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Rappel de l'ép. précédent :

– Tu vas les utiliser pour quoi, tes mitraillettes ?

– Pour encadrer le convoi, répondit l’homme aux écailles. On va devoir traverser une partie de la Strate pour atteindre notre point d’arrivée. Ça veut dire passer chez plusieurs immortels, et certains ne sont pas très chauds à l’idée de nous recevoir. Avec ça et quelques monstres assez féroces dans le convoi, on aura de quoi nous défendre. (Il se rembrunit.) Mais je me fais pas d’illusion. Il faudra ruser chez certains pour ne pas nous faire décimer, et d’autres nous feront payer des taxes pour passer.

Il se leva d’un mouvement souple qui fit teinter les dents et les perles enfilées dans ses cheveux d’or, puis fit un geste vers le petit chou.

– Et en parlant de ça, toi, pendejo, tu vas pouvoir te rendre utile. Avec un peu de chance, ça me sortira de la tête l’envie de de tuer.

Le garçon leva les yeux de son masque inachevé, un somptueux dragon orchidée dont les pétales de plastiques chatoyaient comme les vrais.

– Oui ? dit-il d’une voix empreinte de lassitude.

Cornélia ne comprenait pas pourquoi il n’allait pas se coucher. Ils étaient tous épuisés – sauf Aegeus, apparemment – mais sur Iroël, la fatigue prenait des proportions dantesques. Elle se demanda où il avait dormi avant d’arriver chez elles.

– Tu veux qu’on arrive à bon port avec tes chères bestioles, pas vrai ? répondit le chef. Alors fais-nous des masques. J’ai trouvé des gars pour remplacer mes boyards morts et encadrer le convoi, et on peut espérer en récupérer d’autres au fil du voyage. Mais les humains, les faunes et autres dryades, c’est juste bon pour tenir les mitraillettes. Si Actéon ou Cerbère nous tombent sur le râble avec leurs meutes, ça suffira pas. (Il plissa les yeux, ses pupilles étroites transperçant les prunelles sombres d’Iroël.) Mets-nous au point une métamorphose immédiate et fais-moi une vingtaine de masques. Pas ça (il désigna le dragon orchidée qui miroitait sur la table), mais des nivées de classe A ou B. Je veux des doppelgängers, des hydres, des manticores, des tarasques, des ours nandi, des chiens noirs… Il nous faudra du lourd pour défendre le convoi, des monstres qui pourront tuer vite et bien.

Le visage d’Iroël s’assombrit. Ses doigts se crispèrent sur sa création.

– Je fais des masques pour mettre les nivées chez les humains. Pas pour tuer.

– Fais pas le con. Tu veux t’en sortir, moi aussi. (Aegeus désigna Pouet qui somnolait avec Aaron, puis Oupyre toujours prise dans ses travaux d’intérieur.) À moins que tu veuilles les voir retourner chez Actéon, Midas ou Iscarioth. Ils viennent de chez ces tordus, pas vrai ?

Le jeune homme lui lança un regard plein de haine, avant de saisir son cutter et de se replonger dans sa tâche.

– Ok. Je vais essayer.

Satisfait, Aegeus soutint le regard accusateur de Cornélia. Elle baissa les yeux la première et en resta furieuse. L’homme enfila sa veste et se dirigea vers la porte.

– Je vous laisse Aaron pour la nuit, il est pas en état de bouger. Je reviens demain. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit : sortez pas.

Il disparut à grands pas, les laissant interloqués.



Une heure plus tard, alors que Cornélia et Blanche s’étaient retirées dans leurs chambres respectives pour dormir enfin, alors qu’Iroël et Aaron se partageaient le canapé avec mauvaise humeur, le grincement inimitable de la porte d’entrée se fit entendre.

Assise sur son lit, Cornélia se figea net et dressa l’oreille.

« Je reviens demain », avait dit Aegeus.

Son sang se glaça dans ses veines quand elle comprit deux choses.

D’abord, que personne n’avait fermé la porte à clé après son départ.

Ensuite, que ce n’était sûrement pas lui qui revenait si vite.

La jeune fille se leva doucement et gagna la porte sur la pointe des pieds. Dans le coin de la pièce, le basilic se réveilla instantanément et leva sa tête aveugle dans sa direction. Il gardait une grande méfiance envers les humains et craignait les deux sœurs comme la peste ; seul Aaron avait trouvé grâce à ses yeux. Chaque fois qu’elles faisaient un pas vers lui, en général pour l’obliger à boire, il s’imaginait qu’elles allaient le battre ou l’éviscérer.

Cornélia colla son oreille contre la porte, avant de l’ouvrir tout doucement devant l’absence total de bruit.

Des chuchotis énervés lui parvinrent enfin.

– Vous ? sifflait la voix d’Aaron. Qu’est-ce que vous faites là ? Comment vous nous avez trouvés ? Aegeus n’est pas là. Vous devriez retourner dans la Strate.

Personne ne répondit. La jeune femme entendit des bruissements étranges, comme des feuilles légères qui auraient glissé sur le sol ou effleuré les meubles. Ou peut-être des plumes… Tous ses poils se hérissèrent de nervosité. Quelque chose se déplaçait dans leur salon. Mais quoi ?

N’y tenant plus, elle se glissa dans l’entrebâillement à pas de loups, décidée à se faufiler dans le couloir pour jeter un œil discret dans le salon.

Sa mâchoire se décrocha quand elle vit que quelqu’un avait déjà eu la même idée. En l’occurrence, Blanche. Plaquée contre le mur façon ninja, le nez dépassant dans la lumière, elle espionnait allègrement le salon en frétillant du derrière dans son pyjama peluche.

Elle sursauta vivement lorsque l’aînée se coula derrière elle et lui tapa sur l’épaule.

Fort heureusement, l’espionne en herbe ne poussa pas de hurlement strident. Elle fusilla sa grande sœur du regard, avant de lui indiquer la scène d’un signe surexcité. Cornélia se pencha derrière elle, glissa un œil derrière le coin du mur et aperçut enfin leur visiteur de minuit.

Elle faillit en perdre l’équilibre.

– Ton chef n’est pas là, mais je te conseille de lui passer un message de ma part. Purement pacifique.

L’être qui s’exprimait ainsi occupait presque l’entièreté de la pièce, courbé en deux pour ne pas heurter le plafond. Son plumage irisé de vert et de bleu, parsemé d’ocelles de paon, se déversait dans tout l’espace disponible comme une vague bruissante. Il se pressait contre les murs, caressait les meubles et entourait le canapé comme un océan. Les plumes démesurées venaient même lécher les jambes des deux garçons qui, sur la défensive, se tenaient debout sur le sofa pour ne pas être engloutis par cette marée soyeuse et chatoyante. Iroël se taisait, tendu de tous ses muscles comme un lièvre prêt à fuir, et couvait la créature somptueuse d’un regard terrifié que Cornélia ne comprenait pas. Aaron, tête baissée et nuque rentrée dans les épaules comme un chat sauvage, la trucidait des yeux et semblait la mettre au défi de les attaquer.

– Pacifique ? répéta l’adolescent d’une voix furieuse. Repartez d’où vous venez. Vous n’avez pas intérêt à faire comme… comme chez vous. Si vous touchez à un seul d’entre nous, Aegeus le saura. Il vous tuera.

Un amusement éphémère passa sur le visage de la créature. Elle avait des yeux entièrement sombres, tels ceux d’un oiseau, et deux bandes claires soulignaient ses pommettes sur sa peau bleue.

Les sœurs, fascinées, la dévoraient des yeux. C’était presque un homme, n’eût été le plumage resplendissant qui remplaçait ses cheveux et descendait sur ses épaules, le couvrant jusqu’aux pieds comme une cape ou un féérique manteau. Cornélia ne parvenait pas à comprendre où s’arrêtait la peau et où commençaient les plumes ; cet être avait-il seulement des jambes sous cette longue traîne qui s’épanchait dans toute la pièce ? Ou bien cachait-il des pattes d’oiseau aux serres acérées ?

– Ne crains rien, petit primate, assura le géant d’une voix grave et onctueuse. J’ai bien assez mangé aujourd’hui. Tant mieux, car vous ne feriez pas de bons encas.

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