Se trouver
[TW drogues]
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Noor
-...mixé avec un peu d'électro et de genre, métal expérimental tu vois ?
Ça c'est Sam. Toujours un peu décalé, mais quand il propose ses rythmes il est toujours au taquet.
-En attendant tout le monde est en train d'esquiver le fait que votre texte là, il est super country et je vois pas ce que vous avez contre le...
Et là, c'était Zahid et ses idées toujours un peu déphasées pour un groupe de métal comme le nôtre. Ceci dit, il fallait admettre que ses idées ont parfois du bon. Aujourd'hui, je sais pas. J'y réfléchis pas.
-Franchement je vois pas ce que vous avez contre la pop, parfois j'ai l'impression que vous êtes limite un peu méprisants et...
Je me laisse porter par le flot de paroles agitées, la petite voix de Mia perçant à peine dans le chaos ambiant de notre petit salon enfumé. Zahid enchaîne avec ses grands gestes de bras caractéristiques, sa façon bizarre de prendre de la place, un peu tordu, un peu perdu, comme s'iel ne savait jamais positionner son corps pour appuyer ses paroles. Pourtant, pour nous, ça commence à faire sens. Et quand iel danse, iel est si naturel.le. Si puissant.e.
-On est pas méprisants, je fais presque tous mes drag-show sur du Britney, c'est juste que...
La voix grave de Nora interrompt les débats agités qui prenaient place dans le salon étroit et enfumé où nous nous étions retrouvés pour discuter.
-Et si on essayait de composer plutôt que de se prendre la tête sur des questions théoriques ?
-C'est pas ça, justement je voulais vous montrer un air que... Commence à nouveau Zahid, en agitant sa partition pleine de dessins de cow-boy et de vieux modèles de revolver.
-On va le tester, l'interrompt Nora en se massant les tempes.
Elle est vite dépassée, Nora, quand le volume monte et que les conversations s'entremêlent. Hormis celle de Sam, qui profite du silence tranquille qui s'installe pour mettre un morceau de son groupe de métal expérimental en douce sur l'enceinte de Mia.
-On teste l'air de Zahid, Sam tu t'amuses à la batterie, destructure autant que tu veux, Mia j'adore la pop autant que toi, et Aken... T'es avec nous, Aken ?
Je suis avec eux. Je le leur signale avec un petit sourire assuré et un geste de la main. Un petit rire échappe à Sam, et se répand vite dans l'assemblée.
-Ouais. Tu nous rejoins quand tu reviens hein, me dit Zahid avec un petit clin d'œil.
La tête perdue dans l'univers, je lève mes deux pouces en l'air et me laisse tomber sur le flanc d'Andromède, la chienne bâtarde de Zahid et Mia. Elle sursaute, lèche mon nez en représailles et se rallonge paisiblement sous les caresses fermes de Sam, assis à côté de moi dans le canapé. Les spaces cookies de Mia font leur effet, et la fumée de cannabis répandue dans la pièce rend l'univers plus doux et effacé, moins brutal pour mes sens. Les fenêtres grandes ouvertes laissent lentement s'échapper des volutes épaisses de fumée ; la lueur d'un réverbère, dans la rue, retombe sur le profil de Sam, découpant son visage mince en petites mosaïques de peau blanche et de tâches de rousseur. Il sourit en me regardant, de son petit sourire en coin un peu crispé habituel ; et pendant un instant, c'est comme si le monde s’était condensé en lui, pour lui. J'aurais aimé pouvoir, pendant ce bref instant de connexion où il semblait si proche, lui transmettre toute la tendresse que j'ai pour lui, lui partager cette vision, qu'il se voit par mes yeux ; mais une fraction de seconde plus tard, il s'était volatilisé, s'installant en un geste souple derrière sa batterie. L'air n'a pas encore commencé qu'il commence à jouer avec ses baguettes, les faisant tourner et sauter entre ses doigts ; et doucement, à la basse, dans des accords encore un peu hésitants, Zahid entame une mélodie mélancolique.
-When I was young and playing in dirt
When we were lost but never got hurt
You told me you were stronger than me
I told you that it was something I'd like to see.
I miss the scratches on our knees
I miss the dirt and and I miss the trees
When I think about us I know
There is nowhere else I want us to go.*
Ce n'est pas le genre de chanson qu'on joue, d'habitude. Ce n'est pas plein de rage, ce n'est pas désespéré, ce n'est pas brutal et déroutant que ce que Nora peut écrire; en fait, c'est un de mes textes de collège qu'elle a déniché dans un de mes vieux carnets et qu'elle a décidé d'adapter en chanson. "Pour se diversifier", qu'elle a dit. "Pour évoluer".
Une chanson d'amour, vraiment pas notre style. Je ne sais pas d'où j'avais tiré ça. J'étais jeune, la campagne me manquait. Il n'y a pas d'amour perdu dans la vraie histoire. Juste des amitiés distendues par le temps, dénouées par un quotidien lent où nos existences ne se croisaient plus.
La chanson continue alors que je m'enfonce dans le canapé et commence à caler ma respiration sur les battements du cœur de la chienne. Le monde palpite doux autour de moi. J'aimerais rester ici à jamais.
C'était toujours par à-coups abrupts que notre style change. Alors que je chantonne à mi-voix la ballade qui s'esquisse, je repense à nos plongées punk et aux slows qu'on a déjà pu distribuer. Ouais, on a un "type", mais on s'est jamais interdit de chercher ailleurs. Quand t'as une salle réceptive, c'est le feu, de les sentir frissonner et changer d'humeur au rythme de ton groupe, aux battements des instruments et aux pouls des chanteurs. Un truc dément.
Moi, je sais pas ce que je veux, et je sais pas ce que j'apporte au groupe. Peut-être ça, justement. Une hésitation, un arrêt entre deux souffles.
Le rythme s'accélère aux tambours de Sam et la voix de Nora, rauque et puissante, donne à mon air innocent des allures désespérées. On ne se défait pas de son style facilement. Je me lève, saisis ma guitare avec un peu d'hésitation, gratte quelques accords. Alors la mélodie se complète, se modifie, maladroite et plus douce alors que le groupe s'adapte à mon arrivée. Un brin de douceur dans un condensé de nostalgie et de colère, l'injustice des adieux, la déchirure d'un au revoir.
C'est pas très adroit, c'est pas très juste. Voilà, c'est peut-être ça que je donne au groupe. Un brin d'incertitude.
*Traduction de la chanson :
Quand j’étais jeune et que je jouais dans la boue
Quand nous étions perdus mais jamais blessés
Tu m’as dis que tu étais plus fort que moi
Je t’ai dit que j’aimerais bien voir ça.
Les égratignures sur nos genoux me manquent
La boue et les arbres me manquent
Quand je repense à nous je sais
Qu’il n’y a aucun autre endroit où j’aimerais que nous nous trouvions.
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