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– Tu te souviens du désert inondé d’eau salée ?
Ce fameux soir où il lui avait fait si peur, sorti de la pénombre comme un spectre… Blanche ouvrit de grands yeux curieux lorsque sa sœur marmonna :
– Oui. Je m’en souviens. Qu’est-ce que ça veut dire ?
– La Strate n’est plus ce qu’elle était. (Sa voix s’altéra un peu, pleine d’un mélange de mélancolie et de colère, de ressentiment aussi.) Elle prend l’eau. Elle prend l’eau depuis un certain temps, et ça ne cesse d’empirer.
– Elle prend… quoi ?
On aurait dit qu’il parlait d’une barque ou d’un canot en plastique ; mais le visage d’Aaron se rembrunissait lui aussi à vue d’œil, coupant net le sourire qui commençait à éclore sur leurs lèvres.
– La Strate est une dimension superposée à votre monde. Une copie. Elle est comme une deuxième couche, une mue de serpent qui ne s’est pas encore détachée du corps. C’est un système autonome très pointu, censé s’autogérer. (Aegeus secoua la tête.) Mais elle se dégrade depuis des lustres. On ne sait pas qui l’a conçue, ni pourquoi ; c’était à l’aube des temps, avant la naissance des immortels les plus anciens. Personne ne peut la comprendre, ni la réparer. Elle… (Il parut chercher ses mots, le front plissé.) Le niveau de l’eau monte, petit à petit, et l’air se réchauffe. Ça ne s’arrête pas. Putain, ça fait au moins un ou deux siècles que ça dure, et ça ne s’arrête pas. Quand l’eau ne dépassait pas la hauteur d’une semelle, on s’en foutait bien.
Même Aaron buvait ses mots, à présent, suspendu à ses lèvres, et les sœurs devinèrent que contrairement à son chef, lui était loin d’être né à cette époque.
– On se disait que ça repartirait comme c’était venu. Mais non, putain, ça a continué. Si c’était de l’eau douce, encore ! Mais non. Elle est salée. Pas autant que la mer, mais assez pour te filer une bonne gerbe si t’en bois.
La voix d’Aegeus durcissait au fil de ses explications, et Cornélia vit à quel point tout cela le touchait.
– Et les déchets… Dans la Strate, on n’a ni usines, ni magasins, on ne produit rien. Alors, d’où viennent toutes ces saloperies ? Il y en a partout. (Il releva vers elles ses yeux froids comme la glace.) Ça vient de chez vous. La Strate est comme un putain de siphon d’évier… Elle attire toutes vos merdes. ¡ Joder ! On peut pas faire un pas dans l’eau sans se prendre le pied dans un filet de pêche ou un Tupperware percé, c’est insupportable.
Il y eut un long silence lorsqu’il cessa de parler. Cornélia et Blanche attendaient la suite, mais il ne semblait pas décidé à la leur offrir.
– Elle va devenir inhabitable, marmonna Aaron. Certaines nivées disparaissent déjà. (Il désigna la salle de bains, dans laquelle Oupyre s’adonnait sûrement à une petite sieste.) Les wolpy, je pensais qu’il n’en restait plus. Du tout. Vous avez peut-être le dernier. Les addanc ont du mal aussi, et plein d’autres. (Il marqua une pause et fit craquer ses phalanges avec nervosité.) Y a pas longtemps, j’ai retrouvé une licorne crevée. Elle s’était pris une patte dans un filet qui flottait, et le filet s’était accroché à une benne à ordures. Elle est morte sur place, la patte à moitié sciée à force de se débattre. D’habitude, les licornes se font jamais avoir par des trucs aussi cons. C’est des vraies furies. Mais…
– Ça s’aggrave, coupa sèchement Aegeus. C’est de pire en pire. L’eau monte. La température augmente. Les moustiques sont arrivés il y a quelques temps et ils s’en donnent à cœur joie. Avant, y en avait pas. Y en avait jamais eu. (Il regarda Cornélia droit dans les yeux, comme si tout cela était de sa faute.) Ça vient de chez vous. Tout ça, toute cette merde, ça vient de chez vous.
La jeune femme croisa les bras et leva le menton, histoire de dresser une piètre barrière entre elle et ce regard accusateur.
– Et donc, voilà pourquoi vous partez.
– Ouais. Y a plus rien pour nous là-bas. Ces cons d’immortels s’accrochent comme des tiques, comme si tout allait s’arranger, comme si c’était pas grave. Saloperies. Ils veulent pas lâcher leurs territoires, leur argent, leurs élevages et tous leurs trafics, leurs petites habitudes. Ils pensent que ça durera toujours. (Aaron et Aegeus échangèrent un regard lourd de sens.) Nous, on n’a plus rien là-bas. Alors le peu qu’il me reste, je vais le foutre dans ce maudit convoi et je vais me barrer vite fait. Et tous ceux qui ont compris que ça n’allait jamais s’arrêter, comme l’autre abruti qui ronfle sur le canapé, ils font pareil. Ils prennent leurs bagages, leurs bestioles, leurs souvenirs, et ils s’en vont. Parce que c’est la seule chose à faire.
L’homme aux écailles se leva, manqua de se cogner à la lampe en jurant, puis se détourna.
– Sur ce, je me casse. On a du pain sur la planche. (Il claqua la langue.) Aaron !
L’adolescent fit la grimace. Il lâcha à regret le paquet de céréales, comme s’il n’avait pas déjà ingurgité dix fois son poids en Chocapic.
– J’arrive.
Un subit élan de sympathie envahit le cœur de Cornélia, touchée par ces confidences.
– On en rachètera, lui assura-t-elle. Il y en aura encore demain, t’inquiète pas.
Il lui jeta un regard suspicieux, avec la même tête qu’un Greg qui se demande si on va le battre ou lui donner à manger. Ce garçon n’était pas habitué aux gestes de gentillesse.
Qu’avait-il bien pu vivre dans leur monde ?
« Nous, on n’a plus rien là-bas », avait dit Aegeus.
Qu’avait-il passé sous silence ?
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