L'horloge du village
Il était minuit et l’horloge du village venait de sonner les douze coups habituels. La lune, bien que gibbeuse, éclairait de sa pâle lueur la place silencieuse qui faisait face à l’hôtel de ville. L’été était bien avancé, et malgré l’heure tardive, l’air était doux. De temps à autre, un léger coup de vent venait rider l’eau du bassin qui trônait au milieu de la place. Tout paraissait tranquille. Les larges et solides bâtisses qui encadraient la mairie et se prolongeaient de part et d’autre de celle-ci, n’avaient jamais parues si bien alignées. De loin en loin, les récents réverbères éclairaient l’avenue. Outre le léger bruissement des feuilles des platanes, on n’entendait aucun bruit. Tout semblait dormir.
Brusquement, comme un phare surgit de la nuit, la fenêtre du rez de chaussée de la mairie s’illumina. Presque aussitôt, la porte principale s’ouvrit et un homme sortit. Sa silhouette se découpait assez nettement sur le panneau de bois clair. Il jeta un regard circulaire, semblant scruter les moindres recoins. Satisfait, il s’avança, atteignit le trottoir puis traversa la route. Il portait une longue gabardine sombre qui touchait presque terre et était coiffé d’un chapeau à larges bords. Malgré toutes ces précautions, son visage formait une tache claire dans la pénombre. Arrivé devant le bassin, il s’arrêta pour allumer une cigarette. Il tenta à plusieurs reprises d’enflammer l’allumette. N’y parvenant pas, il utilisa un briquet. La lueur de la flamme découvrit son visage. C’était un faciès osseux, taillé à coups de serpe, buriné, les yeux profondément enfoncés dans leurs orbites, les arcades sourcilières proéminentes, un front large qu’aucune mèche de cheveux ne venait obscurcir, des pommettes saillantes, un menton pointu. C’était tout, sa cigarette allumée, il avait d’un petit coup de pouce, fait basculer le cache flamme du briquet. L’obscurité l’enveloppa soudainement. Rabattant son chapeau sur ses yeux, il se dirigea d’un pas quelque peu pressé vers la plus proche voiture. Une Renault 18 break, grise à première vue. Il en fit le tour, chercha quelques instants dans sa poche, et, avec un tintement métallique, en sortit les clefs. Puis, jetant à terre sa cigarette, il l’écrasa d’un coup de talon avant d’ouvrir la portière du véhicule. Une fois à l’intérieur il se détendit, se cala le plus confortablement possible dans le siège et mit le contact. Il engagea brusquement la première et accéléra.
Quittant le bord du trottoir, la voiture remonta à vive allure l’avenue, négocia sur les chapeaux de roue le rond-point et laissant derrière elle la ville et ses lumières, disparu, happé par la nuit. Comme si un mystérieux ressort l’eût propulsé sur la route, une Mercedes, garée dans une entrée de champs, se lança à la poursuite de la Renault. Il y avait deux hommes à bord, encagoulés, ils étaient méconnaissables mais l’arme automatique que tenait l’un d’eux en disait long sur leurs intentions. A 130 kilomètres heure, il leur fût aisé de rattraper leur proie, chaque ligne droite laissait apparaître la Renault un peu plus près. La collision semblait imminente, plus qu’un virage, la ligne droite… Le chauffeur de la Mercedes ralenti, son passager abaissa sa vitre et fit dépasser le canon du Schmeisser 9 mm. Soudain affolé par la proximité de son poursuivant, le conducteur accéléra, mais la Mercedes propulsé par ses 130 chevaux, la rattrapa et se déportant sur la voie de gauche, la dépassa. Au moment du dépassement, le tireur ouvrit le feu. Les balles, déchiquetèrent la carrosserie sur toute sa longueur, faisant voler en éclat le pare-brise et les vitres, labourant les sièges. Comme pour échapper à son fatal destin, la voiture fit une brusque embardée et après un tête-à-queue, vint s’encastrer dans un arbre. Sous la violence du choc, le véhicule prit feu. Son conducteur, probablement tué par une balle gisait à quelques mètres de là, éjecté lors de l’impact. Son visage ne semblait pas crispé, ses lèvres esquissaient un sourire, le dernier, comme s’il avait senti la mort venir, qu’elle était inévitable et qu’il s’y était résigné. La Renault brûlait, éclairant la campagne environnante, le vent balançait les peupliers bordant la route et dans le lointain, disparaissaient les feux de la Mercedes.
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