III - Le Chineur de temps 1/3
Dans la sombre et épaisse forêt en ces heures tardives, une clairiére apparait. Ce ciel nuageux donne une légère teinte grise au monde. La zone dégagée permet de descendre une échelle de corde. Une silhouette attend en contrebas.
" Bienvenu au manoir Haudeville ! annonce l'homme aux cheveaux blancs et aux allures aristocratiques "
La troupe suit l'oncle de Kane au travers de la massive grille du domaine familial. Le dirigeable — tiré par ses cordages — accompagne la procession.
" Tu nous avais caché tes origines nobles Kane ! s'esclaffe Björn en effectuant une révérence entre deux sourires narquois.
— Oh, tu es complément à côté de la plaque, répond l'intéressé. L'oncle Patrick est — et aime —les reliques du passé, c'est un chineur. Tout le domaine — comme sa drôle de tenue luxueuse — il ne les doit qu'à ses talents de marchand ! Ne te fie pas aux brodures d'or, au baudrier de soie, au justaucorps bleu, aux manches bottes, à la rhingrave, aux bas, aux rubans où autres fioritures : il vient du caniveau comme moi, c'est de famille. "
L'avis des membres de l'Escapade sur Kane suit un parcours de montagne russe au fil des révélations ; finalement plus personne n'ose penser connaitre le bonhomme.
Djâne, son accordéon dans les bras, improvise une ritournelle sur le sujet. Le refrain amuse beaucoup Patrick, qui — très bon public — bat le rythme avec sa cane à pommeau d'or. Ils marchent et la clairiére comme la chanson semble interminable...
Il passe enfin à coté de la belle batîsse trônant sur une burlesque colline chauve. C'est une composition faite d'époques éparses et d'éléments architecturaux hétéroclytes. Les dimensions sont celle d'un palais, mais le manque d'harmonie casse l'éventuelle dénomination de "palais". De nombreuses tours ponctuent de vastes volumes de plusieurs étages. Il y a un peu de pierre taillée et de briques, notament pour les tours, mais la majorité des étages sont en colombages. Un toit de chaume couvre la section centrale, la tuile surplombe quelques dépendances et l'ardoise se pavane sur les plus hautes tourelles et les écuries princières. L'aspect général est grandiose, de vastes lucarnes percent parfois les étages, pourtant l'assemblage des matériaux est déconcertant. Certaines ailes sont des joyaux architecturaux, tandis que d'autres dépendances semblent avoir était chiné ailleurs. Le tout aux allures de patisserie baroque, tient avec d'invraisembables pilliers et d'encore plus inatendues poutres...
— Moi, j'aurais de quoi m'offrir un truc de cette taille, j'irais plutôt vivre en ville dans une trés grande maison bien ordonnée, au coeur de toute les distractions, mon oncle, affirme Kane.
— Pourquoi faire ? L'immobilier est onéreux chez les citadins mon neveux... J'aurais un terrain ridicule là où ici j'ai tout cette espace ! Pouquoi avoir trés grand quand on peut avoir trop grand ? Comme ici, dans mon centre de l'univers !
J'ai récemment acquis une tour penchée en Aquilie. Elle est en démontage en vue d'être rebâtie dans la cour Est.
Mais, je vois ta mine inquiéte mon neveu, j'ai prévu de remercier pour le mois tout nos ouvriers et domestiques, discrétion oblige ! Nous allons avoir besoin de vous pour tenir la maison ce soir, conclut t'il souriant. "
Un brise soudaine rend pénible la traction du ballon. Devant l'effort des aérostiers, Patrick leur dit de tenir bon. Il affirme qu'il faut moins cinq minutes pour rejoindre le hangar sous la montagne.
Vingt minutes plus tard... Ils crapahutent toujours dans le vaste parc. Heureusement les grandes zones de gazon bucoliques occupe l'espace entre les arbres isolés, les bois touffus et les bassins ouvragés. Cela permet d'éviter toutes rencontre entre le ballon d'une part et la cime d'un arbre d'un autre... Une colonie de grues semble les prendre de haut. Leurs regards est narquois, jurerais Joe qui tracte le ballon avec d'autres. De nombreux chemins s'enfoncent éparses dans les immenses bois. Patrick est fier de leur anoncer que son lointain mur d'enceinte fait le tour de toute la proriété, qui semble s'étendre autant qu'un canton...
Une masse rocheuse basaltique s'érige dans le fond des terres. Un temple rond, soutenant un dôme avec ses colones canelées se dresse sur l'une des pointes. Un chemin serpente sur l'autre pointe de la falaise eseulée, puis un pont en fer forgé se tient au dessus du vide et joint l'un des pics à l'autre. C'est le seul achoppement qui se dresse au-dessus des arbres augustes.
" On va devoir monter tout ça ? s'indigne l'une des jumelles.
— Non, non bien sur que non, vous allez voir, on arrivera bientôt, plus que cinq minutes répond tout guilleret Patrick. "
Alors que les exténués tractant l'Escapade lui adresse des regards noirs, sans rien en voir, il poursuit joyeux :
" Ah ! J'ai hâte que nous soyons de retour pour le festin ! Mamie Abigaelle a mis au four nos meilleurs poulardes ! Pour Kane ! Pour vous et surtout pour l'affaire du siécle ! Combien de kilos d'or allons nous avoir pour ces quelques jours d'hébergement madame Élia ? Cent vingt ? C'est bien cela que vous m'avez dit à la radio ?
— Cent quatre-ving pour vous, et une autre pour Abigaëlle, soit trois-cent-soixante pour les Castelli répond l'honnête Élia. "
Non-dupe des intentions de Patrick, elle sait qu'il s'agit d'un test de sa part. Patrick connaît parfaitement le montant préalablement conclut.
" Mazette ! On n'aura jamais le temps de dépenser tout ça avant de mourir... Ou alors je vais devoir importer tous les monuments en ruine du continent... Enfin bon ! Nous y voilà, et en à peine cinq minutes ! "
Tous le regardent mi-figue, mi-raisin. On cherche à savoir si le Patrick se moque d'eux. Visiblement ce n'est pas le cas, son sourire n'est pas feint. Patrick semble juste dans un autre rapport, plus fantaisiste au temps... Amusé de la rencontre de son oncle par l'équipage, Kane confie à sa voisine, Djâne :
" Le pire, c'est que dans sa prime jeunesse, il fut conducteur de train... Une vraie catastrophe, qui n'a — selon la légende et bien chanceusement — duré que peu de temps. "
L'anecdote amuse la conteuse, elle envisage même d'en faire une fable.
Au pied de la montagne noire au coeur des bois, à l'aplomb d'une falaise abrupte, l'ancien, mais vigoureux Patrick tire un anneau noir extrait de la paroi rocheuse. Une végétation sombre, mousseuse, mais foisonnante occulte une porte. Alors que l'équipage se demande ou donc se trouve le hangar pour stationner l'aéronef, toute la roche pivote autour des monstrueux gonds de fontes et de bronzes. La paroi rocheuse s'ouvre en deux volets. L'ouverture fait trente-cinq mètres de haut sur vingt de large. C'est sans efforts apparent que Patrick fait mouvoir les deux battants de plusieurs tonnes chacun. Une silencieuse grotte opaque s'ouvre béante devant eux.
" Plutôt doué les anciens hein ? ! s'amuse t'il en se retournant vers les visages ébahis que la plupart affiche.
— Oh, pas de quiproquo ! ajoute Patrick. Je ne parle pas de ma force, mais de ceux qui ont bâtit l'endroit, il y a plusieurs éons. "
S'enfonçant dans l'obscurité indicible, il disparaît. Une odeur de vieux meuble ciré se mélange avec l'indescriptible fragrance des puits taris. Un lourd levier-commutateur s'actionne dans les ténèbres. Des lampes à incandescence, de facture rustiques éclairent timidement le pallier. Puis des relais électriques s'activent bruyamment les uns après les autres, la machine s'emballe pas à pas. Nos amis voient de faibles lueurs gagner de plus en plus rapidement le fond perdu de l'interminable hangar. L'épaisseur interne de la montagne, contrairement à sa largeur extérieure, semble infinie... Des arcades voûtées en pierre surplombent des arcs métalliques, de fin piliers en fonte ouvre des contre-allées, l'ensemble ressemble à une gare qui s'enfoncerait vers le centre de la terre. Le sol suit une légère pente presque imperceptible. De hautes étagères faites de fer et de solives en bois, digne d'un inventaire militaire occupe de manière relativement ordonnée les nefs. Des milliers de milliers de caisses, des sculptures en pierres, des objets éparses et de très nombreux meubles emplissent le lieu. Bien que quelques rayonnages se dressent très hauts, il reste des dizaine de mètres entre les plus grandes tablettes et le gracile plafond.
Patrick proche du commutateur ressemble à un soldat de plomb, ses oripeaux excentrique lui donne un côté officier à fanfreluche, ceux des guerres à poudre et à cheval qui ont mener pendant des siècles la politique des continents, avant l'avènement des machines volantes.
" Vous voivi au seul vestige du fort Piombino, ce n'est d'ailleurs pas le fort, mais juste un des hangars qui lui était attenant. Les fondations du fort courent sous les terres du domaine.
La forêt n'a pas envahi mes vastes praires et les zones ouvertes du parc, car ces fondations dormantes font obstacle aux racines. J'ai excavé quelques ruines émergentes dans les bosquets, c'est mon petit passe-temps des fins de semaines.
Un certain Léonard, architecte Kaldrasis de la disparue civilisation Kaldrans la — d'après mes recherches — bâtit. C'était bien avant le moyen-âge technologique, avant la chute et avant l'âge sombre. Donc, je nage en pleine foultitude, et j'évite d'être trop ostentatoire dans les bibliothèques que j'ai visité...
Il ne manquerait plus qu'une faction, d'une cité-état ou même quelques pirates apprennent l'existence du lieu et ce serait une folie ! Entre les services gouvernementaux en quête de technologies perdues, les pirates vides de trésors ou encore les touristes cherchant sensations, on ne serait plus où donner de la tête... "
Les Kaldrasis ? C'est la question que tous pose à Djâne, qui de par sa fonction passe pour la plus cultivée du groupe. Elle affirme n'en savoir que peu sur le sujet, et conseil de demander directement à Patrick, or personne ne veut sembler rustre devant leur guide prolixe. Le mutisme demeure face au lieu mystérieux.
Dans un silence monacal, les ampoules s'ébruitent l'une après l'autre, l'endroit se dévoile crescendo, les halos en forme de douche gagne l'horizon luminaire par luminaire. Des toiles d'araignées occultent poulies et courroies. Dans un recoin ; la structure métallique d'un ballon nu, véritable momie mécanique gît là, déchue depuis des éons.
Le sol, les corridors d'accès du chantier aérien, les allées improvisées sont envahis de ... choses aux formes étranges. Les meubles anciens, les bibelots, les reliques précieuses, de la camelote, les artefacts immémoriaux et biens d'autres choses indénombrables, parfois innommables, s'entassent, s'amassent dans la poussière sèche du lieu. Les araignées s'en donnent à cœur joie.
" Mille pardons pour le capharnaüm, j'ai hérité de cela sans inventaire... Trois générations ne pourraient en venir à bout, l'inventaire durera sûrement encore après moi. C'est surtout que faire des listes n'est pas possible pour un chineur compulsif comme moi. Mais vous s'avez dans mon métier, l'ordre fait presque fuir la clientèle. Beaucoup aiment explorer le chaos, ils ont la sensation de mieux pouvoir tomber sur un trésor ; ils ont sûrement raison. Les collèges et les copains se plaisent à nommer ma boutique, la caverne des siècles. "
Élia qui n'est pas du genre à flânée partage droit au but ses inquiétudes :
" Notre Ballon ne rentrera jamais ici, le fond se trouve occupé par cette opulente et inachevée ossature de ballon... Et si autant de gens connaissent ce... bazar du bizarre, est-il bien sage de dissimuler notre vaisseau ici ? "
— Très juste, répond un Patrick enjoué. C'est pourquoi nous allons dans le saint des saints, ma petite cache que je garde jalousement secrète. Il y a un second tunnel parallèle à celui-ci. "
Se faisant, il bifurque à droite dans une contre-allée et poursuit ses dires :
" Les objets ici, c'est de l'esbroufe, les vrais trésors sont de l'autre côté. "
S'arrêtant subitement au milieu de la coursive, il alors sort un grand trousseau de clé pour se saisir de la plus petite. Il bascule un élément ornemental du mur lambrissé, un bouton floral taillé dans le bois parmi des centaines. Le ridicule bout de métal s'enfonce dans un minuscule trou de serrure.
Ils aboutissent sur un vestibule, il s'agit du petit bureau secret du chineur. Patrick emprunte un nouveau petit couloir qui sort du bureau ovale : le chemin tourne à droite, à gauche, à droite, à gauche, et peut-être encore une fois à droite. Sur le chemin, il explique que la découverte de ce lieu dans le lieu, lui a pris des années supplémentaires. La simple porte menant la roche à l'extérieur lui a demande huit ans de prospection — et il avait à cette fin une archive Kaldrasis.
Au bout de la voie, un mur lisse de granit bloque le passage. Sur le mur, Patrick se saisit d'un aimant permanent accroché à une ficelle. Il glisse l'aimant au centre de la paroi. Un clic sonore retentit, le passage s'ouvre vers une nouvelle obscurité. Un autre système électrique s'active, la lumière surgit.
C'est un hangar similaire au premier, sauf que celui-ci a gardé ses parois nues. Ici aussi, des milliers d'objets reposent à même la pierre. Les plus précieux sont dans des niches brutalement creusées sur les parois. Des petites allées permettent de circuler entre les toiles, chaque carré ressemble à un petit emplacement — ceux des brocanteurs amateurs. Le reste du volume est outrageusement vide.
La voix de Patrick, résonne dans l'antre minérale :
" Nous allons mettre votre Escapade ici. Les volants de fontes, semblable à celles des écluses, là-bas sur les côtés vont permettre d'ouvrir les portes. Dans moins de cinq minutes, votre ballon sera ici ! "
Quarante minutes passent, les portes sont enfin rabattu puis le ballon est amarré à de lourds anneaux de fontes au sol. L'énervement d'Élia n'a pas accéléré la manœuvre. Le voyageur suspecte le vieux d'avoir voulu exposer ses trésors, il demande l'intérêt de passer par l'autre porte pour aboutir ici. Patrick répond prosaïquement que cet endroit ne s'ouvre que de l'intérieur. La capitaine et lui font une petite moue à cette justification, mais lâche un soupir soulagé ; c'est une sécurité supplémentaire pour l'or.
Joe termine d'inspecter et d'entretenir la mécanique de L'Escapade, alors que l'équipage en profite pour explorer les objets présents, au plus grand plaisir de Patrick. Il explique que telle forme étrange et organique que tient Marius est un luxueux moulin à poivre ; puis que ce bidule-ci servait à " fixer une âme ", même s'il avoue ignorer ce que ce terme signifie, car l'objet semble hors de tout effet.
Le fond du hangar n'est pas achevé, des orgues basaltiques au fond offre leur spectacle hexagonal au sol et vertical aux parois. Patrick affirme que le phénomène géologique fût sûrement conservé par les kaldrasis, chez qui même l'armée avait cet honneur à préserver la beauté naturelle — quitte à amoindrir la fonctionnalité du lieu.
Esprit versatile, Joe a du mal à rester concentré, la magie du lieu l'attire. Depuis la rambarde, il plonge son regard curieux. Le voyageur doit le rappeler à l'ordre. Marius lui propose alors de diviser l'heure de travail entre eux. L'affaire est conclue.
Des outils d'ateliers incongrus, des armes inconnues issues d'arsenaux oubliés, des livres aux alphabets indéchiffrables ; tant de reliques de l'age sombre, celui d'avant la standardisation géodésique de l'industrie et le langage commun.
Djâne parlent trois des quatre langues indépendantes ayant cours sur la planète ; en plus de l'Espéranto — langue commune. Viennent s'additionner sur la carte mondiale des langues des centaines de dialectes locaux occupant usuellement des surfaces réduites. Malgré sa grande culture, elle tombe sur des livres totalement opaque à son intellect, certains semble écrit exclusivement avec des signes de ponctuation, d'autres avec les lettres usuelles mais agencées au hasard.
Fortuitement, quelques livres lui son compréhensibles. Ils sont semblables à des volumes qu'elle a déjà consultés dans les bibliothèques éparses des onze ciels. Elle est encore une fois convaincue de la supériorité de la tradition orale car elle n'apprend rien de ces ouvrages poussiéreux.
Toutefois, d'étranges objets-livres réussissent à raviver son intérêt. Un quidam allume une bougie, ce qui fait scintiller ce qu'elle prend pour des sculptures de marbre. S'approchant, elle distingue des livres transparents, tout de cristal fait. Elle s'empare d'un volume — ce dernier fait au moins dix kilogrammes. Des disques plus petits — et plus légers — se trouvent à côté leur surface est parfaitement lisse.
" Ça, je sais de quoi il s'agit, affirme Kane sur un ton réjoui. Ce sont des livres-crystals, avec un projecteur adapté, on peut le lire, mais ces machines sont encore plus rares. "
Devant le regard intéressé de la conteuse, il poursuit :
" Les disques, c'est la version plus compacte, mais les livres rectangulaire ne sont pas que folklorique, ils marchent également. Plus personne ne sait utiliser ces objets, sauf ma tante et mon oncle évidament. Elle se passionne peu pour le fatras de mon oncle, mais quand c'est le cas, c'est total, elle devient une experte. Tu devrais prendre quelques disques pour le manoir, cela marche comme une lanterne magique. Quand on a les bases, c'est simple. "
Elle glisse deux disques dans ses proches, quand un orgue retentit. Le son puissant attroupe l'équipage. Au pied de l'instrument, le voyageur improvise au clavier. Dans une alcôve, sur le côté du tunnel, les tuyaux font écho aux colonnes basaltiques. La mélodie fluide et liquide, invoque l'idée de la pluie en forêt, l'imagination finit par entendre les feuilles pousser. Les notes résonnent dans le chaos d'antiquité. Sous les doigts virtuoses, l'orgue est en symbiose avec la caverne. La corne de brume de L'Escapade achève l'élan musical. Joe et Marius affirment à leur manière que le bichonnage des moteurs est terminé.
Le groupe s'en retourne, au travers les vestiges de civilisations ; les débris de leurs sciences, les échantillons de leurs arts.
Magot et aérostat sont en sécurité, et désormais un murmure parcours le groupe. La rumeur a peur pour le lieutenant Romuald. Les virulents aurait aimé voir cet impérialiste mort.
Marius tranche la polémique ; perdu à quinze arpents de toutes civilisations, au centre de ces bois sauvages et primaires, il n'est pas prêt de sortir. À raison de deux arpents par jour en moyenne — et en comptant sur le fait improbable qu'il ne se perde pas — il lui faudrait deux semaines.
Élia, toujours attentive aux méandres des pensées de l'équipage, ajoute presque anodine, que deux semaines sont plus que suffisante pour repeindre le vaisseau et changer son allure. On pourrait même le rebaptiser, mais qu'elle nom plus commun que L'Escapade ?
Dehors, la nuit est froide, calme, épaisse et saturés de notes d'humus. Les chouettes et autres hiboux ne cessent de bavarder. Les astres, ces étoiles froides et inacessibles sont sublimes, si un brouillard tapisse le sol, le ciel est limpide.
Le manoir et le corps de ferme attirent l'œil, les couleurs chatoyantes de ces lanternes et des guirlandes sublime l'ensemble. Toutes ses fenêtres sont allumées : la fête est au " Château ". Abi duchesse de maison n'attends plus que les convives. Sans appel, par l'odeur alléché, ils viennent. Dans la plus grande des salles, les tables de chênes ont pris position, des bancs rustiques les flanquent. La grange est relativement désencombrée, mais dans cet appendice errent encore des épaves du temps. Ici, les antiquités sont propres, rangées, classées.
" Cet endroit est ma vitrine, mais ce soir, c'est la guinguette ! " affirme le vieux Patrick.
Rutilant est l'endroit, l'ambiance rustique a des notes chics. Sans plus analyser le lieu, affamés, nos amis — avec l'invitation d'Abi, bien évidemment — se jettent sur les plats. Au fond de la salle, à l'opposé de la grande porte latérale, un comptoir de bar occupe l'espace. Derrière ce dernier, entre les étagères remplies d'alcools exotiques, de flacons alambiqués et machines à pression, une vitrine se dessine. Il y est inscrit : " Chez les oncles Sam et Patrick ; pourvoyeurs d'antiquités rares "
" Qui est Sam ? demande Björn tout en enfournant les poulets à un rythme épique.
— Sam était mon associé... Oui... Il est mort ! Mais ce sont des choses qui arrivent dans la vie. "
Ému, il ajoute :
" C'est lui qui a eu l'idée de ces trois tableaux, là sur la charpente. "
Sur le premier, au-dessus du bureau est inscrit ; " Tout est à vendre ", puis sur un second " Ceci n'est pas à vendre " et le dernier se voit apposer la mention " Ceci n'est pas un tableau " .
L'oncle Patrick se confie sur ses débuts :
" Vous savez les mômes, on avait rien à cette époque et pourtant, on vendait n'importe quoi avec Sam, c'était un drôle... Tout ce qui rebute les gens ; des objets usées que le hasard déposait devant chez nous, où encore ces fatras épars dans la campagne que nous glanions ensemble, et parfois même que les aéronautes négligents jetaient dans notre terrain.
Ah, c'était le bon temps... Maintenant, je n'ai que des pièces rares, les acheteurs me supplie de céder mes trésors, mais à l'époque, il fallait voir le Sam refourguer l'indésirable à des prix exorbitants, un vrai virtuose... "
Marius, une oreille à l'écoute de la discussion, pense de vive voix :
" C'est grand malheur, ces richesses abandonnées au vide après le casse du train. Personne ne mettra main dessus... Sauf si le mythe de ceux qui vivent en dessous de la mer-nuage n'en est pas un. "
Entendant cela, le voyageur se garde bien de partager ce qu'il a vu l'autre soir, même si Marius semble favorable à leur existence, il n'est pas de meilleur moyen de passer pour fou ou complotiste que de donner crédit à la légende d'une population vivant dans l'acide mer-nuage. Cette pensée le ramène à l'inconnue et à son sort. Où est-elle d'ailleurs ?
Au chaud, dans l'une des chambres, voilà ce qu'on lui apprend. Gaëlle, une des jumelles, lui a administré un repas liquide, par sonde.
L'information lui coupe quelque peu l'appétit, puis la fin reprends le dessus. À mi-parcours du repas pantagruélique certains calent déjà, habitués aux petites rations du bord. Certains tentent d'amadouer un famélique chat noir aux touches rousses. La ruse ne convainc pas l'impassible félin qui n'a guère envie de caresses aux doigts graisseux — inéluctable rançon pour sa gourmandise.
Le moment fait sourire la grisonnante Abi, qui amusée déclare :
" Ne cherchez pas, le chat a cette noblesse que n'a pas le chien, il ne sert qu'une seule cause : la sienne. "
La remarque amuse et les échanges joyeux reprennent de plus belle, l'appétit en revient même aux convives. Patrick — puits de savoir et Abigaëlle — boite à malices sont les phénomènes de la soirée que tous se disputent.
Djâne finit par réussir à alpaguer Patrick. Loin d'être vexé par l'emprunt intempestif de sa propre personne, il se comporte comme un enfant enthousiaste et s'empare des disques que tend la haute-conteuse. Puis Patrick s'achemine vers un variateur et baisse la luminosité au minimum pour enfin courir vers son bureau. En sort un chariot atypique, tout de bronze rutilant, des bras articulés portent des lentilles de toutes tailles aux formes surréalistes.
Patrick allume alors une lampe à pétrole qu'il dépose dans le ventre du chariot. Sa flamme danse dans le cœur calfeutré, elle se reflète subtilement dans les lucarnes de la grange à travers des dizaines de lentilles. Des éclats iridescents surgissent de la machine ; l'esprit de l'arc-en-ciel envahit les murs. Tantôt, se retrouvent les éclats à la fois organiques et géométriques des kaléidoscopes. Sur une table de lecture en dessus surplombant la lampe, il place un disque.
Les éclats colorés disparaissent aussitôt, plus surprenant, la lumière, ce halo rouge-orangé devient cône bleuté électrique surgissant du disque-crystal. Patrick, malgré des doigts calleux, joue dextrement avec l'image, bientôt les foyers s'alignent et apocalypse : une image se dévoile.
Kane et Björn, les gaillards ont fixé l'indispensable drap blanc à la poutre. Une baguette de plomb tend l'ensemble.
Nos amis plongent à travers les siècles, la scène est un bal. Le hall de danse est d'une autre époque, d'une mode vaporeuse et oubliée, les spectateurs ne s'y reconnaissent pas...
" Les Amarantes, dont nous sommes les descendants, ont eut leur apogée il y a environs mille ans. Alors que de nos jours, nous ne comptons plus les états qui composent notre monde, mais la civilisation Amarante n'était forte que d'une dizaine de régions, donc par exemple la minuscule principauté kaldrasis. Les amarantes eurent sous leur protection jusqu'à quatre des six continents, explique doctement Patrick.
Puis brutalement, sans explication aucune pour l'heure, ils y eu disruption de civilisation, laissant cours à septs cent ans d'âge sombre. Dans cette période, l'écriture, le vol, l'électricité, et même le charbon furent perdus en certains territoires.
Certaines régions eurent un éclat aussi fugace qu'éclatant en usant massivement du pétrole. Mais l'empire de l'essence, dont fût partie intégrante ce fort ne dura que la demi-vie d'un homme. Les faibles réserves s'épuisèrent et les historiens considèrent désormais cette époque comme la lente extinction des braises Amarantes. "
La machine désormais actionnée par Abi, extrait de nouvelles images. Pivotant et empilant les disques l'opératrice agrandit les images ; certains détails s'isolent et sont joints d'un alphabet perdu, de plans, de mesures.
Si motifs et techniques sont plus qu'exotiques, on comprend parfois l'usage culturel ou industrielle de certains parties. Le luxe et le niveau de leurs arts rappellent ceux des plus riches cités contemporaines. Rien d'étonnant à cela, les plus grandes richesses aiment à se référer à l'inégalée puissance Amarante dans des pastiches souvent bien ridicules.
Certaines... photographies si c'est là le terme le plus concordant— exposent des lieux ; urbains, mécaniques, ruraux et sauvages. L'architecture surprend, si certains paysages évoquent des endroits connus, l'ensemble des visions énigmatique semble ne jamais avoir pu exister. Une légère irréalité flotte dans l'air. Les hommes, c'est encore dans ce flot d'images ce qui restent les plus inchangés, pense Kane.
Des thermes publiques à cascades, des dirigeables à étage, un opéra circulaire et des sports incongrus s'enchaînent.
Abi installe alors le disque du dessus sur un tourne-disque attenant à la machine ambulante. Les ressorts et le volant cinétique entraîne l'objet, une pointe d'obsidienne, l'aiguille de lecture y est déposée. Une musique cristalline émane du bras, alors qu'il n'est relié à rien, il n'y a point le morceau habituel, supérieur et volumineuse des phonogrammes. Des chants d'oiseaux indiscernables s'échappent d'un presque rien vibrant.
Patrick prend alors l'unique disque resté sur le projecteur, il le soulève et le dépose solidement sur sa tranche arrondi, à l'équilibre. Soudain, des points lumineux pavent l'espace de la pièce de manière orthonormale, les voxels forment une image en volume. Patrick pivote le disque, une scupluture de lumière se forme, similaire à un nuage de points en mouvement, puis une image commence à se former.
" Mêmes à l'académie des sciences locale, il ne savent pas qu'on peut faire ça avec les livres-crystals ! " s'exclame le Patrick.
La main du projectionniste et les points concordent pour condenser les points, une maquette se dessine. Il s'agit d'un fort militaire, encore une fois, l'architecture atypique est difficile à comprendre. Le bastion ceint un hameau vertical et vertigineux sur le pic rocheux vu tantôt. Un canyon parfait les murailles, sa facture lisse est artificielle, mais ses proportions géantes rend le fait d'un ouvrage humain difficile à supputer. Un glacis entoure le tout plus avant formant une seconde enceinte ; il a dû demander une quantité considérable de remblais, ce qui confirme la réalisation d'un fossé artificiel.
" D'après mes fouilles, la forteresse était juste ici, sous le manoir. J'ai d'ailleurs découvert quelques portions de galeries. Le temps a fait son effet, il a complétement arasé le tout, il ne reste plus qu'un tumulus de quelques mètres.
— Et ces hangars à dirigeable bien utile à notre cause, ajoute Élia en tendant son verre.
— Exa ", concède Patrick.
Après ce spectacle merveilleux et un poil onirique, la légèreté des chansons paillards de Djâne sont bienvenu. Son accordéon entraîne tout le monde dans la danse. Gabrielle et sa jumelle Ariane se dandine en des acrobaties endiablés. Le virus gagne tous ceux de l'Escapade quand Abi, rappelle à l'ordre pour le dessert ; c'est une mousse au chocolat. Patrick vient de partir chercher un truc, il lui faut " juste cinq minutes ".
Vingt minutes, plus tard, il apporte un gros télescope à roulette. La soirée devient le prétexte pour contempler la voie lactée, le ciel est clair, la lune est pleine, des cratères sont magnifiques. Les petites coupelles de mousses au chocolat que chacun porte satellisent autour de la lunette. L'éclat vif de l'astre sélénien ne parvient pas à occulter les anneaux de Saturne.
Hydromel, ambroisie et bière coulent abondamment ; le voyageur profit des deniers instants de lucidité de son audience pour faire son annonce :
" Demain dés l'aube, nous partions pour Lem, Élia et moi. Votre capitaine sera de retour dans moins de trois semaines. Je dois donc vous quitter avec regret, un si bon équipage alliant une si bonne compagnie, c'est rare. "
Ses mots sincères touchent, Joe prend alors la parole :
" Est-il possible de vous accompagner ? Trois semaines, c'est long, même si je comprends que l'or se doit d'être gardé un minimum et que tous ne peuvent vous suivre. "
Le voyageur reste pensif aux propos candides de Joe, il lui semblait impossible qu'un aérostier — de surcroit pirate — décide de s'éloigner de son tas d'or. Plus de voyageurs, c'est moins de discrétions, mais également plus de bras en cas d'échauffourées.
" Soit, si certains veulent nous suivrent, ils doivent être à l'écurie demain, à sept heure, avec leur barda. Qu'ils pensent également à voir avec nos hôtes pour louer ou acheter leur monture.
— On ne peut accepter que quatre personnes en tout, soyer prévenus. Élia l'ordonne : "Il doit rester ici un sombre suffisant de bras pour fuir avec le ballon si besoin est... "
Avant minuit, les chambres s'emplissent d'invités. L'antérieur de la maison est un foyer doux, un cocon aux nombreuses décorations rassurantes. La quantité d'objets exposés dans les pièces est raisonnable ; cela ne fait pas antiquaire, Abi doit veiller au grain. Les effluves de la cuisine sont encore perceptibles, mais dans les chambres, l'odeur du linge frais les surpassent. Des épices et des essences florales s'extirpent des meubles et des commodes.
Dans le grand escalier central Björn fait tomber un bocal d'une table haute — une sorte de pot pourris de pétales et de branches odorantes — heureusement ce dernier ne quitte pas le quart tournant de l'escalier, il roule sur la moquette et se cale dans un recoin du palier.
" Attention à Gaucherand ! s'exclame Abi, dans la fin de cordée pour aller se coucher.
— Gaucherand ... répéte sidéré le colosse de muscles. Ce vase a un nom..."
Abi ne fait pas attention à sa remarque, elle court et aux pieds du gaillard et fouille nerveusement dans le bocal.
" Oui, mais non, dans le bocal, c'est mon phasme de compagnie ! Vous voyez ? dit elle en lui agitant le bocal sous le nez. Tenez ! Il a bougé là ! Vous avez de la chance, ça n'arrive pas souvent... "
Björn et l'attroupement qui s'est formé plongent leur regard dans le bocal. Effectivement, il y a quelque chose, une grosse brindille on ne peut plus morte, sur un lit de pétale. Poliment, diplomatiquement, pressé d'aller dormir Björn et les autres acquiescent.
À l'autre bout de la fille en contrebas des marches, Patrick chuchote à Marius : " Vous direz merci à votre ami d'avoir joué le jeu, depuis que notre ami Sam est mort, elle a pété une durit avec son phasme imaginaire...
Enfin, le pour le moment son siphonnage du bocal ne concerne que le contenu de ce ... bocal. J'en suis bien aise, car la contredire pourrait être l'ouverture de boite de Pandore. Encore merci à lui. "
Marius acquiesce et s'en va découvrir des chambres somptueuses, mais surtout ; de vrais lits, finis les hamacs bringuebalants !
Seul Kane, résistant parmi les rebelles retrouve sa chambre où un hamac trône au-dessus d'un grand lit à baldaquin. Un petit sourire aux lèvres et dans le bercement du drap tendu, il se rappelle l'adolescent qu'il était. Au plafond en textile du lit, une carte des onze ciels en lin est cousue. Kane se rend compte qu'il a tenu sa promesse d'enfance de voguer dans les ports des quatre continents.
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