapitre 12
Ava
La Comète était un navire en bois sombre et aux voiles pourpres, absolument magnifique. D’après ses brèves connaissances à propos des vaisseaux coloniaux, l’historienne songea que celui-ci arborait la finesse d’une frégate britannique et la robustesse d’un galion espagnol. Depuis le ponton, elle releva doucement la tête en direction des mâts et, rêveuse, s’imagina y grimper pour effleurer les premières étoiles de la nuit.
— C’est complètement dingue qu’une chose aussi imposante arrive à flotter, tu ne trouves pas ? s’émerveilla-t-elle.
Assis près d’elle, Russel haussa les épaules.
— Bof, c’est la poussée d’Cliade. Un objet qu’on immerge dans un fluide subit une poussée vers le haut, égale au poids du fluide déplacé, donc…
Ava se pinça les lèvres, amusée.
Archimède avait donc son égal dans ce monde ?
Elle tourna finalement la tête vers l’adolescent et le vit, concentré, en train de triturer sa manchette en laiton à l’aide d’un petit tournevis.
— Je suis désolée pour ce matin, admit-elle. Je ne voulais pas me servir de toi, je…
— Faut pas. C’était digne d’une mercenaire.
Troublée par sa remarque, elle garda le silence et fit distraitement balancer ses jambes dans le vide.
— Tu as toujours eu le mal de mer ? reprit-elle.
— Non. J’allais pêcher avec mon père, avant. Il avait fabriqué cette barque horrible, avec une sorte de moteur à vapeur et un filet mécanique… j’aimais bien l’accompagner.
Ava pencha la tête, curieuse.
— C’est lui qui t’a appris à faire ça ?
Sans un mot, Russel hocha la tête et actionna un mécanisme bruyant.
— Il est mort quand j’avais neuf ans. J’suis parti d’Ikare dans l’espoir de r’trouver ma mère… mais j’ai vu l’océan engloutir tellement d’vies pendant l’voyage qu’ça a fini par m’rendre malade.
La jeune femme baissa les yeux et contempla le clapotement de l’eau contre le bois.
— Je suis désolée. Tu as fini par la retrouver, ta mère ?
Il positionna une fléchette dans une encoche, juste au-dessus de son poignet, et visa le tonneau voisin. Après un micro-mouvement, le projectile s’y ficha avec précision.
— Nope. Ce que j’ai retrouvé, c’est sa dette auprès d’Pill. Ma vieille a bossé pour lui mais a fini par déserter son poste. Alors quand j’me suis pointé au Fût Percé pour la rencontrer…
— Pillover t’as forcé à rester, comprit Ava, consternée.
Russel acquiesça, s’en alla récupérer la flèche et revint à sa place.
— J’suis parti en mission avec le Cap’, quelques mois plus tard. Il a dit qu’j’avais du potentiel, alors il m’a pris sous son aile, comme il l’a fait avec Priss. Dès qu’il en a eu les moyens, il a rach’té nos dettes et creusé la sienne.
Elle fronça les sourcils, déconcertée.
— Quoi ? Pourquoi a-t-il fait ça ?
L’adolescent haussa les épaules.
— J’en sais rien, il est comme ça.
Tu parles, il a forcément une idée derrière la tête.
— Si je comprends bien, Priss et toi êtes libres, mais choisissez de rester ?
Russel la fixa comme s’il s’agissait d’une évidence :
— T’abandonnerais la seule famille qu’il te reste, toi ?
Elle songea à Zack, un violent pincement au cœur.
— Non, bien sûr que non…
— J’lui dois bien trop pour lui tourner le dos, souffla gravement Russel.
Méfiante, Ava jeta un œil par-dessus son épaule pour observer Marceau. Adossé à une caisse, les mains dans les poches, il écoutait passivement Trevor et Priss débattre à propos d’un trafic d’armes à la frontière Alesienne. Son regard croisa le sien mais, au même instant, Yvette et son équipage déboulèrent sur les quais.
Impatiente, Ava bondit sur ses pieds et fit sursauter Russel.
— Prêt à mettre les voiles ? souffla-t-elle.
— Vraiment pas, grommela-t-il en se relevant à son tour.
— Tonneliers ! appella Yvette.
Tous se retrouvèrent devant une passerelle étroite, menant à bord de la Comète. Dans un silence pesant, marins et mercenaires se toisèrent en chien de faïence, jusqu’à ce que la corsaire n’enfile un tricorne en cuire et lève le menton bien haut.
— Pas de bras inutiles en mer : participez aux corvées et vous aurez à manger. Mon navire, mes lois. Un problème avec ça ?
— Aucun, répondit Ava, le cœur battant.
Yvette lui adressa l’ébauche d’un sourire puis se tourna franchement vers Marceau.
— Mes œufs ?
Le jeune homme les lui tendit et elle fit signe à son expert de les récupérer.
— Nous reparlerons de ce service en temps voulu, gueule d’ange, souffla-t-elle. En attendant, grimpez et activez ! On largue les amarres !
Ses hommes poussèrent une série de cris enjoués et se jetèrent sur la passerelle pour rejoindre leurs postes. Lorsque vint son tour, la jeune femme se présenta devant la planche suspendue et étroite mais hésita un moment avant d’y faire un pas.
— Un coup de main ? fit Marceau.
Toujours aussi contrariée depuis leur dispute à la Caravelle, Ava secoua la tête.
— Pas besoin, déclina-t-elle fièrement.
— Carly…
Elle inspira et bloqua sa respiration, les bras écartés, puis s’engagea sur le bois grinçant.
Regarde droit devant, droit devant Ava… tu y es presque !
Il ne lui restait plus quelques pas à faire, mais le cri d’un gabian la surprit et elle perdit l’équilibre. Par chance, quelqu’un parvint à la rattraper et, soulevée par la taille, elle se retrouva à bord de La Comète en un battement de cil.
— C’était moins une, taquina son sauveur.
Avec son impressionnante cicatrice et sa carrure imposante, Ava n’eut aucun mal à le reconnaître : il s’agissait du second d’Yvette. Sans son air de requin féroce, il avait déjà l’air nettement plus sympathique.
— M-merci, balbutia-t-elle.
Un sourire ravageur éclaira son visage et il prit sa main pour y planter un baiser.
— Je m’appelle Sun. J’ai conscience de m’être montré rude tout à l’heure, mais si je peux faire quoi que ce soit pour me rattraper…
Oh. Mon. Dieu.
Le timbre de sa voix était si grave que Rémi l’aurait certainement qualifié d'indécent. Les joues brûlantes, elle s’apprêtait à répondre lorsqu’un raclement de gorge attira leur attention.
— En ce qui me concerne, je me passerai du baiser, mais tu pourrais peut-être commencer par nous conduire dans nos quartiers ? lança Marceau, suivi de près par le reste des tonneliers.
Les lèvres pleines du marin se tordirent en un rictus sarcastique. Après avoir lâché la main d’Ava, il leur fit signe de le suivre et traversa le plancher ciré en direction de la poupe. Un escalier menait au pont supérieur, où Yvette venait de s’installer, mais ils passèrent juste en dessous pour pénétrer à l’intérieur de la caraque.
Avec sa stature de géant, Trevor peinait à se mouvoir et jura une ou deux fois lorsqu’il se cogna au plafond bas ou contre les murs étroits. Les boyaux du navire menèrent finalement jusqu’à sa cale, fraîche et humide.
— Ici, nous stockons voiles et cordages. Là, poudre à canons et aerosyne…
— Aero-quoi ? répéta Ava.
Sun fronça les sourcils, amusé, comme s’il ne comprenait pas sa question. Il avança encore et poursuivit :
— Nos vivres sont directement gardés par le cuistot, Alek. Il a tenu à faire installer une couchette directement dans le garde-manger, alors n’espérez même pas y chaparder le moindre quignon. Quant à vos propres quartiers… les voici !
Il poussa une porte grinçante et s’écarta pour laisser passer Ava et les tonneliers. Ils découvrirent alors une pièce immense, jonchée de hamacs en toiles colorées. La plupart d’entre eux étaient déjà occupés, revendiqués par des bouteilles d’alcool ou des vêtements sales… l’odeur y était affreusement pénible et rance, évoquant le sel et la moisissure.
— Charmant, commenta Priss, le nez plissé.
Ava remarqua alors que Clochette avait pris place sur l’épaule de la pixie. Pour une raison qui lui paraissait complètement obscure, elle semblait l’apprécier…
— Estimez-vous heureux, rebondit le second. Puisque nous sommes à quai, personne n’a eu de mal à encaisser le roulis depuis plusieurs jours.
Russel se camoufla derrière son cache-cou tandis que Trevor s’en alla choisir sa couche.
— Nous dormons ici ? Tous ensemble ? demanda Ava, contrariée.
— Pas tous, non. Nous sommes quelques-uns à posséder nos propres cabines, dit-il avec un clin d'œil. Dépêchez-vous, comme l’a dit le capitaine, pas de bras inutiles en mer...
— Très bien : Priss et Carly, ici. Russel, avec Trevor et moi, là, ordonna Marceau en jetant son paquetage sur un hamac.
Agacée, Ava se mordit l’intérieur de la joue. Puisqu’elle n’avait rien d’autre à sa disposition, elle retira son perfecto et le jeta à l’opposé de la couche que le mercenaire venait de désigner. Défiante, elle lui lança un sourire forcé et emboîta le pas du marin, pressée de rejoindre la surface.
À quoi est-ce qu’il s’attendait, au juste ? Que je lui obéisse au doigt et à l'œil ?
De retour sur le pont, l’historienne sentit son sang bouillonner d’excitation. Le bois tremblait sous le pas précipité des marins fébriles, répondant aux ordres d’Yvette. Le claquement des drisses retentit tout autour d’elle, rythmant les mouvements vifs de l’équipage.
Sun la prit soudain par le bras et resserra ses doigts autour de son muscle.
— Je dois rejoindre mon poste à la navigation. Tu sais te servir de ça ?
— Oui, affirma-t-elle en retroussant ses manches.
— Parfait. Hé, Gibbs ! héla-t-il.
Un vieil homme, un béret vissé sur la tête, approcha.
— Ouais ? grommela l’homme.
— Je te présente Carly, montre-lui comment hisser une voile, dit-il avant de s’éloigner.
Intimidée mais volontaire, Ava sourit à l’inconnu. Ce dernier rit et planta un poing sur ses hanches.
— Fais voir tes mains, gamine ? Ça manque de cales…
Il la poussa dans le dos et l’entraîna près d’un groupe de matelots, affairés au pied d’un mât. Ils l’accueillirent avec quelques messes basses et regards en biais, mais elle ne se laissa pas démonter.
— Qu’est-ce que je dois faire ? demanda-t-elle alors qu’un cordage fouetta le pont, tout près de ses pieds.
— Tire, ordonna Gibbs.
Déterminée, la jeune femme enroula ses doigts autour du chanvre rapeux et se planta solidement sur ses appuis. Là, elle s’arc-bouta en arrière et tira de toutes ses forces. À son grand désarroi, la voile ne bougea presque pas. Alors elle recommença plusieurs fois, tâchant d’ignorer la brûlure qui s’insinua dans ses avants-bras. Finalement, elle sauta sur le cordage et tira dessus de tout son poids. Cette fois, le mécanisme remonta de quelques centimètres.
— Je… je ne suis pas certaine d’y arriver seule… avoua-t-elle, aussi déçue qu’essoufflée.
Derrière, les marins hurlèrent de rire, mais, bienveillant, Gibbs posa une lourde paluche sur son épaule.
— Y’a de l’idée, petite.
Il récupéra le cordage et le lança en arrière : plusieurs hommes s’en saisirent alors et Ava comprit qu’elle n’avait jamais eu la moindre chance. Les lèvres pincées, elle croisa le regard malicieux de Gibbs et empoigna de nouveau le chanvre tressé. En rythme avec le reste du groupe, elle tracta sur ses bras et, épatée, vit enfin la voile se déplier. Lorsqu’elle fut complètement érigée, Gibbs fit le tour du mât avec le cordage puis le noua autour d’un taquet.
— Ça, c’était la misaine. Prête pour la grand-voile ?
Ravie, Ava acquiesça et suivit le groupe. Alors que le navire quittait enfin le ponton, ils réitérèrent la même opération plusieurs fois, jusqu’à ce qu’ils ne dépassent l’entrée du port. Les mains brûlantes et le front moîte, la jeune femme se pencha par dessus la rambarde et observa les lumières des bas-fonds s’éloigner. Pour la première fois, elle sentit la mer danser sous ses pas et les embruns saler son visage. Une joie incommensurable gonfla alors son cœur et, face au vent, elle se mit à rire.
— C’est grisant, n’est-ce pas ? lança Yvette depuis son perchoir.
Les mains sur la barre, digne et confiante, elle fit signe à la jeune femme de la rejoindre. Euphorique, celle-ci s’exécuta et grimpa deux à deux les marches qui menaient au pont supérieur.
— Tu as l’air d’aimer ça. Je t’ai proposé de rejoindre mes rangs tout à l’heure… reprit la corsaire. Si tu n’avais pas été aussi bornée, tu aurais pu monter à bord sans nous encombrer de ces maudits mercenaires.
Ava sourit.
— Dans une autre vie, j’aurais adoré…
— Quel ton lourd de responsabilités, railla Yvette. Tu dois te rendre quelque part, si je me souviens bien ? Où ça ?
Ava fixa le bout de ses bottes et fit glisser ses boucles blondes derrières ses oreilles. Face à son silence, la corsaire poussa un soupir.
— Tu as raison de te méfier. Mais, eux, tu leur fais suffisamment confiance pour t’escorter ?
— Marceau m’a assuré qu’il…
— Il m’a assuré des choses à moi aussi, la coupa Yvette, remplie d’amertume. Sauf les tonneliers ne versent pas dans la charité, ma jolie, crois-en mon expérience. Ils se serviront de toi et te planteront un couteau dans le dos dès qu'ils en auront l’occasion.
— Je ne la leur offrirai pas, articula Ava, tendue.
Yvette souffla par le nez, désabusée. Elle consulta son compas un instant et se tourna vers son second pour confirmer son cap, qu’elle ajusta adroitement à la barre.
— Bien, il est temps de prendre un brin de vitesse, annonça la corsaire.
La jeune femme jeta un oeil en direction de la mer, aussi plate qu’une immense flaque d’huile.
— Comment ? Il n’y a pas assez de…
Yvette porta son index à ses lèvres et souffla doucement sur sa bague. Aussitôt, une bourrasque vint gonfler les voiles et poussa le navire vers l’horizon. Un goût métallique s’insinua sur sa langue et, les yeux écarquillés, Ava s’accrocha à la rambarde.
— Est-ce que c’était… de la magie ?! fit-elle, émerveillée.
— Grands dieux, non ! s’esclaffa la femme. Si je faisais partie du Petit Peuple, le Chancelier ne m’aurait jamais accordé sa confiance… il m’a offert cette gemme d’étherium il y a une dizaine d’années : depuis, elle ne me quitte plus.
L’historienne baissa les yeux et sentit son pouls accélérer lorsqu’elle remarqua la pierre bleue, sur le bijou d’Yvette. Elle était en tout point similaire à celle que Zack avait détachée de sa chevalière la veille. Était-ce grâce, ou plutôt à cause, de cela qu’elle s’était retrouvée propulsée dans ce monde ?
— Je n’en avais jamais vu d’aussi près, mentit-elle. Comment est-ce que cela fonctionne exactement ?
— L’étherium résulte de la science. Il contient de l’Éther, mais ne permet pas aux humains d’accéder directement à sa force créatrice. Néanmoins, elle offre à son détenteur la possibilité d’agir sur ce qui a déjà été créé…
De la magie synthétique, en somme.
— Donc vous n’avez pas créé le vent, vous avez simplement amplifié une brise déjà existante ?
— Exactement.
— Je vois, fit Ava, sourcils froncés. Et, est-ce que la gemme permet de voyager ? Je veux dire… par exemple de passer d’un lieu à un autre, même s’ils sont très éloignés ?
Yvette lui lança un regard en biais, troublée.
— Tu es si pressée que ça d’arriver ?
La jeune femme se mordit la lèvre et acequiesça, consciente d’évoluer sur un terrain glissant.
— À ma connaissance, ceux qui ont essayé d’ouvrir un portail ont soit perdu la vie, soit perdu la tête. L’etherium puise directement dans l'énergie vitale de son porteur pour agir. Donc plus l’action est exigeante…
— Plus elle requiert d’énergie, comprit-elle, tâchant de maîtriser la panique qui remua ses entrailles.
Mon dieu, Zack, est-ce que tu vas bien ?
— La fille aux cheveux bleus, c’est une pixie, n’est-ce pas ? demanda sèchement Yvette. Raclure des bas-fonds et du Petit Peuple ?
Le ton de sa voix provoqua un frisson désagréable le long de sa colonne et Ava se tendit d’avantage.
— Elle s’appelle Priss.
— Ne me regarde pas comme si j’allais la faire envoyer par le fond, railla la femme. Elle a déjà probablement purgé sa peine alors je tolérerai sa présence. Mais tu ferais bien de t’en méfier : ses semblables ont tant méprisé l’humanité… gloire au Chancelier.
— Je ferais mieux d’y retourner, dit Ava d’une voix blanche. Merci pour ces… éclaircissements.
— C’était instructif pour moi aussi, ma jolie.
Qu’est-ce qu’elle veut dire par là ?
Ava lui adressa un sourire poli avant de partir et, prise d’un vertige, faillit louper une marche dans les escaliers. Tremblante, elle s’éloigna du pont supérieur et se pencha à nouveau au-dessus bord pour observer l’écume s’étaler sur les flots.
Zack est vivant, il t’attend… Il est vivant, et il t’attend…
Quelqu’un s’adossa à la rambarde, tout près d’elle.
— J’imagine que tu dois avoir tout un tas de questions après ça ? dit Marceau, tout en achevant d’enrouler une corde.
— Tu m’espionnes ? rétorqua-t-elle sèchement.
— J’en ai, moi aussi. Pourquoi cet intérêt à propos des portails ?
À bout de nerfs, elle réduisit la distance qui les séparait, les poings serrés.
— Ce n’est pas parce que nous avons un accord que cela signifie que je dois te rendre des comptes, Marceau !
— Je ne te demande pas de me rendre des comptes, je…
— Ah oui ? Ce n’est pas ce que tu m’as demandé tout à l’heure, après que je nous ai permis d’embarquer sur ce navire ? Que les choses soient bien claires : je suis ta partenaire, pas ta subalterne !
Agacé, Marceau se pencha vers elle. Il était si proche qu’elle peina soudain à soutenir son regard.
— Parfait, partenaire. Laisse-moi clarifier quelque chose à mon tour : au cas où tu ne l’aurais pas encore compris, Yvette donnerait sa vie pour le Chancelier. Et devine qui est le type qui a assassiné l’intégralité des Caeleen de ses propres mains ?
Choquée, Ava voulut répondre mais aucun son ne sortit de sa bouche. Marceau se pencha encore, cette fois vers son oreille.
— Cette femme est dangereuse, c’est ce que j’essaye de te dire depuis tout à l’heure. Étant donné les termes de notre accord, il serait sage de ne pas attirer l’attention plus que nécessaire, princesse.
Il arracha brusquement son souffle de sa peau et fila de l’autre côté du pont, laissant Ava seule, le regard perdu dans le vague. Une boule remonta de son estomac à sa gorge. Les tremblements gagnèrent du terrain, secouant ses membres de spasmes incontrôlables. Ses yeux s’humidifièrent et, soudain, elle réalisa qu’elle était sur le point de céder à la panique.
Qu’est-ce que je fais là, qu’est-ce que je fais là ?!
Elle avait envie de s’enfuir, se lover dans la polaire de son oncle, rejoindre ses amis en terrasse du P’tit Bistrot et de lire au chaud de la bibliothèque universitaire. Elle avait envie de disparaître, loin de ce monde hostile, de ses manigances et de ses mensonges.
D’un pas maladroit, elle se précipita à l’intérieur du navire et courut jusqu’au dortoir commun où elle retrouva son perfecto. Après s’être blottie dedans, elle se roula en boule dans son hamac et enfouit son visage entre ses mains pour étouffer ses pleurs, durant au moins deux heures.
Petit à petit, la bascule de la houle se fit plus ample, plus régulière, et les grincements de la cale lui chuchotèrent une mélodie apaisante. Elle avait encore le ventre vide, creusé par la faim, et la bouche sèche. Mais la fatigue finit par l’emporter et, doucement, elle sombra dans les bras de Morphée.
*
— Avelyn ?
Ava se réveilla en sursaut, le souffle court. Confuse, elle cligna des yeux à plusieurs reprises avant de se souvenir où elle se trouvait. Une lanterne accrochée au plafond se balançait au rythme des vagues, projetant des ombres inquiétantes autour d’elle. La nuit devait être bien avancée car, à en croire les ronflements sonores qui emplissaient la pièce, le plus gros de l’équipage avait gagné ses couches.
Prise d’une furieuse envie de bouger, elle tenta de se mouvoir mais eut soudain l’impression d’être immobilisée, exposée à un regard pesant, intrusif, comme si quelqu’un était penché au-dessus d’elle.
Qu’est-ce que…
La blessure à sa jambe la lança violemment et elle poussa un gémissement de douleur. Elle tenta d’ appeler au secours, mais ne parvint à articuler aucun mot. Transie par l’angoisse, elle se sentit soudain aussi vulnérable qu’une souris offerte à un prédateur en cage.
— Rêve, Avelyn, murmura une voix, tout près de son oreille.
La jeune femme couina de peur, mais une nouvelle vague de sommeil emporta son corps. Ses paupières s’alourdirent et elle se laissa gagner par une douce tiédeur, comme si elle plongeait dans un nuage au goût de miel et aux couleurs pastels.
— Rêve, car lorsque je te retrouverai, tu vivras un cauchemar.
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