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– Fallait qu’on tombe sur cette putain de Parque, maugréa Aegeus entre ses dents.
Il mit les mains à plat sur le comptoir, carrant les épaules. Guère impressionnée par les muscles qui saillaient sous sa veste trop petite, Morta leva vers lui des yeux inquisiteurs, en partie voilés par la cataracte.
– Le convoi est avancé, annonça-t-il d’un ton qu’il réussit à rendre à la fois froid et courtois. Nous partons ce soir.
Elle haussa ses sourcils presque nus, sans paraître surprise. Il se pencha davantage vers elle :
– Et ne me fais pas le coup de la vieille revêche, Morta. Tu sais tout ça. Tu le savais déjà avant qu’on revienne. Et même avant qu’on parte d’ici ! Épargne-moi ton cinéma.
– Si on ne peut plus rire un peu… grinça-t-elle en notant quelque chose dans un grand livre relié de rouge et d’or. Bon. Je vous note jusqu’à minuit cinquante-neuf, alors. Mais tu as intérêt à y mettre le prix. (Elle baissa ses yeux perçants vers l’équidé aux écailles, qui frottait ses naseaux scintillants contre le tapis.) Oh, par Zeus, empêche cet animal de marquer son territoire partout ! J’en ai plus qu’assez des nivées esclaves. Les autres savent se tenir, au moins ! Elles ne sont pas stupides comme ces… ces bêtes que vous dressez comme des chiens.
Aegeus claqua de la langue. La créature abandonna le tapis en secouant sa longue tête élégante, surmontée d’une corne ramifiée à mi-chemin entre le cerf et la licorne. La vieille dame attaqua derechef, fusillant Cornélia et Blanche des yeux :
– Et que comptes-tu faire de tes conquêtes ? Tu ne vas pas me les laisser sur les bras, j’espère ? Je te préviens, si vous louez une chambre, il faudra nettoyer après. Hors de question que mes employés…
Stupéfaites, les sœurs écarquillèrent les yeux.
– Mes conquêtes ? répéta-t-il d’un ton excédé. Te fous pas de moi, la Parque ! Je mange plus d’humaines depuis des lustres. Et j’en aurais choisi des plus plantureuses, si c’était le cas ! Arrête de faire ton ingénue alors qu’au nom du Ciel, tu sais déjà tout ça. Tu as vu Aaron ?
– Le vaurien qui passe son temps à cracher sur mon trottoir ? releva la vieille dame d’une voix mécontente. Certainement pas. (Elle tendit l’oreille un instant, à l’écoute d’une musique invisible.) Mais rassure-toi, d’après les chœurs de ton futur, il ne devrait guère tarder. Et le reste de tes monstres avec lui ! Par les dieux, dites-moi ce que j’ai fait pour mériter ça…
– Ne traite pas mon boyard de vaurien, Morta, prévint l’homme d’un ton sec. Il vaut plus que tous tes employés réunis.
– Tu parles ! ronchonna-t-elle en fermant son livre de comptes dans un claquement définitif. Cette petite racaille qui ne dit jamais bonjour ! Ce changelin sorti de je ne sais quelle banlieue ! Il n’est même pas propre sur lui. Il y a cent ans, on ne l’aurait pas laissé entrer dans un établissement de ce standing. Tu devrais t’entourer de boyards plus…
– J’en ai assez entendu. Épargne-moi ton racisme, c’est bon. File-moi la clé de ta plus grande chambre, prends cette putain de bourse et ferme ton clapet nauséabond.
Surprises par sa véhémence, les deux sœurs suivirent des yeux le porte-monnaie ventru qu’il jeta sur le comptoir. La vieille le soupesa d’un air malin.
– Surveille ton langage, jeune reptile. (Elle lui lança une clé de bronze aux lourdes arabesques, qu’il attrapa au vol.) Quatre-vingt-dixième étage, chambre 526.
L’homme lui lança un regard mécontent, sans dire un mot.
– Bon, bon, finit par soupirer la vieille dame. Dommage que tu ne sois pas aussi naïf que certains… Premier étage, chambre 12. Vous ressortez à minuit, je n’allais pas vous loger au quatre-vingt-dixième.
– Je préfère ça.
Il lui tourna le dos et fit signe aux sœurs.
Au même moment, la porte d’entrée claqua avec fracas derrière elles, les faisant sursauter ; Aegeus fit volte-face juste à temps pour voir entrer Aaron. Morta siffla d’un air mécontent.
Le garçon gardait la tête haute, mais ce port fier cachait mal son piteux état. Une grosse estafilade lui barrait le dos, déchirant sa veste en une zébrure horizontale qui dévoilait sa peau rougie, et il boitait bas. Il se tourna et fit signe aux créatures qui attendaient dans la rue.
Et alors Cornélia comprit comment l’éale et le cheval-dragon avaient pu entrer dans l’hôtel.
Lorsque la coulobre s’approcha des marches, suivie du dragon zonure, la porte s’effaça tout simplement. Suivie des murs et du plafond.
Cela ne dura que quelques secondes, juste le temps que les deux monstres franchissent le seuil, et il n’y eut aucun bruit. D’un coup, ce qui était là l’instant d’avant s’évanouit dans l’air, et les surfaces matérielles laissèrent la place au vide. Il n’y eut plus qu’une demi-pièce dont les lueurs du feu donnaient sur la rue, et dont le plafond invisible, au lieu de laisser voir l’étage supérieur, montrait un ciel bleu velours parsemé d’étoiles, magnifique, qui n’avait rien à faire en ville.
La lumière pâle des réverbères s’étira jusqu’aux baskets des deux sœurs, muettes de stupéfaction. Elles fixaient l’immeuble d’en face… par là où s’était tenue la porte l’instant d’avant.
Puis la queue du zonure termina de passer à l’intérieur, et soudain tout redevint normal. En un clignement de paupières, les parois physiques reprirent leur place, les lueurs de la rue disparurent d’un coup, cessant de se mêler au chatoiement du feu. Le bruit du vent s’effaça dans le silence.
Les yeux emplis d’étoiles, Blanche esquiva Aaron et louvoya entre les créatures pour aller tapoter de l’index le mur de pierres qui encadrait la porte.
– C’est solide ! C’est vraiment solide… C’est de la magie !
Personne ne l’écoutait.
– J’ai failli attendre, lança Aegeus à l’adolescent boiteux.
Son ton était sec, mais il avait l’air soulagé. Aaron baissa les yeux comme un chien réprimandé.
Cornélia, quant à elle, regardait les meubles se pousser pour laisser de la place aux bêtes d’Aegeus. Les fauteuils reculaient à petits bonds grincheux, la commode de l’entrée glissait lentement vers la gauche. La jeune femme vit même un petit tabouret trébucher dans sa précipitation, puis heurter la table basse, avant de s’incliner devant elle pour s’excuser du dérangement. Profitant du bazar ambiant, l’équidé reptilien fourra à nouveau son mufle au niveau des franges du tapis ; celui-ci le repoussa d’une tape agacée et rampa doucement loin de ses naseaux fouineurs.
Bouche bée, Cornélia sursauta brusquement quand Aegeus lui toucha l’épaule.
– Hé, la maigrichonne, remets les pieds sur terre. On avance !
Aaron et Blanche étaient déjà partis dans le couloir, Pouet et l’arkan sonney sur les talons. La tarasque reniflait les piquants arrière du cochon d’or, trottinant au même rythme. Greg sauta vite des épaules de Cornélia pour le rejoindre dans son travail d’investigation ; soudain très légère, la jeune femme soupira d’aise en étirant ses épaules ankylosées. Dans ses bras, le basilic tremblotait toujours. Lorsqu’Aegeus la doubla pour aller prendre la tête de file, elle s’accrocha à lui sans réfléchir.
– Aegeus, le basilic… Est-ce que… Je peux faire quelque chose pour qu’il aille mieux ? Tu sais comment le soigner ?
Il lui jeta un œil étonné.
– Le soigner ? Tu rêves, il va mourir. Je sais même pas pourquoi je te l’ai ramené. (Devant son expression, il soupira.) Bon, écoute, fais-le beaucoup boire, garde-le bien au chaud et bande ses plaies pour ne pas que ça s’infecte. On peut rien faire de plus.
Elle hocha vigoureusement la tête.
– D’accord. Merci.
– De rien, rétorqua-t-il d’un ton goguenard, clairement pour se moquer de son sérieux. Et maintenant, si tu veux bien me rendre mon bras, c’est moi qui ait la clé de la chambre.
Confuse, elle le lâcha. Elle ne s’était même pas rendue compte qu’elle le tenait si serré ; sa peau ne dégageait pas la même chaleur bouillante qu’à l’ordinaire. En se séparant de lui, elle fit glisser sa paume contre son avant-bras, laissé nu par la manche trop courte. Il lui lança un coup d’œil surpris ; rougissante, elle s’écarta pour de bon.
La peau d’Aegeus était froide.
Loin d’être gelée, mais plus froide que celle de n’importe quel être humain : froide comme une poignée de porte, un jouet en plastique, un meuble en formica.
Aussi froide qu’un objet.
Ce contact inhumain la fit frissonner.
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