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Dans le couloir, la coulobre se tenait enroulée autour du basilic, sa lourde masse noire et jaune formant un écrin mou autour de la petite bestiole aveugle. Celle-ci avait posé le bec contre la joue du batracien. Elle dormait profondément ; on aurait dit un grand oisillon hirsute. La coulobre leva une paupière au passage de la jeune femme et la surveilla un instant de son grand œil doux. Elle émit un bruit délicat, une sorte de glougloutement apaisant, et fit attention à pousser sa queue pour la laisser passer, avant de se rendormir contre son petit protégé.
Cornélia sortit avec bien trop de pensées dans la tête. Ces créatures ne méritaient ni muselière, ni collier électrique. Comment Aegeus pouvait-il ainsi opprimer ses semblables ? Il lui avait dit de cesser de traiter Pouet comme un simple animal, de le laisser développer son intelligence. Venant de quelqu’un qui dressait des nivées et les attachait comme des chiens !
Elle ne le comprenait pas. Cela n’avait aucun sens.
Mais elle eut bientôt d’autres soucis plus urgents.
Dans le hall de l’immeuble, devant la porte de l’appartement du fond – le seul qui, apparemment, n’avait pas encore été dépouillé de son propriétaire légitime –, quelque chose de coloré scintillait.
Suspicieuse, Cornélia s’approcha à pas furtifs.
Oh, mes aïeux. J’en étais sûre.
Sur le paillasson qui clamait « Bienvenue » de ses lettres abîmées, un masque de dragon orchidée miroitait doucement. Ses grands pétales lançaient de somptueux éclats violine et diaprés. Cornélia le ramassa avec lenteur.
Il va le faire. Il le fait vraiment. Il distribue des masques pour transformer les gens.
« Tes putain de masques vont foutre un bordel innommable dans les vingt-quatre heures. » Aegeus avait raison, bien sûr. Iroël était fou. Il allait provoquer un gigantesque désastre.
Cornélia se souvint du garçon lâchant une larme dans ses bras.
L’enfer est pavé de bonnes intentions.
– Désolée, petit chou, souffla-t-elle d’un ton dur. J’aimerais vraiment voir des cryptides se balader parmi les humains, moi aussi. Mais c’est impossible.
Elle sentit la présence d’Aegeus derrière elle avant même de l’entendre.
– Mila dieus, jura sa voix, me dis pas que c’est ce que je pense.
Elle se tourna vers lui. Ses yeux d'argent liquide tombèrent sur le masque qu’elle tenait entre ses mains. L’objet paraissait si beau, si inoffensif.
– Il doit en avoir mis partout, commenta l’homme. Il doit avoir déjà distribué les trois qu’il a fabriqués aujourd’hui.
Ils échangèrent un regard résigné.
Lorsqu’Aegeus tourna les talons et s’élança vers la cage d’escalier, Cornélia lui emboîta le pas. Ils grimpèrent les marches quatre à quatre.
– Pourvu qu’il ne soit pas trop tard, gronda l’homme entre ses dents serrées.
***
Iroël hocha la tête, scellant leur accord, avant d’ouvrir sa fermeture éclair. Les yeux de Blanche s’arrondirent lorsqu’il retira son sweat. Avant de s’exorbiter lorsqu’il se débattit avec son t-shirt.
La seconde d’après, le vêtement finissait par terre et la jeune fille, les joues rouges comme celles d’un Pikachu, dévorait son torse mince du regard. Le garçon avait la peau si brune ! Mate et cuivrée, comme du bois poli ou du chocolat. Ça donnait terriblement envie de le toucher. Des cicatrices pâles barraient ses épaules en écheveaux croisés, caractéristiques des griffes de fauves – Blanche avait les mêmes à cause de Greg, mais quasi invisibles tant elles étaient fines. Le jeune homme avait dû dompter des bestioles autrement plus exotiques, bien sûr. Sur l’échelle du sex-appeal qui régnait dans la tête de Blanche, il monta encore d’un cran ou deux.
– Bon, voilà, marmonna-t-il d’un ton gêné avant de lui tourner le dos.
Le souffle coupé, elle se figea.
Deux énormes cicatrices boursouflées partaient des épaules du jeune homme et sinuaient le long de ses flancs, jusqu’à rejoindre le bas de ses reins. Immenses.
En un éclair, Blanche se remémora les ailes gigantesques des deux archanges. Bien sûr. Comme celles des oiseaux, elles entremêlaient leurs muscles puissants avec les dorsaux et soutenaient le buste entier, des omoplates jusqu’aux hanches.
Muette – une fois n’est pas coutume –, la jeune fille posa un doigt sur l’une des cicatrices gonflées. Iroël tressaillit. Roses et caoutchouteuses, les chéloïdes traçaient deux longues virgules claires sur la teinte bistre de sa peau. Fascinée par la laideur de ces grosses cloques, Blanche appuya dessus comme une gamine, éprouvant leur texture si étrange.
– Arrête, gémit le jeune homme qui ne cessait de se trémousser, chatouillé par son contact. C’est bon, tu as vu.
Malicieuse, elle ramassa son t-shirt avant lui et le cacha dans son dos, le mettant au défi de le récupérer.
– Rends-le moi, pria-t-il sans oser faire un geste, un éclat dépité dans les yeux.
– Tu es bien un ange déchu !
– Non.
– Comment tu as perdu tes ailes, alors ? Tes ailes ! s’exclama-t-elle d’un coup, toujours sous le choc. Elles étaient comment ? Comme celles des deux autres ?
Plus elle y pensait et plus sa cervelle enfiévrée lui tissait des rêveries magnifiques.
– Non, tu as la peau trop bronzée, elles devaient être noires ou brunes, pas blanches… Des ailes noir corbeau, comme tes cheveux ! Ça devait être si beau…
Il secoua la tête et un minuscule sourire éclot sur ses lèvres.
– Marron… (Il réfléchit, tentant de trouver le mot qui convenait.) Tacheté. Très tacheté. Blanc, marron, noir.
– Comme les faucons ! glapit la jeune fille. Oh là là, j’y crois pas, un ange ! Tu es un ange !
– Anges marchent à quatre pattes, corrigea-t-il.
– Ah oui ! Un archange, ventre-saint-gris, j’ai un archange en face de moi !
Il tenta de lui arracher le t-shirt, mais elle se défendit en sautant sur place ; ils gesticulèrent à qui-mieux-mieux, dans une parodie de danse si ridicule qu’un éclat de rire les emporta tous les deux.
– Comment tu as pu les perdre ? glissa Blanche lorsque sa crise d’hilarité l’abandonna. Qui te les a… coupées ?
Elle leva le vêtement au moment où il allait la prendre en traître pour le récupérer.
– Lucifer et Michaël, répondit-il dans un grimace.
Bouche ouverte, elle pensa à la refermer de justesse.
– Quand ? Et pourquoi ?
Il se laissa tomber sur la chaise de bureau sans répondre, puis porta un regard vague sur le dragon orchidée. Un instant effrayée par son geste brusque, la bestiole ressortit doucement de son pot de fleur et déploya sa crinière de pétales. Elle dodelina de la tête sous les gratouilles que lui prodigua le jeune homme.
– Alors ? insista Blanche.
– Tu abandonnes jamais, toi, hein ?
– Ben non.
Le petit chou sourit, amusé.
– J’avais douze ou… treize ans, je sais plus. C’était il y a très longtemps. Ma mère était humaine. (Blanche devina aussitôt ce qu’il allait dire après.) Mon père… Mon père est un archange.
Guère surprise par cette révélation, la jeune fille le superposa aux grands hommes minces et blonds, à la peau pâle comme la lune, qui l’avaient agressée sur le toit. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’avait pas pris grand-chose de son père.
– Comment il s’appelle ? s’enquit-elle. Il ressemble aux deux autres ?
– Je sais pas. Peut-être… Je sais pas.
Devant son air sombre, elle devina de douloureux souvenirs et, pour une fois, accepta de ne pas insister. Puis son esprit mit tous les morceaux bout à bout.
– Tu étais un… un demi-archange et du coup, les autres t’ont ratiboisé, devina-t-elle. Parce que c’est interdit, ou quelque chose comme ça.
Il haussa ses épais sourcils noirs, surpris.
– Oui. Comment tu sais ?
– Ils te traitaient de fils de truie. Et moi, ils me traitaient de truie. Ils comparent les humainx aux cochons. C’est évident, se vanta-t-elle, quand on a mon intelligence et ma…
Il se mit à rire, lui coupant la chique.
– Tu es comme une fouine, se moqua-t-il gentiment. Tu regardes tout, tu retiens tout.
– Une fouine ? Décidément, une fouine, une pie, je vais finir par être vexée… (Elle hésita un instant. Le garçon se tortilla de nouveau sous son regard intense.) Ça ne t’a pas… ça a dû faire très mal, non ? Ils ont fait comment ?
Iroël mima une scie, ou un couteau en train de charcuter de la viande.
– Michaël me tenait et Lucifer coupait.
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