Se rétablir
Sam
Je veux pas dire, mais c’est pas facile. Une fois réveillé, la vie avait lentement repris son cours autour de moi, me laissant seul et figé au milieu d’une tempête d’événements continus. La fin d’année scolaire arrivait, et avec elle, les partiels de Mia, et notre bac à nous, Théodore, Noor et moi. Ou plutôt, leur bac à eux ; il a été décidé à l’unanimité que ma priorité serait de retrouver une stabilité physique et émotionnelle. J’ai donc abandonné l’idée de passer les examens de fin d’année et je passe mon temps libre à fouiller les offres de formations hors bac. L’idée de tenter un apprentissage me plaît de plus en plus ; peut-être pour être garagiste ? Électricien ? Quelque chose qui occupe mes mains, qui me permet de bricoler, qui me donne la satisfaction de réparer des choses. C’est une bonne chose que j’arrive à me projeter, qu’ils disent les médecins. “Il ne faut pas trop forcer, tout de même”, qu’ils ajoutent souvent. La vérité, c’est que j’ai besoin de former des plans, d’avoir des projets pour chasser la peur qui me tient au ventre. Partir de chez mes parents est à la fois réjouissant et terrifiant. Quelque chose au fond de moi me disait que je ne le méritait pas, cet enthousiasme, cette étincelle de joie, ces projets d’indépendance. L’idée d’une vie plus douce.
Exister est encore une lutte, pour moi. Mais je vais mieux.
Les autres membres du groupe passent souvent. Ça me fait du bien d’être soutenu, ça fait chaud dans ma cage thoracique, comme si mon cœur était un feu de camp, distribuant sa chaleur dans toute ma cage thoracique. Je me suis même réconcilié avec Théodore ; depuis ma crise, j’ai appris à considérer sa relation avec Noor de façon plus rationnelle. Ou presque. J’ai toujours des moments de jalousie, mais ils se font plus rares au fur et à mesure que je m’adapte à cette nouvelle situation. Le fait que Théodore m’ait dit qu’ielles sont en couple libre m’avait aussi soulagé d’un poids, bien que je ne veuille pas m’interroger sur ce sentiment tiède et doux qui m’avait envahi à cette nouvelle.
C’est Théodore qui est venu me voir ce soir-là. Il avance sur ses devoirs à toute vitesse, tout en maintenant une conversation avec moi. Impressionnant.
-... Parfois, je comprends pas ce qui t’attire tant dans la masculinité. Enfin, je sais que ce n’est pas un choix, c’est juste que… Les trucs viril comme je sais pas, le sport la bière les poils, ça me branche pas quoi. Les vêtements pour mec aussi, ils sont si tristes ! Y’a jamais de couleur ou de motifs sympa, et y’a pas de jupes, alors que c’est si beau les jupes, dit Théodore.
Je prends mon temps pour réfléchir à la meilleure manière de répondre, puis tente une explication.
-En fait, tu confond genre et expression de genre, je répond posément, tentant de rester le plus simple possible.
Après tout, il était encore en train d’apprendre.
-L’expression de genre, c’est les attitudes, vêtements, tout ce qui est visible et qui te lient au féminin ou au masculin. Mais ce n’est pas la même chose que l’identité de genre. Je suis un homme, ça ne veut pas dire que je vais regarder le foot en slip sur le canapé pendant que ma femme fait le travail domestique. Je ne l’ai pas choisi. Pour moi ça se traduit par une expression de genre plutôt masculine, m’identifier aux codes masculins me fait du bien pour lutter contre la dysphorie, mais on peut parfaitement trouver des hommes trans efféminés et des meufs trans butch, ou alors qui alternent entre les deux présentations. Tu n’est pas obligé d’adhérer aux côtés toxiques de la masculinité. La masculinité, c’est ce qu’on en fait, c’est une manière super personnelle d’habiter son corps et de créer ses propres règles esthétiques.
Cela semble faire réfléchir Théodore. Il passe sa main dans ses cheveux épais et lisse, puis réponds.
-Ça fait sens, merci. Je suis désolé si je fais encore des erreurs, j’ai du mal à comprendre ce qu’il se passe dans ma tête. Je ne pense pas être une femme. J’y ai réfléchi et je crois que je suis sur un spectre qui va du neutre au masculin, mais j’aime les attributs de la féminité,
-Tu sais, il y a plein de mots pour décrire ce que tu vis. Déjà, non-binaire me semble adapté. Genderfluid aussi, même s’il est plus souvent utilisé pour un spectre qui va du masculin au féminin. Sinon il y a des termes comme demi-boy, proxvir, qui décrivent une identité tendant vers le masculin sans s’y identifier complètement… Y’a vraiment assez de variété dans les identités trans pour que tu y trouves ta place.
Je lui explique tout ça le plus clairement possible, mais je le vois un peu perdu. Cependant, une petite lueur intéressée brille au fond de ses yeux au milieu d’une de mes phrases.
-Demi-boy, oui, je crois que j’aime bien. Je suis un demi-boy très féminin. Pronoms il ou iel.
Je lui souris et ajoute :
-Vu comment tu me parles de la féminité, je crois que tu devrais grave demander à David de t’apprendre le drag, je suis sûr que ça te plairait.
-J’adorerai ! J'essaierai de lui demander. Même si ça fait un peu peur, ajoute-t-il avec une grimace. Zahid et vous tous dans le groupe, là, vous êtes bien trop cools pour moi.
C’est beau de voir ce petit oeuf s’ouvrir doucement. Ça me touche un peu. Et pourtant, au fond de moi, reste un brin d’envie, de jalousie incontrôlé. Pas que sur Noor, oh non, il y a plus insidieux que ça. Parce que même si j’aime sa compagnie, j’envie sa cisidentité, la facilité avec laquelle il habite ce corps souple, au torse plat et aux hanches fines. J’envie le début de moustache qui ombre sa lèvre supérieure et sa pomme d’Adam qui ressort sur son cou. J’aurai tant aimé être à sa place.
La discussion s’était tue momentanément, chacun perdu dans ses pensées. Quand la discussion reprend, c’est sur des sujets plus légers : quel est ton jeu préféré, quelles sont les lectures du moment… La conversation est fluide et finit par me distraire de mes pensées intrusives.
Malheureusement, je fatiguais vite, avec mon nouveau traitement. Il est bientôt l’heure pour Théodore de rentrer. Avec un soupir fatigué, je m’enfouis sous la couette.
Je n’ai plus aucune nouvelles de mes parents.
Tant mieux.
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