103 -
– Le chef vous a payé un mois de loyer, non ? On était quittes avant de quitter l’appartement.
– De quitter l’appartement ? Quitter ? répéta Cornélia sans en croire ses oreilles. Il a complètement brûlé ! Il a brûlé parce que vous étiez là ! Vous avez complètement détruit notre vie ! Dire que si vous n’aviez pas été là…
Aaron se leva sans répondre, puis se dirigea vers elle. La jeune femme lui renvoya son regard noir à travers le rideau de larmes qui rendait sa vision floue.
Elle ne s’attendait pas à ce qu’il lui mette une gifle.
Choquée, la joue cuisante, elle le dévisagea. Le masque impassible de l’adolescent avait disparu, dévoilant la fureur qui se trouvait derrière.
– Détruit votre vie ?
Il leva la main à nouveau – elle se recroquevilla – avant de retenir son geste au dernier moment.
– Ne dis plus jamais une connerie pareille. Jamais ! Trois murs et quelques meubles, c’était ça ta vie ? Putain, quand je pense que le chef vous a acceptées dans le convoi ! Ta vie est ici. T’es vivante et en pleine forme, ta sœur aussi. Et ça restera le cas tant que vous serez avec nous.
Ses pupilles s’étrécirent d’une façon presque inhumaine ; Cornélia se remémora soudain l’effluve bestiale qu’elle avait sentie sur lui sans pouvoir la nommer. Elle inspira pour la retrouver, mais en vain : son odorat d’humaine ne captait plus rien.
– Tu ne sais pas ce que c’est d’avoir sa vie détruite, espèce de conne.
Il se détourna en soufflant d’un air furieux.
– Dire que je suis obligé de faire le planton ici pour vous surveiller… Putain de merde…
Il fit mine de rejoindre son fauteuil, et le regard de Cornélia tomba sur la vilaine estafilade qui avait fendu son blouson et égratigné son dos. Elle ne retint même pas la question qui lui vint à l’esprit ; de toute façon, rien ne pouvait davantage aggraver son cas.
– Qu’est-ce que c’est, un changelin ?
L’adolescent se figea.
Cornélia regretta instantanément d’avoir pris un tel ton de défi, mais il était trop tard. Elle avait voulu l’attaquer, lui planter un couteau dans le dos quand il ne l’attendait pas, mais craignit soudain que cela se retourne contre elle.
Il fit volte-face, le regard plus noir qu’un puits.
Aegeus ne lui pardonnerait pas de nous faire du mal, se répéta-t-elle tandis qu’il se rapprochait. Aegeus ne le laisserait pas me frapper plus qu’une gifle.
– Ça ne te regarde pas, siffla-t-il d’un ton venimeux.
– Bien sûr que si, puisque je me transforme moi aussi ! Je ne suis pas sourde ! Tout à l’heure, je n’étais plus… moi… Je portais mon masque, mais je vous ai entendus. Tu peux te transformer ! Aegeus a dit que les humains n’étaient pas faits pour changer de corps, mais que toi… Aaron, écoute, je ne connais rien de tout ça, mais si tu sais comment gérer une métamorphose, alors explique-nous !
Elle détesta le ton de supplication qui s’emparait de ses mots, mais elle n’avait pas le choix. Ce garçon était plus dur qu’une pierre. Il fallait qu’elle le pousse à en dire plus. À se dévoiler un peu.
– Ce soir-là, dans la rue, tu nous as sauvées.
Il fronça les sourcils ; son incompréhension décrispa un peu son visage, lui donnant l’air plus juvénile.
– Hein ? Je vous ai sauvées, vous ?
Cornélia fit de son mieux pour ne pas paraître vexée.
– Quand les anges nous sont tombés dessus par surprise, Aegeus et toi êtes arrivés. (Un éclair de lucidité passa dans les iris du garçon.) Et juste avant de m’enfuir, j’ai vu les deux monstres qui combattaient. Il n’y avait qu’Aegeus et eux deux, tu avais disparu. Le premier, c’était le barghest… (Elle prit une inspiration hésitante.) Et le second…
Elle n’osa pas poursuivre, espérant qu’il complète lui-même sa phrase.
Elle était incapable de nommer ce qu’elle avait vu, ce soir-là, ni même de le décrire, mais une chose était sûre : cette bête aussi étrange que sanguinaire ne faisait qu’un avec le garçon devant elle.
Aaron ne dit rien. Il ne l’aida pas à terminer sa phrase. Il se borna à détourner le regard, à peine une seconde, mais ce fut assez pour que la jeune femme capte ce qu’il tentait de cacher : la honte.
– C’est un crocotta que tu as vu.
Elle attendit, interloquée par ce nom presque comique qui n’allait pas du tout avec la créature aussi corpulente qu’un ours, à la longue gueule pleine de dents de requin.
Mais Aaron lui tourna délibérément le dos. Il rejoignit son fauteuil, avant de la toiser sous ses paupières mi-closes.
– Tu veux manger un truc avant de remettre ton masque ?
Elle s’apprêta à tempêter – il était hors de question qu’elle obtempère – mais un murmure énervé la coupa dans son élan.
– Mais quel cachottier ! Et toi, tu te fais rouler dessus ! Te laisse pas faire, insiste, relance le sujet des changelins ! Il va bien finir par craquer !
Bouche bée, la jeune femme lorgna du côté de Blanche. Celle-ci se trouvait toujours dos à elle, immobile, parfaite image de la sœur endormie. Sur sa tête, la queue de Greg se balançait avec plus d’agacement.
– Mais me regarde pas comme ça ! râla le chuchotis furieux. Tu vas lui mettre la puce à l’oreille ! Cet idiot me supporte pas, on aura plus de chances d’avoir des infos si tu es la seule à lui parler !
– Hého, le caniche, soupira Aaron, tu vas répondre ? Aegeus sera pas content si vous crevez la dalle.
– Le caniche ? fulmina-t-elle. Figure-toi que ce je veux, c’est dormir pendant au moins deux jours et me réveiller dans mon lit ! Aaron, dis-moi ce qu’est un changelin.
Il se figea, surpris de son culot.
– Encore ? Mais dis donc, t’es aussi insupportable que ta naine de sœur, toi, ou ça se passe comment ?
Un grognement exaspéré échappa à la blondinette ; Cornélia se racla vite la gorge en espérant que le son était passé inaperçu.
– Dis-moi ce que c’est, insista-t-elle. Sinon, je demanderai à Aegeus et lui, il m’expliquera !
– Parfait, il se fera un plaisir de te répondre, alors arrête de me les briser, rétorqua-t-il d’un ton glacial.
– Il a dit que tu avais été bidouillé pour la métamorphose, mais qu’est-ce que ça veut dire ?
– Ferme-la.
– Bidouillé par qui ? Et pour quelle raison ?
L’adolescent leva les yeux au ciel. Il bouillait de frustration, Cornélia le voyait même de là où elle se trouvait. Elle haussa la voix, encouragée par les « Oui, vas-y ! Insiste, insiste ! Fais ta Blanche ! » que lui soufflait sa petite sœur en jubilant.
– Est-ce que c’est Aegeus qui t’a « bidouillé » ?
– Putain, mais pourquoi le chef aurait fait ça ?
– Très bien, qui alors ? fit-elle mine de réfléchir.
À cet instant, un piaulement s’éleva du pied du lit. Pouet se propulsa d’un bond sur le matelas ; heureuse de le voir, la jeune femme le caressa maladroitement, les gestes limités par les sangles qui la ligotaient. La tarasque fourra sa grosse tête poilue dans son cou, lui chatouillant le nez de ses moustaches, en ronronnant comme une turbine. Le cœur de Cornélia fondit dans sa poitrine. Son odeur douce était si familière ! Si rassérénante dans un moment comme celui-ci. Aaron les regardait, sourcils froncés, l’air mécontent de voir le tarascon. Une vague de détermination la reprit.
– Alors qui ? Actéon ? Morta ? Peut-être Argos ?
– Argos ? s’exclama Aaron d’une voix incrédule. Morta ? Tu dis n’importe quoi !
Décidée à énumérer tous les noms qu’elle avait entendus dans leurs conversations, elle rouvrit la bouche, mais il poussa un long soupir.
– Ce sont les fées.
Annotations
Versions