78 - La carte

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– D’accord, mais… enchaîna Blanche en plissant les paupières avec son air de fouine. Théoriquement, si on oublie les nécessités du convoi, ce serait possible de dépasser 2013, non ? Vous pourriez rajeunir davantage ? C'est possible d'annuler sa naissance ou de provoquer un paradoxe temporel ?

Il la regarda comme la plus parfaite idiote qu’il eût jamais vue.

– Annuler sa naissance ? T’arriveras jamais à marcher jusque-là, tu finiras à quatre pattes dans l’eau, comme n’importe quel bébé. Au mieux, si quelqu’un te porte, tu finiras en fœtus. Et sans utérus pour subvenir à tes besoins, bye-bye, tu crèveras à l’air libre.

Blanche voulut poser l’une des questions dont elle avait le secret, mais il insista :

– Et même avant d’en arriver là, t’auras déjà perdu ta stabilité mentale. Vieillir ne pose pas trop de souci, tant que tu vas pas jusqu’à détériorer ton corps. Bon, j’te déconseille de passer la barre des soixante ans, mais sinon, c’est plutôt safe. Mais rajeunir… faut faire gaffe avec ça.

– Je ne comprends pas.

– Les mortels supportent pas bien le rajeunir, expliqua Iroël.

– C’est évident, non ? maugréa Aaron d’une voix exaspérée. Tu penses que ton cerveau est fait pour se retrouver dans le corps d’une gamine de cinq ans, avec dix, vingt ou trente ans de mémoire en plus ? Ça marche pas comme ça. Ceux qui rajeunissent trop finissent par disjoncter. Et après, faut les abattre. Y a une limite à pas dépasser.

Blanche garda le silence quelques instants, le temps d’assimiler ce qu’il venait de dire.

– D’accord. Donc si on rajeunis à dix ans, d’après toi, ça va ?

– C’est un moindre mal, marmonna-t-il. J’ai jamais fait, mais ça passe. À ce qu’on dit. Et puis, j’serai encore capable de porter une arme, c’est le plus important pour le convoi. (Il marqua une pause.) Et maintenant, ferme-la et laisse-moi bosser, d’accord ? T'es bavarde comme une pie, la naine.

Blanche serra les poings. Sa sœur eut un mouvement de recul ; on aurait dit que la cadette allait exploser en projetant des éclats de fureur autour d’elle, façon shrapnel.

– Je suis pas bavarde, je suis curieuse ! s’exclama la cadette d’une voix suraigüe. Tu crois que j’en vois souvent passer, moi, des cartes graduées du passé au futur ? Non ! Et arrête de m’appeler « la naine » ! Tu fais quoi, sept ou huit centimètres de plus que moi ! Sale petit… cancrelat !

Blasé, il la toisa un bref instant, l’air de se demander si c’était vraiment là sa meilleure insulte, puis se replongea dans l’atlas sans un mot. Blanche trépignait sur place, furieuse. En silence, l’adolescent barra d’une grande croix plusieurs noms d’immortels. Cornélia reconnut celui du monstre-oiseau qui venait de leur rendre une petite visite. Argos. L’anthropophage. Celui qui élevait des obèses.

Et il y en avait probablement des pires que lui, dans tous ces noms inconnus, soigneusement orthographiés en belles lettres sépia.

– Pousse-toi un peu, la naine, tu me fais de l’ombre, grogna Aaron.

Les veines emplies de frustration à l’état pur, Blanche poussa un cri étouffé en se mordant la joue, puis mima une pendaison à l’adresse de Cornélia. Celle-ci adopta l’expression la plus neutre possible.

Pendant quelques minutes, Aaron entoura d’autres noms, quêtant parfois une approbation d’Iroël qui hochait la tête ou grimaçait d’une façon incertaine. L’aînée resta étonnée de la facilité avec laquelle ils pouvaient mettre leur antipathie de côté lorsqu’ils travaillaient ensemble. Pour finir, l’adolescent traça des points d’interrogation sous les immortels restants. Cornélia sentait sa sœur surexcitée, démangée par une profonde envie de poser des questions. C’était comme un courant électrique qui passait entre elles. Magnanime, l’aînée lui sortit l’épine du pied. Ou en l’occurrence, de la langue.

– Qu’est-ce que tu fais ? lança-t-elle prudemment. Pourquoi des croix ou des points d’interrogation ?

Le garçon ne leva pas les yeux.

– Vous me lâcherez jamais la grappe, pas vrai ? Allez pioncer, il est super tard. Vous avez des cernes comme des valises. Vous faites pitié.

– On en parle, de tes putain de cernes à toi ? rugit Blanche en abattant son poing sur la table. Je vais te tuer ! Nom d’un chien, si tu continues comme ça, je vais vraiment te tuer !

Cornélia la dévisagea, davantage choquée par le gros mot que par le reste. C’était si rare que la cadette se mette à jurer ! Elle bouillait comme un volcan.

– Aeg récupérera ton cadavre empalé sur une tringle à rideaux ! éructa-t-elle. Tu m’entends, le nain ?

Aaron la fusilla des yeux, prêt à rétorquer d’une réplique bien sentie, mais Iroël réagit avant lui. Il repoussa délicatement la main de Blanche – elle perdit aussitôt son air vindicatif – puis leur expliqua :

– Croix sont pour les immortels chez qui on doit pas passer. Qui veulent arrêter le convoi ou tuer Aegeus.

Beaucoup de noms comportaient une croix. Cornélia repéra Actéon, dont le gigantesque territoire englobait Lyon et l’auberge, ainsi qu’Argos, situé plus au nord, dans la ville de Sydney. Il était voisin des archanges – un frisson lui parcourut l’échine à la pensée des deux jumeaux aux ailes gigantesques et de leur meute d’anges bestiaux. Puis la jeune femme nota avec stupéfaction les noms de Midas et Cerbère.

Qu’est-ce que c’est que cette bouillie mythologique ?

Des légendes. La Vingt-Cinquième heure était emplie de légendes immortelles.

– Hein ? réagit la blondinette. Attends, je ne comprends pas. Pourquoi autant de gens voudraient stopper un groupe qui a pour but de… de fuir un endroit inhabitable ? Si les jours de la Mégastructure sont comptés, c’est l’inverse qui devrait se produire, tout le monde devrait partir avec vous, non ? Ils sont tous idiots, ou quoi ?

Une ombre de sourire fit frémir les lèvres d’Aaron.

– T’as pas entendu Argos, tout à l’heure ? Ben voilà. (Il marqua une pause.) Dis-moi, comment ils réagissent, ici, les gens qui sont satisfaits de leur petite vie, quand on leur parle de changement climatique ?

Foudroyée net par cette comparaison, la jeune fille resta bouche ouverte un instant. Cornélia fronça les sourcils.

Bien sûr. C’était évident.

– Tous les PDG, les propriétaires de terres, d’usines, les propriétaires de vies ? ajouta l’adolescent en haussant la voix. Ils font l’autruche. Ils font les putains d’autruches parce que ça les arrange pas de changer. Ça arrange personne de changer. Pourquoi ils se donneraient du mal alors qu’ils ont qu’à claquer des doigts pour avoir ce qu’ils veulent ? Pourquoi ils sacrifieraient ce qu’ils ont ? Tout leur fric ?

Les deux filles ne répondirent rien.

– Les immortels lâcheront pas leurs secteurs comme ça, cracha-t-il. Pourquoi ils iraient voir ailleurs si c’est mieux ? Pourquoi ils feraient mille putains de kilomètres ? Marcher des semaines avec des migrants qui ont à peine assez de mitraillettes pour surveiller leurs arrières, prendre la fuite, c’est bon pour les pauvres. Après tout, rien ne dit que l’eau va continuer de monter, pas vrai ? Elle a monté pendant cinquante putain d’années, mais elle va peut-être s’arrêter comme ça, du jour au lendemain ! Ça les arrangerait bien, tous ces salopards. Ils pourraient continuer de régner sur le monde.

Il se leva et les regarda droit dans les yeux.

– Laisser passer le convoi, ça voudrait dire qu’on a raison. Ça voudrait dire qu’il y a bien quelque chose à craindre et que leurs boyards et leurs monstres peuvent nous rejoindre aussi. Les rats quitteraient le navire. Voilà pourquoi c’est la merde. Voilà pourquoi on doit contourner Actéon, Échidna, Argos, les archanges, Cerbère, Midas et Iscarioth. Ils veulent que tout reste immortel, comme eux. Ils n’accepteront jamais la fin de la Strate. À la place, ils se feront un plaisir de mettre la main sur le convoi… et de nous bouffer un par un ou de nous vendre tous. Argos a raison. On est de la viande. De la putain de viande.

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