Veiller
[TW tentative de suicide, idées suicidaires, automutilation, drogues]
Noor
A l'hôpital, coincé entre des murs blancs et une odeur de nettoyants artificiels. Le bruit de sa respiration, douloureuse, en fond, qui semble emplir l'espace fermé de la chambre où Nora, Anis et moi sommes rassemblés. Une putain d'acoustique, cette pièce, meilleure que certaines de nos salles de concerts. J’entends tout, le rythme irrégulier de son poul sur moniteur, suivi par son souffle comme par un parfait petit chef d'orchestre. Les pauses dans sa respiration, les battements de cœur ratés. Chaque raclement de gorge, chaque toux, chaque petit sprint cardiaque qui s’accompagne de mes sueurs froides.
Trop de médicaments et les poignets bandés de blancs le maintiennent inconscient depuis trois jours. Heureusement que Nora était avec nous. “Seulement la famille”, que l’accueil a dit. Il a fallu de sérieuses négociations pour que nous puissions entrer. Le voir un peu, même dans cet état, même absent comme peut l’être un proche dans ce cas-là. Anis a des cernes et les yeux rouges, alors que Nora tapote du pied, les bras croisés contre son torse et l’air grave. Moi, je ne sais pas dans quel état je suis. Je me sens lointaine, comme si la réalité s'échappait, comme si le monde autour avait arrêté de tourner. Tout semble durer une éternité. Personne ne parle.
Anis se sent coupable. Il n’ose pas regarder Nora. Je sais qu’il l’a eu au téléphone peu avant l’événement ; il l’avait rassuré à ce moment-là, il lui avait dit que tout allait bien. Il était en pleine fête et avait laissé Sam seul. Une soirée avait suffit. Une nuit de trop contre les idées noires, un instant trop long pour que Sam tienne un jour de plus. Ce n’était pas la première fois qu’il essayait, après tout. Mais c’était la première fois qu’il restait inconscient aussi longtemps.
Dans le silence de la salle, je pose une petite peluche à l’effigie d’un vautour-chat à côté de lui. Faite main. J’y ai mis du temps, mais c’était la dernière créature en date inventée par Sam. Les pattes arrière d’un félidé et le bas du cou en boule de plume, comme une crinière. Quelques crocs qui dépassent du bec et deux grands yeux noirs et fixes en petits boutons. Le résultat est loin d’être parfait, mais j’ai fait de mon mieux. De toute façon, je suis la seule à savoir coudre. Anis a ramené les chocolats préférés de Sam et Nora, l’esprit pratique comme toujours, un set de nouvelles baguettes pour sa batterie. Les offrandes du groupe commencent à s’entasser sur la table de chevet de l'hôpital. Zahid a préparé des baklava, Mia a recouvert un T-shirt noir de patch de ses groupes favoris, même Lola a participé en lui offrant une espèce de petite sculpture étrange, faite d’objet trouvé, un galet peint, un coquillage et des épingles formant une drôle d’architecture un peu futuriste, à l’image des décors de bandes-dessinées que Sam aime lire. Quant à ses parents, ils ont ramené un bouquet, et c’est tout. C’est pas que Sam n’aime pas les fleurs. C’est juste que c’est pas vraiment son truc favori. Même l’amas bizarre d’objets de Lola faisait plus de sens, connaissant Sam, que l’impersonnelle composition florale prenant la moitié de la petite table en bois à côté du lit.
C’est Anis qui rompt le silence.
Anis
Quel con je fais. Celle-ci je ne me le pardonnerais jamais. Quand je lui avais demandé s’il voulait venir à la soirée, il avait dit non. Je ne m’étais pas posé plus de question ; vu les recherches entamées, c’était normal qu’il veuille faire profil bas, non ? Même si ce n’était pas son genre. Même si c’était un peu tout ce qu’il faisait, faire la fête, ces derniers temps. Je me disais que ce n’était pas plus mal. Qu’il fallait bien qu’il puisse oublier un peu. Passer à autre chose. Se distraire de la douleur en attendant d’aller mieux. C’était ce qui avait toujours marché pour moi.
-Je suis désolé.
Désolé d’avoir cru pouvoir gérer. Désolé d’avoir gardé un secret dont j’avais sous-estimé la gravité. Désolé d’avoir isolé Sam alors qu’il aurait eu besoin de l’aide de ses proches.
-Tu ne pouvais pas l’aider s’il ne voulait pas te laisser l’aider. Et c’était pareil pour nous.
La résignation dans la voix de Nora me brise encore plus, quelque part. Et le silence revient.
Nora
Que la famille, mon cul, c’était hors de question pour nous de laisser Sam seul à un tel moment. Nous serions là, conscient ou non, et son réveil se passerait à nos côtés, pas aux côtés d’une famille à la con pas fichue de le genrer correctement. Pas fichu de lui faire une place. Pas fichu de l’aimer, lui, tel qu’il était, incapable de le voir autrement que sous le prisme de leur cishétéronormativité de merde. Je les vomis, je les emmerde, je les conchie ses parents à la con ! La famille, elle est là, presque en larme devant son lit, dans le regard vide d’oiseau blessé d’Aken, dans les larmes mal camouflées d’Anis. Dans la gravité sur mes épaules et le poids qui me ronge, la sensation que j’aurais pu, j’aurais du faire plus.
Je suis la plus âgée du groupe. Du haut de mes vingt-cinq ans, j’avais l’impression d’avoir un groupe d’enfant à ma charge. Les contrats du groupe, c’était pour moi, la gestion de la scène, c’était pour moi, et sans qu’ielles ne s’en rendent compte, ielles avaient toustes pleuré un jour dans mes bras, me confiant leur intimité et leurs secrets que je garde enterrés comme un bon fossoyeur, droite et ferme dans le silence que m’impose la confiance de chacun. C’est pour ça que j’avais eu si peur pour Sam. C’est pour ça que je savais, au fond, que ce jour viendrait, à nouveau, c’est pour ça qu'au-delà de l’inquiétude et de la tristesse j’étais en colère. La colère de l’impuissance.
Je me lève, pose une main sur l’épaule d’Anis. Je lui désigne la porte d’un geste de tête. Noor et Sam avaient besoin de leur moment.
Sam
C’est pas que je suis seul. Je le sais, au fond, que je ne suis pas seul. Le problème, quand t’es pas seul, c’est le poids. La responsabilité que t’as envers eux. Être là, pas tout foutre en l’air au moindre choc, pas exploser alors qu’au fond t’es une bombe, une bombe à retardement qui explose trois fois par jour, t’es une putain de fontaine de larme de sang et d’envie morbide. C’est le poids que tu sais que tu es pour eux, avec tes idées noires et tes crises permanentes, tes yeux rougis par la défonce. La crainte dans leur regard entre deux de leurs rires. La pitié… Compassion, c’est ce qu’ielles veulent que tu dises mais ça change rien, quand ielles voient les marques sur ta peaux, les brûlures, les coupures, les bleus que tu essayes tant bien que mal de masquer sous tes pantalons et tes manches longues. L’inquiétude. Et tout ça pour quoi ? Encore un séjour en psy ? Squatter, fumer, sniffer pour me défoncer jusqu’à plus rien sentir ? Un monde qui crève devant mes yeux, un monde ou Noor n’ose même pas se poser la question de porter le voile ou non à cause des conséquences sur sa vie sociale, un monde où quand t’es trans, t’es stérile parce qu’on te rendra jamais les gamètes que t’as sauvegardé, un monde où la sécurité se fait au dépens de celle des faibles, toujours, comme d’habitude, un monde qui crève de chaud chaque été de d’ouragans permanents, la survie de l’humanité mon cul, pourquoi j’aurais envie de vivre là-dedans ? Si j’ai jamais vécu, j’ai toujours… Survécu à coup d’adrénaline, dopamine des caresses de Noor dans mes cheveux, Noor, mon doux, ma belle, ma vie, je peux partir tranquille maintenant que tu as d’autres bras où sombrer… Mais ce n’était qu’une excuse non ? Une excuse permanente pour survivre encore un peu, ma perfusion de Noor contre le monde, l’illusion d’une famille qui remplacerait la mienne, mon cul. C’est moi qui déconne. Et je guérirais pas. Trans, borderline, cassé. J’ai pas envie, j’ai plus envie de voir la suite.
“Sans vous
J’aurais peut-être fini là plus tôt
Alors ne m’en voulez pas, ne m’en voulez pas
D’y aller maintenant
Je vous ai aimé et je veux vous voir aimer.”
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