99 - Deux masques pour deux filles

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Les joues cuisantes, Cornélia soutint son regard. Il était proche, très proche. Et comme à chaque fois, elle se sentit happée par ses yeux clairs comme de l’eau, son visage harmonieux et viril, son aura brûlante. C’était comme un poids – une emprise délicieuse – qui l’empêchait de réfléchir, qui lui coupait les pensées et ne laissait qu’un vide euphorique à la place.

– Arrête de faire ça, grinça-t-elle, rouge jusqu’aux oreilles.

Il lui fit une œillade.

– Faire quoi ? Je fais quelque chose ?

– Ton truc, là ! s’énerva-t-elle. Tu le fais tout le temps !

Il éclata d’un rire franc ; tirée net hors de son influence, elle relâcha son souffle.

Pourquoi ça me fait ça à chaque fois ? Est-ce que je suis la seule ?

Elle glissa un œil vers Blanche. Il lui sembla qu’elle aussi avait les joues un peu rouges et le regard brillant, mais peut-être était-ce seulement une impression. D’ordinaire, Cornélia avait les pieds sur terre et personne ne suscitait ses fantasmes – à part un certain reptile tantôt indulgent, tantôt terrifiant. Il y avait une once de surnaturel là-dedans, elle en aurait mis la main au feu.

Le sourire d’Aegeus s’agrandit.

– Panique pas, gamine. Nous allons juste... (Son index caressa doucement la courbe du masque de Cornélia, et elle sentit sa pommette chauffer comme si c’était sa propre joue qu’il touchait ainsi.) ... vérifier que l’armurier a bien fait son boulot.

Il se leva d’un bond et fit volte-face, dans un geste si soudain qu’elles sursautèrent toutes les deux.

– Aaron, aboya-t-il vers son bras-droit. Va voir Morta, tu veux ? Dis-lui qu’on réserve la chambre jusqu’à demain soir, même heure. On prendra le passage de la nuit prochaine.

– Ok.

Aegeus lança une bourse pleine dans sa direction ; les sœurs suivirent la courbe de son lancer. Aaron l’attrapa avec son adresse habituelle, puis prit la porte.

– Elle va râler, l’avertit son chef en haussant la voix. Te laisse pas faire. C’est du cinéma. Tant qu’on paie, elle cédera. Elle savait déjà qu’on allait rester plus longtemps quand on est entrés tout à l’heure. Cette vieille carne adore quand les mortels changent d’avis, ça l’amuse.

– Je sais, lança l’adolescent avant de s’éloigner dans le couloir.

Aegeus se retourna vers les sœurs en faisant craquer ses phalanges, dans un geste qui n’augurait rien de bon. Cornélia se crispa.

– Tu veux qu’on teste les masques ? s’enquit la cadette.

Un mélange de nervosité et d’excitation vibrait dans sa voix.

– Exactement.

L’aînée plongea les yeux dans les orbites creuses du sien.

– Qu’est-ce que c’est, celui-ci ? coassa-t-elle. C’est quoi comme créature ?

L’avidité fit surface dans les yeux d’Aegeus.

– Ça, c’est une tzitzimitl. Une créature qui appartient aux dieux aztèques. Ce sont des démons stellaires, leur meute personnelle. On connaît peu de choses sur elles, car ce n’est pas une espèce sauvage : tu n’en trouveras jamais ailleurs que chez ces deux salauds, Tezcatlipoca et Quetzalcoátl.

Sa voix se tendit.

– Je ne pensais pas en voir une de près un jour. Encore moins en avoir une sous mes ordres.

– Sous tes ordres ? releva la jeune femme d’un ton revêche.

– Souviens-toi, Corny… ronronna-t-il, un éclat dangereux dans les pupilles. Vous avez juré d’obéir à mes ordres pour la durée du convoi.

– Et moi, et moi ? objecta Blanche, frustrée de voir le masque de l’aînée voler la vedette au sien. Le raijū, il est rare aussi, j’imagine, vu la tête que tu as fait quand tu l’as vu ?

Un frisson impossible à retenir parcourut leurs deux échines à la pensée de cet instant, une heure auparavant, où elle avait supplié Aegeus d’épargner sa sœur en sanglotant.

Et à présent, le même homme se tenait là devant elles, sur le point de les emmener dans son périple avec ses monstres. En tant que monstres.

– Mettez-les.

La voracité le disputait à l’excitation dans sa voix. Il s’agissait d’un ordre, impossible à ignorer. Les sœurs s’entreregardèrent. Elles pensaient exactement à la même scène : Greg en train de feuler, saisi de spasmes incontrôlables après sa métamorphose.

– Ça va faire mal ? osa l’aînée.

Aegeus haussa les épaules.

– Aucune idée. Ce sera la surprise.

En voilà un qui savait comment rassurer les gens.

À côté de Cornélia, Blanche se souvint des mots d’Iroël.

« Tu gardes le même esprit. Mais les sens sont pas les mêmes. Plus le masque est loin de toi, plus le changement est dur. »

– Mal ou pas, il n’y a qu’une seule façon de le savoir, lança-t-elle.

Ignorant l’angoisse de Cornélia, elle tira sur le ruban et enfila le masque d’un geste décidé. Le plastique doré, parcouru de reflets brillants, recouvrit son visage. Sa teinte était assortie à celle de ses cheveux ambrés, comme si Iroël avait cherché à la reproduire.

Il y était parvenu à la perfection.

Une seconde après, elle n’était déjà plus Blanche.

Cornélia bondit en arrière, la bouche ouverte sur un cri muet, puis trébucha en reculant sur le tapis. Les yeux emplis d’horreur, elle ne pouvait se détacher de la métamorphose de sa sœur. Elle s’était attendue à un halo de lumière, un changement gracieux, une débauche de magie aussi belle que les masques l’étaient. Quand Greg s’était transformé, les sœurs n’avaient rien vu : le dos d’Iroël leur cachait le matou.

Maintenant, elle voyait.

Ce n’était pas beau.

Ce n’était pas féérique.

Elle n’avait jamais rien vu de plus laid, de plus douloureux.

Les larmes aux yeux, elle fixa la peau de sa sœur qui ondulait en vagues frénétiques, qui se mettait à cloquer et à se déformer comme une mélasse trop chaude ; les os bougeaient sous la peau, glissaient et se réorganisaient, les muscles fondaient le long des membres pour se reformer ailleurs. Secoué par des convulsions incontrôlables, ce qui avait été sa sœur chuta par terre sans pouvoir garder son équilibre. La créature perdait ses cheveux par poignées.

Un instant plus tard, la métamorphose s’achevait déjà.

Ce fut à ce moment-là, alors que Cornélia restait tétanisée devant cette vision affreuse, qu’une main lui arracha le masque de tzitzimitl. Ses doigts sans force ripèrent dessus sans pouvoir le retenir. Aegeus la surplombait de toute sa taille.

– À toi, glissa-t-il d’un air vicieux. Tu aurais dû le mettre en même temps qu’elle, avant de te mettre à flipper… On dirait bien que je vais devoir le faire pour toi, Cornélia.

Paralysée par la terreur, elle vit le masque en forme de crâne fondre vers son visage, avant de s’y arrimer définitivement.

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