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Noor
Ça sent bon l’herbe fraîchement coupée et les crêpes dans le parc où Théodore doit me rejoindre. On a rendez-vous, c’est censé être le premier mais on a un peu sauté les étapes à la fête de Sam. Je réalise maintenant en quoi ce n’était peut-être pas une bonne idée, même s’il a fallu que Nora me l’explique. Elle a fermé les yeux et a soupiré. “Noor, il est jaloux, Sam, tu le sais non ? Il a peur que tu l’abandonnes.” Qu’il a peur que je l'abandonne, ça je le sais. Mais qu’il puisse faire le lien entre l’abandon et un baiser, alors qu’il m’avait déjà dit ne pas être romantiquement attiré par moi, je ne l'avais pas vraiment intégré. J’ai écarquillé les yeux en réalisant soudain ce que j’avais fait. Un poids immense dans la poitrine. Nora avait posé sa main sur mon épaule. “Te prends pas la tête avec ça. Tu sais qu’on ne peut pas protéger Sam de ses propres démons en permanence et vous êtes grands, vous pourrez toujours en discuter tranquillement.” Elle a ébouriffé mes cheveux. “Félicitations à toi et Théodore”, qu’elle a chuchoté avec un sourire, une petite lueur dans ses yeux fatigués.
Dans les allées et venues des différents membres du groupe, je pensais sincèrement que notre escapade serait restée inaperçue ; mais Nora, elle remarque vite les choses. J’ai rougi. J’aurais préféré avoir l’occasion de garder le secret encore un peu, mais je sais aussi qu’il n’y aurait pas plus discrète que Nora à notre sujet. Je ne crois pas que les autres nous aient vu.e.s.
Cela fait quelques semaines que Théodore et moi nous retrouvons quasiment tous les soirs au café queer, quand je n'aide pas Sam sur ses devoirs du moins ; nous discutons à notre table préférée, celle avec les pouf colorés, nous buvons des chocolats chauds, de temps en temps nous nous entraidons sur des révisions. C'est un bon élève, Théodore. Moins que moi, mais bon quand même. J'ai commencé à l'apprécier sincèrement, à sentir mon cœur battre quand il arrive, mon ventre se serrer quand il se penche sur ses cahiers d'école et ma gorge se bloquer quand il me sourit en me regardant dans les yeux. Et malgré sa timidité, il n'est pas assez bon menteur pour que son intérêt à lui ne transparaisse pas, dans la façon qu'il a de me fixer un peu trop longtemps, de façon trop intense, par la manière dont il cherche le contact par effleurement et contact à peine frôlés, délicats. Depuis que je connais Sam, je n'ai pu penser qu'à lui, je n'ai vu que lui. Théodore est une respiration étrange dans mes années d'obsession, une petite aparté dorée dans la mélasse de sentiments avec lesquels je me débats depuis que j'ai rencontré Samuel, il y a deux ans. Une lueur un peu inquiétante, aussi, face à l'immensité des sentiments qui me liait à mon jeune roux favori. Une lueur un peu tabou dont je ne savais encore trop que faire. Théodore peut-il vraiment lutter contre deux ans embourbés d'amour jusqu'au cou ? Le doit-il seulement ? Je n’ai jamais vraiment compris le concept de "petit.e-ami.e", qui interdit apparemment toute possibilité de penser ailleurs pendant toute la durée de la relation. Mais je fais que ça moi, penser ailleurs, et j'ai peur de casser les gens que j'aime dans le processus. Je commence à sentir l'angoisse me monter à la gorge alors que j'attends à côté du stand de crêpes du parc.
Sam n'a pas réapparu depuis la soirée, il y a trois jours.
Théodore finit par arriver. Je le remarque à peine, et pourtant, sa présence le mériterait. Pour la première fois, il sort en vêtements féminins, après des semaines d’hésitations et d’appréhensions. Il a assorti un short fleuri mi-cuisse à un t-shirt au col montant pâle et de jolies sneakers colorées. Il est absolument magnifique, mais mon esprit est ailleurs. Il semble immédiatement saisir la panique qui s’installe en moi. Il pose ses mains avec douceur sur la mienne, qui est crispée sur mon portable depuis trois jours quasiment sans discontinuer. Je ne sais même plus pourquoi je suis venue. Je devrais être en train de le chercher. La voix tendre de Théodore me ramène à moi, alors qu’il murmure de la voix la plus rassurante possible :
-Noor, tu as fait tout ce que tu as pu.
Je ne suis toujours pas sûr que ce soit vrai. Sûr, on a tenté de le contacter ; on a appelé les différents hôpitaux de la ville au cas où et posés des affiches ; il sait qu’il peut venir toquer à n’importe laquelle de nos portes et qu’il sera accueilli : et nous avons tous, à notre façon, essayé de lui tendre la main. Sauf que cette fois-ci, il n’en a pris aucune.
-Tu ne peux pas passer tes journées entières à t’inquiéter pour des choses que tu ne contrôles pas, ce n’est pas sain.
Je soupire. Mes mains tremblent un peu. J’ai envie de me laisser aller contre lui et pourtant j’ai une petite boule de stress au creux du ventre. Depuis notre baiser, rien n’a changé entre nous et pourtant… Rien n’a-t-il changé ?
Il hésite un instant, puis prend les devants. Il m’enlace et pose délicatement sa main au creux de ma nuque, caressant ma masse de cheveux noirs bouclés avec douceur. Je me laisse retomber au creux de ses bras et de son odeur de lessive au jasmin et de savon à la pêche. Une odeur à la fois familière et encore si nouvelle. Je m’y blottis, je m’y accroche comme à un radeau et je pose ma tête au creux de son épaule. Je tremble encore légèrement, mais j’ai le cœur plus léger. Je ne résiste pas quand Théodore prend tout doucement mon portable de ma main pour le mettre dans sa poche.
-Tu dois décrocher. Je te promets que si tu reçois un message je te le rendrais tout de suite, mais là tu t’y accroches comme si… comme si…
Parfois il s’embrouille dans ses métaphores, Théodore. Il a du mal à soutenir mon regard mais il m’adresse un petit sourire.
-Enfin, comme si tu allais te noyer quoi. Aujourd’hui, il faut que tu te reposes.
Je lui rends son sourire et lui prends la main. Nos doigts se frôlent puis s’enlacent et nos épaules se touchent alors que nous nous dirigeons vers le coin d’herbe libre le plus proche, où je m’effondre avec un long soupir. Je m’étale sur le dos et Théodore, avec un léger rire, s’accroupit à côté de moi.
-Tu n’as pas beaucoup dormi, ces derniers jours, toi.
Je ferme les yeux et soupire. Théodore se rapproche et repose sa main dans mes cheveux, me tirant un petit frisson de délice alors que le bout de ses doigts commence à masser mon cuir chevelu. Non, je n’ai pas beaucoup dormi. A vrai dire, je n’ai pas dépassé les quatre heures de sommeil durant ces deux dernières nuits. Je suis épuisé. Je ne me souviens pas de mes rêves mais les frissons glacés qu’ils me laissent à mon réveil suffisent à en comprendre la nature. Je pose ma tête sur la cuisse de Théodore et laisse mes muscles se dénouer un à un, dans un silence confortable.
La proximité physique est arrivée rapidement entre nous deux. Elle arrive souvent rapidement, avec moi, je ne sais pas trop pourquoi. Je ne me suis jamais retenu d'enlacer des amis, ni de leur caresser les cheveux ou de leur tenir la main en public. Plus de personnes que ce que l’on ne croit apprécient ces petits gestes, en fait, et souvent, quand je demande, la réponse est oui. Alors ce que Théodore et moi nous vivons à ce moment-là, ce n’était a priori pas grand chose. Pas dans le sens romantique du terme en tout cas. Mais dans cette ambiance particulière et alors que la tension dans mon dos se défait lentement et que ses doigts descendent le long de ma nuque, sous ma tignasse en pagaille, mon cœur se sent soudain légèrement plus léger, plus palpitant, plus vivant quoi. Je me resserre contre lui et réalise soudainement que des larmes mouillent mon visage.
-Noor ? demande Théodore d’un ton inquiet.
Un petit sanglot me brise la voix sans que je ne m’y attende. Par réflexe, je vais cacher mon visage au creux de son cou, contenant tant bien que mal les hoquets qui me secouent par moment.
-C’est ok, Noor, dit Théodore, en me berçant doucement de droite à gauche. C’est ok.
Il ne sait quoi ajouter mais son contact m’apaise lentement.
-Je me sens tellement idiot, j’avoue en essuyant mes yeux et mon nez de ma manche - Théodore, galant, me tend un mouchoir.- Je suis complètement perdu.
-Perdu… Comment ?
La main de Théodore se fait hésitante. Il inspire profondément et ajoute soudainement, me coupant avant que je ne puisse répondre.
-Est-ce que c’est par rapport à nous deux ? Est-ce que tu… regrettes ?
Mes yeux s’écarquillent, et je pouffe légèrement, la voix encore étranglée de sanglots à demi-étouffés.
-Théodore, pourquoi tu es toujours si pessimiste ? T’aurais pas plutôt pu demander, je sais pas, si je t’aimais ou si on était en couple ?
C'est à son tour de voir ses yeux s’écarquiller. Il met un moment à se reprendre.
-Et heu… Tu m’aimes ? On est en couple ? qu’il demande alors, d’une voix un peu tremblante.
-Mais j’en sais rien ! C’est ça que moi j’aurais aimé demander, en tout cas, je lui réponds avec un grand geste de bras perdu.
-Mais attends, tu ne sais pas si tu… Enfin…
-Bien sûr que je t’aime, que je le coupe. Je ne sais juste pas… Comment je t’aime. C’était…
-... Soudain ?
-... Imprévu.
Nous nous regardons un moment et pouffons de rire. Je lui lance un coup de coude joueur après avoir essuyé mes dernières larmes.
-Je ne te savais pas si entreprenant. “Je veux aller dans l’ombre pour t’embrasser sous la lune”, tu l’as fait à beaucoup de monde ?
-Merde, j’étais vraiment bourré, hein ? qu’il répond, cachant à demi ses joues écarlates derrière son coude.
J’éclate de rire.
-Mais c’est ça le truc. J’ai envie de t’embrasser. C’est juste que…
-Tu veux embrasser Samuel aussi, répond-t-il sur le ton de l’évidence.
J’écarquille les yeux et c’est à mon tour de rougir.
-C’est si évident ?
-Vous pourriez difficilement être moins discret. Mais heu… Je sais que vous êtes pas ensemble.
-Non, on ne l’est pas.
-Et je me suis dit, si personne ne tient cette personne merveilleuse que j’ai devant moi dans ses bras bah…
-Autant que ce soit toi ?
Nous pouffons tous les deux doucement. Le vent emporte nos murmures et secoue les brins d’herbe en un ondoiement régulier.
-Tu penses bizarrement, je lui dis.
-Je sais. Je… Ne suis pas là pour entrer en compétition avec Sam. Je ne comprends pas ce qu’il y a entre vous, mais je sais que c’est fort. Je ne suis pas Sam, je ne suis pas… Cool.
Je lui tape doucement l’arrière de la tête en lui faisant les yeux ronds.
-Tu ES cool !
-Je suis toujours pas Sam ! C’est… Notre propre relation que je veux, notre propre bulle, tu vois ? Peu importe à quel point c’est fort, je n’ai pas peur de la bulle que tu as avec Sam parce que… Ce n’est pas la même que celle que nous avons. Et je pense qu’elles peuvent cohabiter, non ?
Il inspire longuement et prend ma main dans la sienne.
-En bref, je suis pas jaloux ? Je crois ?
J’ai un rire bref, réfléchissant longuement à ce qu’il venait de me dire. Je soupire.
-Je suis amoureux de Sam.
Théodore acquiesce.
-C’est plutôt évident.
Je reprends.
-Quand je te vois, j’ai le cœur qui bat, les mains moites et des papillons dans le ventre.
J’hésite un peu, avant d’ajouter :
-Et j’ai très envie de t’embrasser.
Théodore acquiesce patiemment, jouant du bout des doigts avec une mèche de ses cheveux, bien que son rougissement soudain ne trahisse son trouble.
-Et… Je te trouve absolument splendide, j’ajoute en me jetant soudainement à son cou pour le chatouiller de baisers. Tu es la plus belle fille de tout le parc, Theodora, cette tenue te va trop bien. J’aurais dû te le dire bien plus tôt.
Théodore rougit et se met à rire, répondant à mon attaque par des chatouilles légères au creux de mes côtes.
-Théodora… C’est plus cool que Théodore, mais c’est pas encore ça hein. Mon nom me va bien pour l’instant, mais merci d’essayer.
On s’était misaes d’accord sur le fait de tester des choses avec son genre dans les temps à venir.
-Le féminin, ça fait quoi ? que je lui demande, ébouriffant ses cheveux noirs.
-Ca fait… Brrrr, qu’il répond, mimant un frisson.
-Brrrr en bien ou brrr en mal ?
-Plutôt en bien, qu’il me dit en souriant. Mais je préfère le masculin pour l’instant je crois.
Il rajuste le tissu fluide de son short sur ses jambes.
-Mais je me sens très… belleau.
Un moment de silence s’installe entre nous. Je laisse reposer ma tête sur son épaule, pensive.
-On fait quoi, alors, pour nous ? Que je demande. Après… Tout ça.
-Bah… Si tu veux m’embrasser et que je veux t’embrasser… On peut commencer par ça. Si on s’aime… Si on a cette chance-là…
Je souris et lie mes doigts aux siens.
-Ca vaut au moins le coup d’essayer, je termine pour lui.
Je soupire, toujours confuse. Une bulle de chaque côté ? Dans un couple ? Théodore a l’air de dire que c’est normal, mais si ça ne l’est pas ? Si ces deux petites bulles, qui semblent encore si fragiles, se percutent, que se passe-t-il ? Puis-je abriter deux tempêtes d’amour pareilles à la fois ? En ai-je le droit ?
-Et tu sais… Si un jour tu veux le dire à Sam, je pourrais t’aider à lui écrire une lettre ou… Un sms ou je sais pas…
-Je lui ai déjà dit, je lui réponds tristement.
-Oh.
Il pose une main sur mon épaule.
-Si tu l’aimes… Et que tu as une chance… Tu as ma bénédiction pour la saisir en tout cas.
Je l’observe avec des yeux ronds. Je ne savais même pas que c’était possible.
-Tu veux dire… On est pas… En couple ?
-Ouais, enfin si mais… Ça a pas besoin d’être tout fermé, tu vois ? C’est ma grand-mère, elle… Enfin c’est elle qui m’a appris ça. Elle est mariée depuis soixante ans à mon grand-père, et aujourd’hui elle a aussi une autre partenaire dans sa vie et… Son autre partenaire a deux autres partenaires, mais y’en a une qui sort aussi avec le partenaire de l’autre partenaire enfin… Je veux dire… Si elle peut le faire, je crois qu’on peut le faire aussi, non ? Je te l’ai dit, je n’ai pas peur. Parce que…
Il rougit.
-Je sais que tu m’aimes fort. Et qu’on tient à l’autre. Et puis, aussi… Qu’on a tout le temps d’apprendre à se connaître encore mieux.
Je réfléchis un moment. Puis je pouffe un peu.
-On a brûlé quelques étapes, non ?
-Le premier baiser avant le premier date ? Possible, oui, répond-t-il d’un ton riant.
-Un premier date à parler de mes chagrins d’amour, on est bien, je renchéris.
-Et ce premier baiser direct à l’anniversaire de ce chagrin d’amour, termine Théodore avec un sourire. Une catastrophe.
Nous rions, nous laissant tomber dans l’herbe, nos doigts toujours mêlés reposant désormais au sol.
-Ce n’était vraiment pas la meilleure idée du monde, hein, je soupire.
-Non… Je crois qu’on s’est bien foiré, sur le coup, reconnaît Théodore. Pourtant je croyais qu’on était assez loin.
-Peu importe. Le mal est fait. Et comme dit Nora… On ne peut pas combattre les démons d’un autre, je réponds d’un ton morne.
-C’est tellement évident qu’il est amoureux de toi, pourtant ! enchaîne Théodore.
-Tu trouves ?
Je ris, mais je n’en mène pas large. Depuis ma déclaration ratée - depuis notre baiser manqué, j’ai utilisé l’essentiel de mon énergie à noyer toute forme d’espoir au creux de mon torse, à étrangler à la naissance chaque pensée indésirable qui me rapprocherait trop de Samuel.
-Ca crève les yeux. Je ne sais pas ce qu’il fuit, mais si ça le fait passer à côté d’une personne aussi incroyable que toi, d’une relation aussi forte que la vôtre, ça doit être terrifiant.
Ses paroles me laissent pensif. M’aime-il, après tout ? Il m’a assuré que non. Je suis son ami. Et quoi qu’il ressente pour moi, si c’est d’un ami dont il avait besoin, je veux être cet ami pour lui.
-Bon, reprend Théodore en se redressant et s’ébrouant pour enlever l’herbe de ses vêtements, ce n’est pas tout ça mais c’est un date et on a toujours pas mangé de crêpe.
-Un vrai crime, que j’admets avec le plus grand sérieux.
Je lui prends la main et lui sourit alors que nous nous redressons pour aller vers le stand de crêpes. Il en prend une au sucre et moi, au sirop d’érable. Nous nous sommes placés en riant un peu à l’écart de la roulotte, discutant toujours, main dans la main et cœur à cœur. Cependant, après avoir récupéré les deux friandises dégoulinantes de sucre à l’étal, je me retourne sur un Théodore figé, un téléphone dans la main.
-C’est Sam, qu’il me dit en me tendant mon propre téléphone. Il a fini par répondre.
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