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Une semaine plus tard, elle arrivait presque à ne plus sursauter quand elle tombait nez à nez avec Aegeus ou son sous-fifre.
Les deux compères, sans qu’elle comprenne pourquoi, avaient visiblement décidé d’investir l’appartement. Et malgré les menaces de l’aînée, malgré la poêle à frire que Blanche agitait méchamment vers Aaron quand elle le croisait, ils prenaient leurs aises sans aucune gêne.
Elle les croisait au moins deux fois par jour, l’un ou l’autre, que ce soit à vingt-trois heures pendant son brossage de dents – souvent Aaron, qui passait dans le couloir et lui adressait un signe moqueur par la porte entrouverte –, ou le matin pendant qu’elle préparait son petit-déjeuner – en général Aegeus, qui se servait sans faute un verre d’Ice Tea. Quand elle rentrait le soir, fatiguée de sa journée, son sac de cours plein à craquer, elle était quasiment certaine de tomber sur l’un des deux en train de feuler à l’intention de Greg – l’inverse était vrai aussi –, de toiser Oupyre qui continuait jour après jour son vol de tapis, ou de parler avec Pouet sur le canapé. La nuit, ils tenaient des réunions secrètes pendant des heures, parlant à voix basse, penchés sur une carte gigantesque qu’ils étalaient dans le salon.
Elle aurait volontiers fichu dehors ces deux invités indésirables, mais son charisme étant proche de celui d’une moule et sa force physique guère supérieure, les deux hommes lui avaient ri au nez quand elle avait piqué une colère le deuxième jour.
– Et si j’appelais la police ? avait-elle menacé en désespoir de cause.
– Tu ne feras pas ça, s’était moqué Aegeus.
– Ah oui ? Et pourquoi donc ?
– Parce que quand ils arriveront, nous aurons disparu, et tu auras une tarasque et un wolpertinger sur les bras. T’as pas envie d’avoir autant d’embrouilles sur le dos, je me trompe ?
Elle avait fulminé. Il avait bien évidemment raison.
Techniquement, les sœurs n’avaient même pas le droit d’avoir de chat – heureusement que le propriétaire ne dépassait jamais le seuil quand il leur rendait visite.
Depuis, Cornélia se contentait de les fusiller du regard chaque fois qu’elle les voyait.
Aaron avait tout de même un effet remarquable sur le basilic. Son sweat lui servait de doudou depuis qu’il le lui avait laissé, et même Pouet aimait s’y blottir de temps en temps. Le volatile n’arrivait toujours pas à manger tout seul, sauf lorsque le garçon était là. Encore apeuré, il repérait doucement son environnement, mais ne se révélait guère doué. Il se cognait partout et tentait de passer à travers des objets solides qui lui avaient déjà fait plusieurs bosses, ce qui provoquait le désespoir des deux filles. Aaron leur apprit un soir (contre un cookie qu’elles lui donnèrent à contrecœur) que les basilics étaient réputés pour être particulièrement idiots. Leur absence de prédateurs et de la moindre menace, dans leur milieu naturel, ne les avait pas encouragés à développer un peu de malice.
Au bout de quelques jours supplémentaires, les sœurs trouvèrent un énième carton devant leur porte. Aegeus et Aaron étaient présents ; ils dissertaient à voix basse en gribouillant sur leur sempiternelle carte. Ils les aidèrent donc tout naturellement à l’ouvrir.
Enfin, à leur façon.
– Bordel de merde, jura le chef lorsqu’il les vit rentrer en portant la boîte. Dites-moi que ce con n’a pas récidivé.
– À moins que le facteur s’y mette aussi, c’est forcément Iroël, rétorqua Cornélia d’une voix un peu aigre.
– Madre de puta. Mais quel abruti !
– C’est chez nous, pas chez vous, alors de quoi tu te plains ? râla Blanche avec mauvaise humeur. Puisque vous êtes là, rendez-vous utiles : aidez-nous à le sortir de là ! Oh, pourvu que ce ne soit pas encore un truc carnivore, Oupyre nous suffit largement. Pourvu que ce soit… un truc tout mignon…
Les sœurs s’affairèrent pendant que les deux squatteurs s’approchaient, bras croisés.
Cornélia et Blanche firent un bond en arrière quand les battants s’ouvrirent d’un coup sec et qu’une énorme… fleur… en jaillit.
L’aînée en tomba sur les fesses.
Le végétal agita ses grands pétales froissés, doux comme le velours et chatoyants d’une somptueuse teinte mauve. Là où aurait dû se trouver le cœur, au centre de cette corolle fantasmagorique, un petit museau pointait.
Aegeus éclata d’un rire sonore et la petite créature se cacha derechef dans le carton, rembobinant son long cou vert.
– C’est juste un dragon orchidée. Ça va, il va pas vous manger.
Dans un même mouvement hésitant, les deux filles se penchèrent doucement au-dessus de la bestiole. Celle-ci se tenait recroquevillée, terrée sous ses pétales immenses ; ses petits yeux noirs brillaient au milieu de ces couleurs d’aquarelle. Ils étaient aussi ronds que des boutons de manchette.
– J’avais bien dit que je voulais un truc mignon, commenta enfin Blanche d’un ton docte, comme si elle avait tout vu dans sa boule de cristal. Iroël a bon goût, au moins.
Elle avait maintes fois croisé cette espèce dans les bouquins zoologiques de l’auberge. Inoffensifs, les dragons orchidées se nourrissaient d’insectes et de petits animaux qu’ils attiraient grâce à leur camouflage. Apparemment, une théorie disait qu’ils ne cessaient jamais de grandir ; d’illustres inconnus rapportaient avoir vu des dragons orchidées de plusieurs mètres de haut, qui avaient essayé de les gober tout rond.
Les sœurs réfléchirent à ce qu’elles allaient faire de lui. Dans ses lectures, Blanche n’avait jamais vraiment compris si ces bestioles étaient censées se… déplacer. Une chose était sûre, elles vivaient dans des trous, au chaud dans le sol. Cornélia essaya de refiler la petite bête à Aegeus, mais celui-ci ne se laissa pas attendrir le moins du monde et Blanche refusait de toute façon de lui confier le moindre animal.
– Ces nains vivent en communauté, renâcla l’homme en les abandonnant à leur problème. Iroël n’aurait pas dû vous le déposer. Ce truc va dépérir s’il reste tout seul.
Une fois son chef parti, Aaron prit les choses en main et leur expliqua quoi faire.
À savoir, le planter dans un pot de fleur et le mettre sur leur appui de fenêtre. Avec des orchidées à côté, histoire de faire illusion.
Lorsqu’elles lui demandèrent ce qu’elles devaient réellement faire, il éclata de rire et s’en alla.
Une heure plus tard, l’adolescent était de retour avec un gigantesque pot de fleur.
C’est ainsi que Blanche se retrouva avec un dragon orchidée sur son rebord de fenêtre.
Suivant les indications d’Aaron, les sœurs avaient creusé un grand trou dans la terre du pot, et la petite créature s’y était enfouie instantanément. Son corps pâle et mou, tout rondouillard, avait disparu à l’intérieur en ne laissant dépasser que son long cou couvert d’écailles vertes. Au bout de celui-ci, une petite tête au museau allongé prenait le soleil, quand soleil il y avait.
– C’est pas encore le printemps, leur avait dit Aaron. Il est en semi-stase. Y a pas d’insectes à gober à cette période de l’année, donc il économise son énergie. Garde une température froide dans ta chambre, sinon il va se croire en été et alors là, il viendra te gober le nez pendant la nuit s’il a trop faim.
Terrifiée à l’idée de se faire gober le nez, Blanche avait scrupuleusement arrêté son radiateur. Elle se caillait donc à quinze degrés depuis deux jours, la goutte au nez, et se baladait avec deux pulls superposés.
– Non, mais tu sais, ça doit être super pratique en été, reniflait-elle régulièrement comme pour s’en convaincre. Aucun moustique. Ma moustiquaire personnelle.
– Vivement que leur convoi soit prêt et s’en aille, avait répliqué Cornélia. C’est plus un appart’, c’est un Château Ambulant version zoo. La magie en moins.
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