S'éduquer
[TW drogues, mention d’automutilation]
***
Sam
Quatre murs, ma place, bien en fond de salle, près du radiateur. Une voix soporifique récite les leçons dont j'ai visiblement besoin pour être un bon citoyen alors que je décroche, laissant mon esprit louvoyer entre les craquelures aux murs et les tâches au plafond. Les pensées noires s'invitent à la fête. Je me sens vide, oppressé dans le torse alors je laisse ma main gribouiller au hasard dans les marges de mes cahiers. Un gros trou noir, un truc de fou, le genre d'angoisse qui t'attire en toi-même dans une dangereuse gravité, qui t'étourdit et t'assomme. La même douleur sourde, quotidienne, qui alourdit mes pas quand je rentre chez moi, qui m'enfonce dans ma chaise chaque jour un peu plus. Courbé comme un petit vieux sur mes papiers d'écoliers. Je me sens anxieux.
Mes petits dessins au bic noir s'intensifient, manquent de percer la page. Des spirales en pagaille, de petits monstres et des fragments de pensées remplacent comme souvent la page bien rangée de l'écolier que je devrais être. Mon souffle est lourd et je me sens transpirer. J'approche de la crise d'angoisse en cours d'histoire-géo, c'est le pompon. Je grimace et colorie furieusement ma dernière petite créature, entre le vautour et le chat, dans une tentative d'éteindre un instant mon cerveau, de tenir une petite minute de plus. Je vais sécher le prochain cours. C'est sûr je sèche le prochain cours. Je peux tenir encore un peu. J'ai mal. J'en ai marre d'avoir mal. Je veux que ça s'arrête. J'ai peur que ça s'arrête. J'ai envie de fumer. Je suis à peu près clean depuis que je suis sorti de la clinique la dernière fois, de quoi que ce soit de plus fort que de l'herbe, quoi ; j'ai envie de plus fort. Ça bourdonne dans mes oreilles. Peut-être que ma place est en clinique. Peut-être que je ne suis juste pas fait pour vivre sans m'endormir intégralement l’esprit. Peut-être que je ne suis juste pas fait pour vivre.
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Noor
Sam s'endort sur le cours particulier que j'essaye de lui donner. Ses cernes gonflés sous ses yeux rouges me fendent le cœur. Alors qu'il griffonne une intro pour le sujet de devoir maison du lendemain, je fouille ses livres à la recherche de références pertinentes pour alimenter sa dissertation. C'est le deal. Pas de zéro, sinon la clinique. Il tremble un peu. Je pose ma main sur son poignet, le faisant sursauter.
-Ça va aller ? je chuchote.
-Ouais, ouais...
Il s'agite. Non, ça ne va pas aller.
-J'vais fumer, qu'il annonce, en se levant un peu précipitamment.
Il était pas à ses derniers cours. Je le sais parce qu'il a dû demander à Sheina les devoirs. D'ailleurs, je sais aussi que ça doit pas être la première fois. On ne découvre pas un DM du jour au lendemain comme ça. Je lui attrappe la main avant qu'il ne s'éloigne et lui sourit avec douceur.
-Je t'attends. Tu veux un chocolat chaud ?
Il acquiesce. Il me rend un petit sourire crispé par le manque. Ça fait déjà deux heures qu'on est dessus, et ça se voit que ça le taraude depuis un moment. Sa poigne tremble légèrement, mais il la raffermit brièvement pour me saluer avant de s'éloigner de moi. Il faut que la porte se referme dans un petit claquement de bois pour que je réalise que je ne l’ai pas quitté des yeux jusqu'à sa sortie. Je suis inquiète. Et je dois toujours avoir l'air tracassé en arrivant au bar où Mia prépare ses boissons, parce qu'elle m'adresse ce petit regard compatissant que je lui connais bien.
-Tout va bien ? Tu as l'air fatigué, mon pauvre.
Elle me genre au masculin. Elle fait comme Zahid, elle sait que je n'ai pas beaucoup d'occasions de vivre ça au quotidien, alors elle essaye de faire pencher un peu la balance. Ca me fait un petit frisson au creux du ventre, un bref sentiment d'euphorie. C'est bon, d'être vu. Je ne suis pas un homme, je ne le serais jamais, mais j'aimerais que tout le monde puisse alterner avec moi. Iel, ce n'est pas un pronom dans lequel je me reconnais ; il ou elle, c'est mieux, ça me fait me sentir bien. Ael, c'est joli aussi, mais je n'ose pas l'utiliser pour l'instant. Ça me correspond bien. J'ai cherché un milliard de fois un mot qui me définisse, genderfluid, demi-girl, xenogenre, transmasc, agenre... Non-binaire, c'est bien, mais c'est plutôt oui à tout en fait. Oui à être une femme, oui à être un homme, oui à être une plante après tout pourquoi pas. Mon genre est un courant d'eau vive, mouvant et fluide. Je veux être la reine et son chevalier, je veux être une créature androgyne et sans genre. J'ai des envies de robes et de barbe, d'habits fluides et de décolletés sur un torse tout neuf. Je suis heureux que Mia me genre au masculin. Ça me fait du bien d'entendre autre chose.
-Je manque de sommeil, mais pas autant que Sam, je crois, lui dis-je en souriant.
-Il doit être sacrément fatigué alors.
C'est pas Mia qui m'a répondu. Je me tourne avec surprise vers le nouveau venu, apparemment un jeune homme, peut-être un ou une lycéen.ne que je n'avais pas remarqué avant. Iel a l'air tout gêné, comme si son intervention l'avait ellui-même surprise. Iel a des cheveux noirs lisses et des yeux noirs sous des cils trop longs qui ombrent légèrement ses pommettes quand iel penche la tête pour esquiver mon regard. Iel est à peine plus grand que moi. Il, iel, elle ?
-Je veux dire... En fait je voulais te proposer un café, je dis pas que tu n'as pas l'air heu... Enfin bon. On se croise parfois au lycée.
Je lui souris, un peu perdue. Honnêtement, iel ne sort pas vraiment de la masse, avec sa petite chemise blanche, son jean clair remonté au-dessus des chevilles et ses baskets. Pourtant, à lae voir de plus prêt, il y a quelque chose de particulier dans son visage fin et ses yeux qui me fixent avec intensité.
-Enfin je veux dire... Ce serait normal que tu ne m'aies jamais remarqué. On est pas dans la même classe. Je m'appelle Théodore, et toi ?
Iel me tend la main et je lui serre avec un sourire.
-Noor. Enchanté. Je veux bien un café. C'est quoi tes pronoms ?
-Je heu... Mes pronoms ?
Iel a l'air confus. C'est visiblement la première fois qu'on lui pose la question. Mia reprend avec un demi-sourire, observant le nouveau venu avec une méfiance polie tout en lançant la machine à café :
-Oui, tes pronoms. Il, elle, iel, ix ? Quels accords ?
C'est toujours dur de tâter le terrain avec un nouveau. Mais iel se plie au test avec succès, se reprenant rapidement pour répondre, en rougissant un peu :
-Oh heu... Il et accords masculins je pense. Et vous ?
Son approche est certes particulière et un peu maladroite, mais il semble plein de bonne volonté et sa timidité avait quelque chose de touchant. Mia et moi échangeons un regard. Ok, il a l'air mignon.
-Elle, accord féminin, répond Mia avec un sourire.
-Peu importe pour moi, j'ajoute. Il ou elle, ça me va.
Il a toujours cet air un peu confus mais il acquiesce avec sérieux.
-D'accord. Bah... J'essayerais d'alterner pour toi alors et heu... Bah je vous...
-Tu, le corriges immédiatement Mia.
-Te... genrerais au féminin.
Il s'interrompt, hésite un instant et reprends soudain, me fixant :
- Je voulais te dire que heu, j'aime beaucoup ton style. J'ai jamais osé t'approcher au lycée pour te le dire. Je savais pas que tu traînais ici. Je voulais heu... Enfin on m'a dit que la bibliothèque était bien fournie alors je voulais venir voir.
Ici, on est dans notre petit café autogéré, tenu par un petit comité divers d'étudiant, de travailleurs et de retraités dont Mia fait partie. C'est un petit espace dans une rue commerçante. On y fournit des livres, des bandes dessinées et des jeux de société en plus des quelques pâtisseries et des boissons qu'offre le bar. L'espace tourne bien, mais l'abondance d'oeuvres queer que nous proposons a pu poser des problèmes au cours des années. Des parents outrés sur internet que des documents expliquant comment se passe une transition ou des albums jeunesse avec des familles homoparentales soient en libre service ici. Je m'y sens en sécurité, moi, et Sam aussi, enfin, autant qu'il le puisse.
-C'est un endroit sympa, c'est sûr, lui dis-je. C'est la première fois que tu viens ?
En parlant de Sam, il met du temps à revenir. Mon regard s'égare vers la porte une fois, deux fois. Théodore le remarque.
-Ouais, c'est la première fois mais je reviendrais sûrement. Heu... Tu veux peut-être aller voir si ton ami va bien ? D'ailleurs... On est dans la même classe avec lui alors... Si vous avez besoin d'aide...
-Tu nous écoutais ? lui réponds-je, surpris.
-En fait, qu'il dit en rougissant, c'est juste que vous étiez juste derrière moi et que vous parlez un peu fort alors... Et puis, il était pas au dernier cours, alors je me disais qu'il aurait besoin de mes notes ? Je n'osais pas trop venir vous parler.
-N'oublie pas de boire ton café, Aken, m'interpelle Mia. Je sais que tu n'aimes pas quand il est froid.
Je regarde devant moi, surprise. En effet, la tasse de café que m'avait commandé Théodore m'attendait. Ma distraction fait rire Mia doucement, alors que j'en sirote une gorgée tiède, embarrassée. Quand on parle de Sam, j'oublie parfois un peu le monde autour de moi et elle le sait.
-Merci Mia. Et merci Théodore, c'est gentil. T'es un peu bizarre, mais t'es gentil. Je vais les prendre en photo pour les envoyer à Sam, il a plus de batterie.
-T’en fais pas pour le “bizarre", ajoute Mia depuis la machine à café. C’est plutôt un compliment, ici.
Théodore fouille dans son sac et me sort le cahier le plus propre que je n'ai jamais vu. Le code couleur ne change pas, ses titres sont soulignés et les mots-clés surlignés ou entourés selon leur niveau d'importance. Son écriture est régulière et douce, pleine de courbes, et sur ses i fleurissent de temps en temps des petits soleils ou des fleurs stylisées qui remplacent le point. Je me mets à la tâche immédiatement, tout en continuant à parler à Théodore et à guetter la porte.
Il est plutôt intéressant, comme garçon. Bien que trop timide pour le montrer vraiment, il semble cultivé et doux, compatissant. Il parle d'une petite voix feutrée, comme s'il s'excusait constamment de prendre de la place. Il est venu sur le conseil d'un ami sur internet, chercher "des ressources". Quand je lui ai demandé quoi comme ressources, il est devenu tout rouge et a balbutié quelques explications à demi cohérentes en me montrant le petit tas de traités sur le genre qu'il a emporté avec lui.
Mia le regarde d'un oeil entendu. On ne s'intéresse pas autant aux théoristes du genre quand on est entièrement cisgenre, c'est ce qu'elle dit souvent, en rigolant à moitié. Je sais que la pensée lui est venue.
Malgré sa maladresse occasionnelle, il a une douceur touchante. Et une petite lueur douce dans les yeux quand on arrive à lui arracher un sourire. Son rire sonne comme des gouttelettes d'eau sur une fenêtre. Je ne peux m'empêcher de le comparer à celui de Sam, ses éclats de voix francs et incontrôlés. Mais où est Sam, d'ailleurs ?
***
Sam
Je fais claquer la porte en entrant et Noor se retourne immédiatement. Je grimace. J'aurais du savoir qu'elle me remarquerait. Alors qu'elle se lève immédiatement pour aller à ma rencontre à grandes foulées souples, je rassemble mes affaires précipitamment.
-Hey, Sam, tu...
-Je dois y aller, l'interromps-je immédiatement. Une urgence heu... Ma mère, tu sais, faut que je rentre l'aider, blablabla...
Si je la regarde dans les yeux elle saura que je mens. Si je la regarde dans les yeux, je saurais qu'elle sait que je mens. Et qu'elle s'en désole. Et je ne peux pas faire face à ce sentiment, pas maintenant. Pas maintenant que mon cœur pulse rouge au creux de mon torse et que mes mains tremblent face aux sentiments contradictoires qui m'envahissent. J'ai honte de ce que je suis en train de faire, mais je dois m'en aller. Maintenant. M'éloigner vite de cet endroit.
-Et ton DM, ça va aller ? Si tu veux, Théodore...
J'entends tout à demi, comme voilé par le brouhaha dans mon cerveau. Mais le mot Théodore ressort comme une pique, directement dans mon esprit endolori par l'angoisse. Oui, Théodore, oui. Je l'ai vu, le Théodore, j'ai mis du temps à le reconnaître mais c'est bien lui, premier de la classe, bichonné par les profs... Discret et doux, pile le type de Noor.
-Ça va aller, l'interromps-je un peu sèchement.
J'enfile ma veste et mon vieux sac à dos rapidement. Noor a un mouvement vers moi, comme pour m'étreindre, mais il se rétracte en plein geste, notant ma posture fermée et ma crispation. Elle a raison. Je ne suis pas capable de gérer le contact tout de suite. Je lui fais un geste de la main et m'éclipse en vitesse.
Une fois dans la rue, je mets mon casque et la musique métal la plus gueulante que j'ai. A fond. Mes mains tremblent sans raison. Noor et Théodore, je les ai aperçu à travers la porte vitrée, à discuter avec animation. Noor avait l'air plus détendue qu'elle ne l'était avec moi et tout hurlait en moi. Elle est là pour moi ! De quel droit Théodore s'accapare mon ami ? Me fuyait-elle ? Voulait-elle que je m’éloigne ?
Et juste après, la culpabilité, dévorante, immense. De quel droit est-ce que je m'approprie Noor ? Elle est sa propre personne, elle peut avoir des ami.e.s. Je la fatigue, ça se voit, ça se sent, elle s'inquiète. Et pour quoi ? Je n'ai pas le droit de ressentir de jalousie, pas le droit de ressentir de colère pour si peu. Alors je sors et je piétine les trottoirs de la ville, marchant à peine trop vite afin de sentir mon cœur pulser bruyamment dans ma poitrine. J'ai envie de hurler. Je sais que je n'aurais pas dû partir, mais rien ne me calme, rien ne m'apaise. J'ai le cœur en vrac et les entrailles en feu. Noor et Théodore, qui rient ensemble. Sans moi. Elle doit être tellement mieux avec son nouvel ami. Je l'ai toujours ralenti, non ? Et je ne peux pas, je ne dois pas continuer.
J'ai besoin d'air. Je sais que je ne suis pas lucide. J'ai peur de moi-même.
***
Mia
Pauvre petit Noor. Elle s'en est vraiment trouvé un compliqué. J'adore mon Sam, mais il faut bien admettre que gérer ses sautes d'humeur peut parfois être un challenge. Si seulement il était capable d'accepter notre aide, de voir que nous voulons être là pour lui. Mais entre deux crises de panique, progressant à tâtons dans un brouillard de fumée de weed et étourdit par ses médicaments, il se perd parfois, oublie où chercher nos mains tendues, s'égare en cherchant la surface. Nous sommes là pour essayer de le récupérer avant noyade. Chaque jour. Mais nous ne pouvons pas forcer l'aide là où il ne veut pas.
Noor est revenue dépitée vers le bar et Théodore, mais elle est distraite. Traînant sur son portable, elle s'acharne à envoyer quelques messages inquiets à Sam, à lui transmettre ses cours et ses devoirs par mail pour quand il se sentirait capable de l'affronter. Théodore essaye de l'aider, tout en douceur, tout en timidité. Il semble s'inquiéter sincèrement pour Sam, et a complètement oublié la pile de livres qu'il a emprunté précédemment. Dommage, ce sera pour une prochaine fois.
A force de discuter, on arrive à le distraire, le Noor. On parle de genre, de masculinité douce, de la vie hors du placard. Théodore s'investit, candide mais curieux et plein de bonne volonté. Il parle de ses hésitations, de ses questionnements avec une sincérité étonnante et une vulnérabilité touchante.
Au fur et à mesure que notre petit café se remplit d'étudiants et de queers en recherche d'un lieu tranquille où exister, d'autres personnes passent, des habitués, qui s'incrustent et filent de notre discussion au fur et à mesure que les heures passent. Je laisse Théodore et Noor discuter pour aller servir mes clients. Mon ami semble se distraire et Théodore finit par lui arracher quelques petits rires francs et doux. Il le mérite, Noor. Ces petits germes d'amitié touchants, je me sens chanceuse de pouvoir les observer pousser, prendre racine doucement dans ce lieu qui compte autant pour moi.
Cela fait un an que j'y travaille. Dans le comité qui gère l'endroit, on est neuf. Le lieu entier est décoré de poèmes et de dessins de clients, au milieu desquels des affiches de prévention sur le consentement et les drogues s'invitent. Au bar, on vend aussi des pisses-debout pour les personnes qui en auraient besoin et des couvercles à mettre sur son verre en soirée. Une fois par mois, on organise une vente d'habits à prix libre grâce aux dons de nos clients et de temps en temps, des artistes posent leurs stands où exposent leurs œuvres dans un espace dédié. Tous les samedis, on se rejoint et on réorganise la semaine, nous répartissant les tâches selon le budget du moment. Ça prend du temps, c'est sûr, surtout à côté de mon master et du groupe, mais j'ai besoin d'être engagée dans quelque chose à côté de mes études sinon je dessèche. Et puis, je n'aurais pas pu rêver de meilleur job étudiant.
J'espère que ça va aller pour Sam. Je n'aime pas le savoir seul. Il s'isole comme un oiseau blessé à chaque fois que la crise arrive. Je m'inquiète. Notre impuissance collective face à ses névroses me désole.
Noor repart, et son nouvel ami la raccompagne jusqu’au métro. Je reste, discutant avec les habitués et prenant des requêtes pour de nouveaux livres à ajouter à notre collection. La soirée passe, la fatigue monte. Je sors vers 22h, épuisée mais satisfaite. J’envoie immédiatement un message sur la conversation des Trans’lucides, pour avoir des nouvelles. Sam n’a toujours pas répondu.
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Sam
Le joint a comme un goût de chocolat noir quand je le porte à ma bouche. Amer, mais addictif. Je n’ai pas regardé mon portable depuis que j’ai fui le café ; je ne me sens pas capable de faire face à l’inquiétude de mes amis tout de suite. Je reconstitue ma bulle, sous un escalier d’immeuble proche de la gare, je me laisse le temps de descendre. La crise s’estompe petit à petit, comme des nuages qui s’effilochent après l’orage. J’ai toujours cette envie de hurler coincée au creux de ma gorge et des marques sur les mains après avoir frappé le mur le plus proche. Je me sens idiot. Sur le moment, c’est comme si on m’avait arraché Noor pour toujours ; j’ai évidemment surréagi, mais c’est surtout mes émotions qui étaient hors de contrôle. Je la voyais m’abandonner pour le bras de quelqu’un de moins malade, de moins fou ; je sais que je ne peux pas l’empêcher d’avoir d’autres amis, mais la plupart du temps, je ne me sens pas digne de faire partie de son cercle social. Pas adapté. Un tracas pour les autres plus qu’une présence amicale. Pourquoi est-ce que je rends tout si difficile ? Pourquoi je ne suis pas capable de me taire et d’encaisser ? Et pourquoi tout est-il autant… hors de mon contrôle ?
Je souffle la fumée et l’observe se disperser vers le ciel. Cela fait deux heures maintenant que je suis parti. Je sais que je n’échapperai pas au retour, mais je ne sais pas si j’en ai la force. Rien que d’y penser, j’ai l’impression que mon esprit va quitter mon corps, s’arracher de force de ma chair comme cela m’arrive parfois. Comme si je me voyais d’en haut, de loin. Dissocier, je crois que c’est le mot. Je dissocie. Mon esprit coupe ton contact avec mon corps et ses émotions pendant un instant de répit avant de revenir subir les attaques quotidiennes. C’est désagréable, mais pas le pire de mes symptômes. Ce mot, “dissocier”, c’est Zahid qui me l’a appris. Mon psychiatre me disait simplement d’arrêter de fumer, sauf que ça a tendance à aggraver mes symptômes. Pour la douleur, l’angoisse, la… dissociation, je n’ai encore trouvé aucun médicament avec une efficacité similaire. J’en ai besoin, de ça. Juste un peu. Encore quelques mois. Le temps de trouver un palliatif efficace et j’arrêterai, je me le promets. En tout cas, heureusement que j’ai mon obsédé de psychologie à qui parler quand j’en ai besoin. Zahid, iel a peut-être jamais fini ses études, mais iel connait plein de choses. Et sa présence a quelque chose d’infiniment rassurante. Je ne sais pas comment iel fait, pour sembler imperméable à ce point à mes crises, pour parvenir à me sourire même dans mes pires états. A me parler comme si j’étais normal alors que je déchire mes carnets et que je me gratte au sang.
Il faut que je me trouve un endroit où aller. Je ne peux pas rentrer. Mais je n’ose pas demander, alors je reprends ma marche sans but dans les rues. J’invente une excuse pour ma mère. Je traîne dans un Starbucks pour charger mon portable, je griffonne dans les marges de mes cahiers, je m’occupe. J’essaye d’avancer sur mon DM. Je n’ai toujours pas touché à mon portable. Où vais-je dormir ce soir ?
***
Zahid
Mia vient à peine de rentrer quand on sonne à la porte. Sam nous attend devant. Comme à chaque fois qu'il n'a pas réussi à rentrer chez lui. Il a la tête baissée et l'air honteux, mais même ainsi je vois qu'il a pleuré.
-Hey. Je... J'peux squatter ce soir ? J'ai prévenu les darons et... Je...
Je m'éloigne de la porte pour lui laisser la place. Le chorba mijote dans la casserole, des patates farcies cuisent au four, et s’il y en a pour deux… Pour cette nuit, au moins, nous saurons qu'il est en sécurité. Je lui souris, rassurant.
-On va te préparer le canapé.
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