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– Écoute, ça m'en a tout l'air. Sinon, il nous aurait déjà sauté dessus en braillant "Cinq euros ! Cinq euros !" avec son air benêt habituel.
– Tu es trop méchante envers lui, protesta la petite blonde sans pouvoir s'empêcher de pouffer. Regarde les beaux cadeaux qu'il nous fait. On devrait le remercier.
Pensive, Cornélia froissa des doigts le ruban argenté qu'il avait attaché au masque.
– Mais pourquoi il nous offre ça sans rien demander en retour ?
Vingt minutes auparavant, le pauvre garçon était prêt à se faire écraser pour les lui donner en main propre. Cornélia regrettait d’être bêtement partie en courant.
– Peut-être qu'il voulait te faire sa déclaration, suggéra Blanche. Mais tu es si froide et effrayante qu'il a décidé de t'amadouer d'abord, avec un beau cadeau de mariage.
L’aînée lui tapa sur la tête et fit demi-tour vers l'immeuble, le masque toujours dans les mains. Sa sœur s'ébroua avant de lui courir après, faisant virevolter ses cheveux d’ambre coupés au carré.
– Ou peut-être qu'il voulait me demander en mariage ? insista-t-elle d’une voix rêveuse. Franchement, si tu ne veux pas de lui, moi il m'intéresse. Un joli gaillard aux beaux yeux sombres, tout bronzé…
– Arrête de te faire des films, se moqua Cornélia. De toute façon, avec son accent, t'arriverais même pas à différencier une demande en mariage d'une question sur la culture du radis.
– Oui, mais c'est ce qui fait son charme, rétorqua Blanche en refermant derrière elles la porte de l'appartement. Arrête, même toi tu trouves ça follement sexy. D'ailleurs, il est bizarre cet accent, non ? C'est la première fois que j'en entends un comme ça.
Cornélia s'était fait la même réflexion la première fois qu'elle l'avait entendu parler. La voix était douce et chaude, l'intonation chantante maltraitait les mots français. Ces syllabes étaient faites pour être dites les unes à la suite des autres, sur un rythme monocorde, mais lui les prononçait en escalier, comme s'il jetait des notes au hasard sur chaque son. C'était aussi perturbant que délicieux à entendre. De quel étrange pays pouvait-il bien provenir ? Là-bas, le moindre bonjour devait être aussi caressant qu'un baiser. La seule idée de l'entendre chuchoter à son oreille lui donna des frissons.
– Cornélia ? grogna Blanche, une main sur le buffet où reposaient les masques.
Plantée au milieu de la pièce depuis vingt bonnes secondes, sa grande sœur sortit de sa transe en toussotant. Elle alla déposer l'équidé écailleux avec les autres, arrangea un instant leur disposition pour le mettre en valeur.
– C'est bizarre, tu as vu ? Je viens juste de remarquer. Ce sont les seuls pour lesquels il a mis un ruban. Aucun des autres n'en a.
Blanche se pencha par-dessus son épaule.
– Hein ? Ah oui, c'est vrai… Peut-être qu'il n'en avait pas trouvé pour les autres ? Il doit les avoir récupérés par hasard, ça m'étonnerait qu'il les achète. Il n'a déjà pas de sous pour s'acheter un pantalon, je le vois mal entrer dans une boutique de couture.
– Ou peut-être que les autres n'étaient pas faits pour être portés.
Saisie d'un brusque pressentiment, Cornélia attrapa le masque du fauve noir – l'autre lui inspirait une étrange répulsion teintée de fascination – et l'enfila. Le plastique fin frotta contre sa peau dans un bruissement d'écailles, juste avant que les traits de la créature ne se superposent aux siens. Avalée par la cuirasse sombre, toute la partie supérieure de son visage disparut.
– Wow, commenta Blanche en reculant d'un pas. Ça te va pas mal. Tu ferais presque peur. Tes yeux ressortent super bien au milieu de tout ce noir, le résultat est assez dingue.
Excitée comme une puce, elle se saisit de la bête reptilienne et tendit le ruban argenté, prête à le porter elle aussi.
– Non ! glapit Cornélia avant même de réfléchir à ce qu'elle faisait.
Elle se jeta sur elle et s'empara de l'objet d'un geste vif, trop vif pour que sa sœur ait le temps de réagir.
– Hé ! Rends-le moi ! Qu'est-ce qui te prend ?
– Je…
Sans avoir la moindre idée de ce qu'elle allait bien pouvoir répondre, Cornélia tint le masque à bout de bras, hors d'atteinte de sa sœur. Elle leva les yeux et les plongea dans les grandes orbites vides, soulignées d'or, qui fendaient en diagonale ce visage monstrueux. Une sinistre impression fondit à nouveau sur elle, plombant son estomac comme une pierre.
– Je le sens mal, avec celui-là, dit-elle enfin.
Il était hors de question que sa sœur porte cet objet. Il y avait quelque chose tapi dans ces courbes reptiliennes, quelque chose de prédateur, de trop obscur pour convenir à un simple être humain. Bien loin des autres ouvrages du sans-abri.
Lasse de sauter sur place comme un petit roquet, Blanche mit les poings sur les hanches.
– Comment ça, tu le sens mal, nounouille ? C'est un masque, c'est tout ! Tu te crois dans les Chair de poule qu'on lisait étant petites ? Regarde, t'as enfilé le tien et tout va bien, il ne s'est pas collé à ta peau dans un affreux bruit de succion pour te voler ton âââme.
Cornélia l'observa agiter les mains dans le vide, singeant l'aura terrifiante d'un spectre ou peut-être, plus prosaïquement, les mouvements du pokémon M. Mime. Elle éclata d'un énorme fou rire devant le ridicule de cette démonstration. D'un seul coup, la tension accumulée au creux de ses tripes se délita ; désormais incapable de maintenir le masque en l'air, elle laissa sa sœur se jeter dessus et le serrer contre elle.
– Moi, je l'adore, reprit celle-ci en le faisant bouger dans la lumière du jour, admirant les reflets émeraude et bleus qui le parcouraient. Il est vraiment magnifique.
D'un geste impatient, elle tira le ruban et enfila le loup de plastique avant que sa sœur ait pu faire un seul geste. La carapace d'écailles moirées recouvrit son front, ses joues, son nez, noyant le moindre de ses traits dans une étreinte sinistre.
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