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Suspendues à ses lèvres, les deux sœurs attendirent son verdict.

– Ce connard sait y faire, finit-il par dire. Pas de doute. Putain de merde, il peut tout faire avec ses masques. Il peut nous donner n’importe quelle nivée.

Il lâcha Cornélia – elle trébucha – et lui tendit le masque morbide. Puis il prit une inspiration et les toisa toutes les deux.

– Ma bonté me perdra. Ça m’apprendra à m’attacher à des fillettes. (Il plissa les yeux.) Bon, vous deux, jurez de ne pas vous plaindre sans arrêt. Jurez de manger ce qu’on vous donnera, de marcher quand on vous le dira, d’obéir aux ordres. Faudra apprendre à se servir d’une arme, à découper de la viande, à nourrir les bestioles – au moins une chose que vous maîtrisez déjà. Il faudra aussi savoir bander les blessures, rajeunir de dix ans et vieillir de dix autres. Boire peu et marcher huit heures par jour, si c’est pas plus. Courir vite en cas d’alerte, et prendre de bons réflexes.

Il les fixa l’une après l’autre, un peu dépité, l’air déjà certain qu’elles ne tiendraient pas le coup.

– Vous vous sentez capables de tout ça ? soupira-t-il.

Cornélia voulait désespérément demander si elles pourraient rentrer chez elles, après, mais ce n’était pas le bon moment.

– Oui, répliqua-t-elle de la voix la plus solide qu’elle put se composer.

– Oui, couina Blanche qui avait visiblement usé toutes ses réserves de self-control. C’est juré.

Elles étaient en vie. Elles étaient pâles comme des cadavres, moites de sueur et d’angoisse, et les masques qu’elles tenaient entre leurs mains ne leur paraissaient soudain plus si beaux ; mais elles étaient en vie. Et pour l’instant, c’était la seule chose qui importait.

C’est à ce moment-là que le rideau prit feu.

Quelque chose explosa dans le dos d’Aegeus et d’un coup, la fenêtre entière fut nimbée de flammes.

Éblouies, les deux sœurs bondirent en arrière dans un cri terrorisé. Aegeus gronda comme un ours, guère effrayé par le feu, et se retourna vers l’extérieur en plissant les yeux. Les étincelles se reflétaient sur les écailles qui parsemaient sa peau, y créant des dizaines de brasiers minuscules.

Su puta madre, jura-t-il d’une voix basse. Il manquait plus qu’eux. Ces enfoirés ont toujours le sens du timing.

Il se retourna d’un bloc vers les filles, leur cachant ce qu’il venait de voir.

– Bon, vous êtes prêtes à mettre votre promesse en application ? Va falloir courir vite et bien. (Il fit craquer ses phalanges en lançant un coup d’œil vers Aaron.) Que la fête commence.

Il bondit loin de la fenêtre au moment où un autre projectile enflammé venait s’écraser sur le plancher. Les yeux écarquillés, Blanche et Cornélia regardèrent brûler ce sol qui ne leur appartenait pas.

– Réveillez-vous ! tonna Aegeus en les attrapant chacune par le col pour les secouer comme des chatons. Qui m’a fichu des empotées pareilles ? Prenez le strict minimum, embarquez vos bestioles et suivez-nous, on se casse d’ici ! (Il poussa un grondement sourd.) Ils veulent faire sortir les rats de leur trou, on va pas les décevoir. J’ai de quoi les recevoir en beauté.

– Comment ça, on se casse ? s’exclama Cornélia. Il faut éteindre le feu !

Le brasier se propageait. Affolée, elle regarda les flammes ramper sur le mur, réduire le papier peint en lambeaux noirs et rabougris. Le feu était l’une de ses plus vieilles terreurs.

L’homme lui balança Greg sans prévenir ; elle eut le réflexe de le rattraper au vol. Le chat pesait lourd dans ses bras. Il planta ses griffes dans son pull, miaula avec terreur, et la douleur lui fit l’effet d’un choc électrique.

– T’es bouchée ? lui lança Aegeus. Ramasse ton chat, ton tarascon et laisse l’appart’ cramer !

Blanche avait déjà eu le temps de traverser ledit appartement trois fois : en long, en large et en travers. Elle avait fourré trois culottes et quelques t-shirts dans un sac, puis une brosse à cheveux, avant d’y jeter des boîtes de pâtée pour chat et une bouteille d’eau. En passant devant son bureau, elle arracha littéralement le dragon orchidée de son pot et le fourra en vrac avec le reste.

– Tiens-toi tranquille, chuchota-t-elle à la bestiole roulée en boule, tétanisée de frayeur.

Puis elle hurla à pleins poumons.

– Pouet ! Pouet !

Rendu nerveux par le feu, le tarascon poussait des piaulements en courant d’une sœur à l’autre. Il fonça aux pieds de Blanche, qui lui gratouilla le menton en plongeant ses yeux dans les siens. Les iris pourpres du petit fauve se raccrochèrent aux siens.

– Pouet, tu dois rester près de moi, tu comprends ? Reste tout près. C’est très important.

Paniquée par la progression des flammes et l’odeur insoutenable de la fumée, Cornélia zigzaguait comme un poulet sans tête ; trop encombrée par Greg pour pouvoir embarquer quoi que ce soit, elle piétinait désespérément entre son ordinateur, son tiroir à vêtements et ses livres chéris.

C’était comme si le monde entier s’écroulait autour d’elle.

Ça n’avait aucun sens.

Elle entendait des rires, à l’extérieur, entremêlés aux craquements et sifflements du feu.

Comment la situation a-t-elle pu devenir si horrible ? Qu’est-ce qui se passe ? Qui a provoqué l’incendie ? Qui nous guette dehors ? Les archanges ? Actéon ?

On aurait dit le pire des cauchemars. Petite fille, elle avait souvent rêvé que leur maison partait en flammes. Le feu la terrifiait. Il dévorait tout et ne laissait que des cendres.

Et bien voilà. Elle y était, au final.

Sa vie partait en flammes.

– Calme-toi, Cornélia ! rugit Blanche qui la voyait perdre pied.

En un tournemain, la cadette lui fourra tout son bazar – culottes, roman préféré, portable, tas d’habits pris au hasard, pyjama peluche – dans un grand sac qui traîna derrière elle quand elle sortit de la chambre au pas de course.

– Mais qu’est-ce que t’attends ? lui cria-t-elle par-dessus son épaule. Viens !

Muette, l’aînée courut derrière elle. Elles traversèrent le salon envahi de lumières rougeoyantes, toussèrent dans la fumée qui commençait à tout envahir. Pouet piétinait autour d’elles, de plus en plus inquiet ; Greg se cramponnait au pull de Cornélia comme pour lui percer le cœur avec ses griffes.

Elles jaillirent de l’appartement dans une poussée de vent chaud, soufflèrent de soulagement en plongeant dans la fraîcheur du hall de l’immeuble.

Et écarquillèrent les yeux devant la ménagerie qu’Aegeus et Aaron sortaient des appartements voisins.

Ruisselants de sueur, les deux hommes communiquaient par brefs coups de gueule et par gestes, enjambant les chats reptiliens paniqués, bousculant le dragon muselé, maîtrisant la gigantesque bête hippopotamesque dont le collier lançait des sons stridents. Cornélia distingua l’arkan sonney dans la mêlée, entre la coulobre et une autre créature ; cette dernière mélangeait le pur-sang et le dragon, couverte d’écailles aux reflets bleus et verts, et lui rappela soudain le premier masque qu’avait réalisé Iroël pour Blanche. Par-dessus le vacarme, les deux oiseaux multicolores voletaient et piaillaient, fusant entre les corps massifs des monstres effrayés.

Le basilic !

Cornélia le chercha du regard. Il se tenait pelotonné contre la coulobre, minuscule par rapport à elle. Rassurée, elle raffermit sa prise sur Greg et hurla vers Aegeus :

– Et ensuite ?

– Je suis occupé ! rugit-il en tentant de sangler de lourds quartiers de viande sur l’hippopotame - sanglier. Hors de question que je parte sans cette foutue viande, je l’ai payée une fortune !

Première fois qu’elle le voyait autant perdre son sang-froid.

Le bruit inimitable de la porte du hall se fit entendre, lourd et grinçant. Tendue de tous ses muscles, la jeune femme se tourna vers l’intrus.

Elle espéra très fort qu’il s’agissait de la mamie qui avait flashé sur Aegeus, tout juste rentrée de son rendez-vous galant, et qu’elle allait se mettre à hurler devant cette apocalypse.

Mais non, bien sûr.

C’était un archange.

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