I - Au-delà du vide - 4/9
6h33
L'Escapade émane de la couche nuageuse en longeant le pont, les aérostiers à bord retirent leurs masques à gaz.
Les vapeurs acides, toxiques et suffocantes sous la surface de la mer-nuage sont préférable aux vents violents de la région.
Une moité de l'équipage s'affaire à rincer : les cirés, les planchers, mais surtout l'enveloppe du ballon des eaux vives et de la condensation caustiques.
L'autre se rue sur les armes. On ôte les protections sommaires, parfois de la toile de jute, tantôt du feutre des pièces d'artillerie. La chaudière à charbon, au cœur de la nacelle est brûlante, à plein régime, elle alimente les compresseurs. L'air comprimé actionne les mitrailleuses.
Les cartouchières ; de grandes caisses en paille renferment des chapelets de balles. Si les douilles sont en bronze, le projectile est en glace et sort du réfrigérateur central. Ces munitions économes, inefficaces contre l'acier n'en reste pas moins meurtrières dans la chair.
Arrivée à hauteur du train-banque, la fusillade commence. Les quelques passagers, survivants de l'accident, tuméfiés, ensanglantés sont fauchés en sortant des portes blindés. On se replie, et à travers les meurtrières et les fentes du train, la riposte commence. Elle est faible et éparse dans ses débuts, le ballon continue son ascension, et la nacelle fait écran, protégeant ainsi le fragile ballon des tirs en contrebas. Des écoutilles dans la coque de la nacelle sont ouvertes au-dessus du vide, trois cannonières surgissent, suspendues, elles font feu. Les obus font exploser les wagons trop récalcitrants à la reddition. Quelques soldats téméraires quittent les wagons et se mettent à couvert. Sur le pont de l'Escapade, on largue des clous, des grenades et des barils de poix incendiaires. Il y a des cris atroces, puis seules les flammes et les vents se font entendre. Le train gisant sur le chemin de fer se rend.
6h38
La situation semble maîtrisée quand les deux tourelles du train de tête, gisant pourtant sur le côté, se réveillent. Lourdement armées, elles crachent du métal avec leurs huit canons avec la puissance de la poudre. Une canonnière de L'Escapade en subit le feu nourri, la soute à munition, atteinte, explose. Le lourd canon tombe et écrase comme une brioche la locomotive de queue. Une autre canonnière réussit à détruire une tourelle. L'angle des tourelles de l'adversaire est particulièrement limité par le déraillement, et une manœuvre de L'Escapade permet d'être hors de porté. Toutefois, le déplacement est lent et expose dangereusement le ballon. Alors deux silhouettes, celles des jumelles, surgissent des cols montagneux. Elle se faufilent jusqu'aux ruines du train de tête, une charge explosive jetée à la main fait taire à jamais la dernière tourelle.
***
6h59
Le navire accoste, de puissants câbles l'arrime sur les haubans du pont. Pour plus de stabilité, d'autres fixations sont improvisées dans des promontoires de grès presque arasés par le sable du désert.
C'est une ovation qui accueille les jumelles alors qu'elles rejoignent le groupe sur le dos de leurs montures. Elles sont talonnées de près par l'équipe du miroir. L'escorte du train, où plutôt ce qu'il en reste, se rend sans difficultés, sauf peut-être un forcené, déboulonné, tirant à vue, ami ou ennemi, sans discriminations. Une petite fiole de chloroforme calme le jeu, et le voyageur est heureux d'épargner une vie dans cette journée de tuerie. Les bombes incendiaires prévues pour faire suffoquer, et non brûler les parois métalliques, ont très peu entamé les wagons. Si le train est noirci, il reste entier, hormis les quelques obus tirés.
Le voyageur progresse à travers les voitures, il passe succinctement les ennuyeuses trames postales pour aboutir aux wagons les plus aguichants. Le wagon-coffre, exclusivement fait d'acier et de bronze brille déjà de toutes parts. Autour du coffre central aux épaisses cloisons de fonte, des centaines d'œuvres d'arts gisent en vrac, chacune ayant plus ou moins supporté l'arrêt du train. Des membres épars de statues percent parfois les toiles ; tantôt, c'est une jambe déchirant un paysage, ou un bras transperçant le portrait d'un connétable. Nonobstant, le plus intéressant est au sol. Il y a comme un gravier qui se coince sous les bottes. En réalité, c'est le diamant et autres lapidaires luxueux qui se coincent dans les semelles. De grands sacs de lins gênent le passage, on les jette sur le côté, certains se fendent, et de l'électrum, sous la forme de milliers de pièces, ruissellent bientôt. Tandis que chacun se jette sur ces monceaux d'or, le voyageur s'attelle sur un compartiment particulier, le 411, oublié dans un recoin du coffre-central. Il doit plonger le bras dans une masse de bons du trésor et d'emprunts impériaux pour extraire un petit coffret.
Le pillage régit par la très conceptuelle règle : « tout ce que tu peux emporter est à toi », s'achève en navettes de brouettes se bousculant sur la planche reliant le ballon à la terre. Pièces et écus, malmenés, pleuvent parfois dans le vide, des liasses de billets flambes quand les postes à souder percer les coffres. Toutefois, personne ne s'offusque des quelques pertes constituant pourtant à elles seules des fortunes inconcevables. L'orfèvre et Joaillier du village à la mine patibulaire, le vieux Sam, examine la marchandise de son monoculaire. Il jette par-dessus l'épaule les plus belles pierres précieuses. Reconnaissables, référencées et donc pistables, il est suicidaire de les vendre au marché noir.
La pluie s'annonce à l'horizon, la mousson arrive et risque d'atteindre les steppes du silence. La vielle Élia suit le plan, elle remet en route les deux locomotives survivantes du wagon de queue. Cabossé, contrarié, elles ont callées et sont désormais à l'arrêt. Marius, homme du génie, s'efforce de remettre en état les éléments voilés. Le foyer est ardent, la pression monte. La locomotive centrale est lancée, celle de queue, grippée et irrécupérable, est détachée puis tractée dans le vide. On treuille les débris et wagons déraillés, ils crissent sur les roches, puis rejoignent l'abîme, comme toutes les éventuelles preuves. Le sable est ratissé, et l'équipage achève un décor de cinématographe, celui d'un non-événement criminel.
Parvenir à battre son adversaire sans l'avoir affronté est la meilleure conduite. À 9 h 27, le train n'arrivera pas à son prochaine arrêt vers l'ouest, à la Ciotat. Face à la voie brisée, Il va repartir à rebours.
La régence missionnera quelques aérostiers pour inspecter la ligne ; ils verront le viaduc brisé, mais pas de train. Ils penseront alors qu'il a sombré seul, accidentellement avec les rails, suivant une rupture du tablier ; un accident hélas possible. Puis, quelques heures plus tard, la première gare signalera le train-banque arrivant en furie sans tenter quelque freinage. Ils hésiteront et s'égareront dans la panique. Songeant à un braquage, ils poursuivront un convoi vide.
Marius est aux machines, Élia à la manœuvre, la locomotive s'engage toutes vapeurs arrières. Le train du Grand Ouest perce horizon, pluie, vapeur et vitesse. L'histoire continue.
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