II - L'inconnue - 3/7
En contrebas, l'expédition de la communauté est prête. Les villageois font leurs adieux en cette fin de journée. Les deux jumelles ont décidé de rester à bord. Les deux jumelles ont décidé de rester à bord. Cette vie qu'elles choisissent, ce nid vide, ne plaît pas à Halba, leur mère. Le cœur lourd, après une énième étreinte, elle laisse ses filles partir vivre leur jeunesse. Promptement, la petite flotte tâche d'atteindre la rive du nord avant que la nuit tombe.
L'obscurité survenue, les lanternes des bateaux portent leurs lumières jusqu'aux berges ; ces indiscrets éclats ne plaisent guère au voyageur, mais que peut-il y faire ? Les lanternes sont éteintes, et quelques fugaces feux de camp s'allument au loin, preuve que la traversée des réfugiés a réussie.
Le vent se lève, une belle brise souffle sur la bâtisse et un clapotis se fait entendre sur ses façades de colombages vitrés. La charpente du palais mansardé craque au rythme des bourrasques. Une pluie fine et violente s'abat par vague sur les nombreux carreaux ; quelques fenêtres vrombissent dans leurs châssis. L'accalmie nocturne, réminiscence du maelström d'hier, joue une mélodie, celle des éléments défraîchies après leurs déchaînements. Mère nature a beau avoir perdu de sa verve, elle continue de s'acharner sur eux ; une chance, pensent nombre d'aérostiers, car cela rend leur traque plus ardue. D'autres s'apitoient sur le sort de villageois, pleinement exposés dans la forêt, épouse des berges.
Dans l'âtre, une bûche calcinée crépite. Les braises voraces baignent la pièce d'une chaleur percutante et douce. Il s'agit de la seule cheminée allumée dans la pièce, de la seul lumière flamboyante ; car les autres lueurs plus ténues et plus stables, convoquent la fée électricité. Un variateur tamise l'intensité de l'éclairage pour toute la bâtisse suite aux ordres de David ; les circonstances exigent une certaine discrétion. Le voyageur se tient dans le salon du capitaine du jour, il y a fini ses pérégrinations — sur la cordiale invitation de David — après s'être presque perdu dans l'exploration du bâtiment, à force d'arpenter couloirs et escaliers.
Savourant un alcool fortement épicé, il se projette mentalement dans le petit havre sylvestre. Lambrissé et richement décoré de sculptures végétales en bois précieux, il s'étale en trois niveaux. On remarque que les cloisons sont rares, les chambres sont grandes, les couloirs s'ouvrent sur des terrasses ouvertes et relient de grandes salles aux plafonds alambiqués et interminables. Les terrasses extérieures se prolongent à l'intérieur et forme des mezzanines. Certains plafonds sont de verre et offre une vue sur la canopée du séquoia. Des escaliers en colimaçon joignent niveaux, demi-niveau et quart de niveau entre eux ; ces derniers, font partis des rares éléments en fontes du bâtiment ; avec les radiateurs, ils gardent cependant les motifs floraux en harmonie avec le thème décoratif.
Trépignant dans son fauteuil opulent, il souffre de la chaleur, il se lève et fait le tour de la pièce : les radiateurs sont brûlants. Des gargouillements et des sifflements qu'il perçoit en collant l'oreille lui confirme qu'il s'agit d'une chaudière centrale vapeur. Fils de chauffagiste, le voyageur s'interroge sur la source de chaleur ; aucune cheminée, aucune fumée hormis celles des feux de chambres ne sortent du manoir. David, interloqué, lui demande la raison de ses étranges gesticulations.
Avisé des interrogations de son hôte, il lui donne la plus claire des explication : le système de chauffage central est un forage géothermique. Un ancien geyser et un réseau de sources chaudes servent à travers leur domestication à faire tourner une turbine électro-génératrice et une pompe à chaleur.
Maintenant qu'il est debout, il porte son attention sur les détails de cette sorte de boudoir. Il parcourt les livres de la vaste bibliothèque ; des récits d'aventures réelles, d'autres de fictions, par ici un almanach d'alchimie rabougrie, dans quelque recoin, une thése de chimie imprimé, à la relieur moderne, un peu plus loin, une ancien copie manuscrite de « La théorie des humeurs » de Gotlinberg et sur une liseuse, un livre intitulé : « Santé et Gastronomie face aux carences ». Des annotations viennent d'être ajouté au traité, sûrement de la plume de David.
Un globe terrestre, de plus d'un mètre de diamètre attire son attention, assez précis, il comporte pourtant de vastes zones d'ombres sous les mentions ; terra Incognita, hic sunt dracones, et a cælo usque ad centrum. La patine de l'objet lui suggère qu'il s'agit d'un artefact ancien, chef-d'oeuvre d'une énième grande puissance des anciens temps. Suivant le cycle naturel, feue cette civilisation a prospéré, exploré puis gravé dans ce metal inaltérable son savoir ; puis à l'aune de sa puissance, sans avoir achevé l'exploration de la sphère terrestre, elle a disparu pour finalement retomber dans les limbes occultes de l'Histoire.
Bien que son intellect se plaise à enquêter le sens et les mystères du moindre objet, il lui tarde de retrouver le ciel et la salubrité d'agir impulsivement face aux urgences, non de tomber dans cette torpeur. Cette déshérence morale que lui provoque l'inactivité physique lui est néfaste ; il lui faut agir pour ne plus penser.
Son attention se porte alors sur un lit à baldaquin magistral, qu'il aperçoit trônant au cœur de la chambre attenante. Le meuble siège sur un promontoire, sous un plafond très haut, constitué d'une verrière circulaire. Un lustre central baigne l'endroit de sa douce lumière. Un fin corridor, munie d'une rambarde forme au niveau du lustre un second niveau de circulation, garni d'une bibliothèque murale circulaire.
Joe et deux navigateurs du Flutârd consultent les ouvrages. Le garçon salue poliment son commanditaire, sans pour autant quitter sa lecture intitulée : « Le chevalier Hémistiche et le sorcier Hiatus. »
Le lit susnommé aurait bien pu être inintéressant, s'il ni avait eu une femme en son sein. Ses longs cheveux noirs et crépus étalent leurs noirceurs de jais sur la pâleur immaculée des draps. Son profil se dessine, mais le détail de son visage et de sa physionomie est occulté par les nombreux bandages. Tachés d'un sang coagulé, les pansements ont quelques dizaines d'heures. Sa respiration est calme, un murmure semble sortir de l'amas de gaze :
" Oui, j'ai tout ce qu'il faut pour être heureuse... "
C'est du moins ce que le voyageur croit déceler dans de ses borborygmes infrasonores ; puis comme sous le joug d'un tourment psychologique, elle bascule la tête de gauche à droite. À chaque mouvement, comme victime d'un spasme verbal, elle murmure distinctement :
"Je dois partir... Cette tâche m'est dévolue... Je ne veux pas avoir, je veux être, je veux vivre...
Aucun de ces mots n'est prononcé plus haut d'un autre, tandis que la respiration de la brûlée demeure stable.
" Ne cherchez pas un sens là-dedans mon ami, apostrophe le David qui vient de faire interruption dans la pièce ; il cherche d'un pas assuré ses cigares dans une des caches de la bibliothèque : un livre creux. J'ai un bon ami qui se plaît à explorer nos égarements, il a un cabinet prés de Příbor, prés de l'isme d'Elgend.
Cela fait des années qu'avec l'hypnose et d'autres techniques plutôt loufoque, il cherche à lever le voile sur ce qu'il nomme l'inconscient.
Il s'entraîne sur les marins-pécheurs de volatiles, ceux traumatisés par les dantesques tempêtes magnétiques de la région. Je ne l'ai jamais vu tirer d'autre que d'autres mystères et de vaporeuses chimères de ses introspections sur autrui. Un bon conseil, ne perdez pas votre temps comme lui. "
Quelque peu convaincu par ce discours, un voyageur déçu s'éloigne du chevet de la malade à la peau claire et au teint exsangue.
" Hum, hum... Je suis trop humble pour avoir un avis sur les questions moultements intelligentes que vous évoquiez, cher capitaine du Flutârd ; cependant, je suis là depuis un moment, je puis vous assurer que j'ai surpris quelques bribes de phrases ayant un sens de la part de notre convalescente, interrompt Joe. "
Le visage contrarié de David ne le gêne pas le moins du monde pour poursuivre, le regard insistant du voyageur, avide d'entendre ce qu'il a à dire lui suffit pour poursuivre.
" Elle a évoquée clairement l'acropole des navigateurs et la cathédrale mécanique.
— Et qu es-ce que cela nous apporte exactement ? Cette histoire est une perte de temps...
— Je ne le crois pas, cela nous apprend qu'elle vient potentiellement de là-bas, ou que son parcours à un rapport avec la guilde des navigateurs ou la ville de Fore.
— À la bonne heure... lâche David. Après, un certain laps de temps, il se tourne alors vers le voyageur :
— Bon après tout, c'est grâce à vos tuyaux qu'on est aussi riche, donc je vous pose la question : qu'allons nous faire d'elle"
Relativement hors de la discussion, c'est d'une voix atonale que le voyageur répond :
" Nous allons la prendre à bord de L'Escapade, seulement si Élia donne son approbation. Nous partons demain, préparons un petit stock de calmants, et prévenez moi si elle se réveille avant notre départ. "
Au-dehors — toutes avaries calfeutrés — les deux coques des dirigeables flottent ; amarrées, elles attendent l'aurore pour retrouver leurs ballons.
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