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– Ne me dites pas qu’il n’y a pas de bière à l’auberge. Elle a un bar complet derrière son comptoir !
Il haussa les épaules et observa le salon, cherchant quelque chose au niveau du sol.
– Je m’attendais à vous retrouver mortes, avec le wolpy en liberté dans votre appart’. Je venais pour le récupérer.
Et ben merci, ça fait plaisir.
La jeune femme tenta de se reprendre, d'afficher un peu plus d'assurance. Après tout, c'était seulement un... un simple visiteur nocturne. Qui était passé à travers les murs. Qui lui prenait une tête, qui pesait bien cinquante kilos de plus qu’elle, et qui pouvait se livrer à absolument toutes les exactions possibles et imaginables dans cet appartement.
Y compris voler ledit wolpertinger, ou, plus classiquement, violer et tuer les deux filles qui l’avaient hébergé une semaine auparavant.
Pourquoi ferait-il une chose pareille ? Il n’a aucune raison de nous en vouloir.
Mais plus il restait calme et détendu, plus l’angoisse montait dans le ventre de la jeune femme. Par où, mais par où était-il entré ? Il n’y avait aucune issue !
Il inclina la tête vers elle, faisant tourner l’Ice tea dans son verre. Il se tenait très près. Trop près. Elle se rendit compte qu’il attendait sa réaction depuis deux bonnes minutes.
– Eh bien… articula-t-elle. Tant qu’on ne la touche pas, ça va. On suit les consignes d’Iroël. Par contre, on va sans doute devoir sacrifier tous les tapis, parce que madame a des goûts de luxe.
Elle avait l’impression d’être Alice au Pays des Merveilles, en train de parler tout à fait normalement avec une chenille droguée ou un chat rose. L’homme aux yeux miroir éclata de rire.
– Pourquoi ça ne m’étonne pas ? Vous êtes des dures, vous, dites donc.
Dures ? Nul mot ne semblait plus éloigné de ce qu’elles étaient réellement. Des tendres, des naïves, des illuminées, des bizarres… mais des dures ? Elle chercha en vain quoi répondre. L’évier commençait à la faire souffrir au niveau des reins, mais Aegeus ne lui laissait guère de place. Il semblait prendre un malin plaisir à l’acculer dans ce coin serré. À cette idée, un brin de panique naquit en Cornélia.
Mais qu’est-ce qu’il veut ? Qu’est-ce qu’il fout là ? Est-ce qu’il compte faire pression sur moi pour… pour embarquer Oupyre ?
C’était stupide. Il n’aurait eu qu’à se baisser, empoigner la hase par ses oreilles télescopiques et partir avec. Cornélia avait la force d’une limace sous morphine ; elle aurait été incapable de s’interposer.
Alors, pourquoi ?
Il but lentement son verre sans la quitter des yeux. Horriblement gênée, elle passa d’un pied sur l’autre sans oser le pousser. Un peu plus et les longues dreads dorées de l’homme, tressées de perles, de plumes et de dents, se seraient mêlées à ses boucles ternes. Cette promiscuité s’avérait insoutenable – presque autant que la beauté d’Aegeus, toujours aussi surnaturelle. Sa boisson avalée, il conclut par un clin d’œil taquin. La jeune femme rougit jusqu’aux oreilles en se maudissant intérieurement. Il le faisait exprès. Il se moquait d’elle.
– Ah, ces humaines, se gaussa-t-il. Allez, va, je te laisse tranquille. Vous avez de sacrées cojones, ta sœur et toi. Rien que pour ça, je vous laisse ce foutu wolpy. (Il lui jeta un œil appréciateur.) Je respecte ceux qui sont encore plus tarés que moi. C’est rare chez les mammifères.
Il recula un peu ; au bord de l’asphyxie, elle se remit à respirer.
– Comment tu es entré ? attaqua-t-elle sans réfléchir.
Il sourit de la voir repasser spontanément au tutoiement.
– Entré ? Voyons, je passe à travers les murs.
Suspicieuse, Cornélia tenta de percer à jour cet exaspérant sourire mi-figue mi-raisin.
– Tu dis n’importe quoi, lança-t-elle au hasard.
– Bravo.
Il se fichait ouvertement d’elle. Elle n’arriverait pas à en tirer quoi que ce soit ! Fiévreuse, elle passa encore en revue les possibilités. Ou plutôt l'absence de possibilités. La porte d'entrée était verrouillée. Les fenêtres, fermées aussi. Il n'y avait aucune entrée, aucun passage pour pénétrer à l'intérieur de l'appartement.
Elle ne comprenait pas. Cela n’avait aucun sens.
Il leva son verre vide à son intention, puis le posa dans l’évier.
– Bon, merci pour ça. Passe le bonjour à la tarasque de ma part.
Il lui fit un second clin d’œil qui la fit pathétiquement rougir à nouveau, puis tourna les talons, louvoya entre la table basse, le gros tapis froissé abandonné par la hase en plein milieu, et la lampe qui faillit lui cogner le crâne, avant de s’en aller dans le couloir qui menait aux chambres.
Muette, figée, Cornélia le regarda tourner le coin et disparaître.
Cinq minutes plus tard, lorsqu’elle se décida enfin à bouger, lorsqu’elle entrouvrit toutes les portes et regarda dans les trois pièces – la salle de bains et les deux chambres –, il n’y avait rien. Nulle part. La frileuse Blanche ronflotait paisiblement sous ses deux couettes superposées. Oupyre poussa un grognement menaçant en la voyant pénétrer sur son territoire à cette heure de la nuit.
Aegeus avait disparu de l’appartement pour de bon. Sans laisser aucune trace.
***
– Aegeus ? glapit Blanche le lendemain matin. Ici ?
Elle en cessa de touiller son chocolat, puis prit un air ravi qui ne plut pas du tout à sa grande sœur.
– Oui, je te jure, souffla tout bas Cornélia comme si les murs avaient des oreilles. J’ai été prise de court, mais crois-moi, la prochaine fois qu’il entre pour faire comme chez lui, c’est un coup de poêle ou de pelle à tarte qui va l’accueillir !
– Quoi ? s’offusqua Blanche. Un homme sublime s’invite chez deux mochetés comme nous et toi, tu veux le chasser ? On devrait ramper devant lui pour qu’il revienne, oui !
L’aînée lui tapa sur la tête avec un torchon.
– Ce type… cette créature n’a rien à faire chez nous, et tu le sais très bien !
Un bruit étrange attira soudain son attention. Baissant la tête, elle resta un instant hébétée devant la vision d’Oupyre en train d’ouvrir laborieusement le placard, non loin de leurs pantoufles. La hase grogna un peu, parut regretter de ne pas avoir de mains, avant de faire levier avec ses cornes. Lorsqu’elle atteignit son but, elle entra dans le meuble tout naturellement, fit valdinguer le seau à serpillère et les éponges de ménage, et en ressortit finalement avec trois chiffons dans la bouche. Elle s’enfuit dans le couloir avec son butin, fit une ou deux cabrioles et disparut vers la salle de bains en dérapant sur le plancher.
– Tu veux dire, commenta Blanche en haussant ses sourcils dorés, il n’a rien de plus à faire chez nous qu’un wolpertinger, une tarasque et un basilic ?
Cornélia hésita entre s’arracher les cheveux ou lever les bras au plafond.
– Mais qu’est-ce qu’elle a à voler des tapis et des chiffons, celle-là ? Merde alors, on dirait Greg avec les patates ! Il manquait plus que ça !
– Je préfère que ce soient ces trucs-là qui finissent entre ses dents plutôt que mon autre oreille, observa la cadette. Laisse-là, elle se fait juste un petit nid douillet.
– En pillant tout l’appartement ! Et on ne peut même pas les lui reprendre, ni la gronder !
– Vous faites vraiment pitié, vous deux… marmonna une troisième voix.
Une voix basse qui n’avait rien à faire là.
Les sœurs se retournèrent d’un bloc, manquant de tomber de leurs tabourets, et s’étranglèrent en même temps dans leur chocolat chaud.
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