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– T’es vraiment qu’une… marmonna Aaron. T’es vraiment qu’une connasse. Et tes putain de cheveux, là !
Il éternua violemment, le nez chatouillé par ses mèches ambrées. Alors qu’il prenait appui pour se redresser, Blanche lança sa phrase soigneusement préparée.
– Pourquoi tu veux nous faire subir un truc que tu détestes ? Regarde-toi ! T’es aigri comme une vieille semelle. C’est nul à ce point, d’être métamorphe ?
– Tu vas voir qui c’est, la semelle… maugréa-t-il.
Mais il se contenta de se rasseoir sur elle, les dents serrées, encore trop affaibli par la douleur pour faire preuve de combativité.
– Et bordel, arrêtez de vous comparer à moi, grimaça-t-il. Ça n’a rien à voir. On n’est pas du tout pareils ! Toi, il te suffit d’enlever ce putain de masque pour redevenir normale !
Ravie qu’il morde à l’hameçon, la jeune fille l’observa en plissant les yeux.
– Normale ? Tu veux dire, humaine ? Parce que toi, tu es inhumain, c’est ça ? Qu’est-ce que ça change, que ce soit les masques ou autre chose ?
– Ça change tout, idiote. L’armurier a fabriqué ces trucs pour vous, ils sont faits pour ça. Ça rend le changement… facile.
Blanche évita soigneusement de relever la pointe de jalousie, terrible, qui avait percé dans ses mots.
– Facile ? Ben oui tiens, c’est si évident, je me demande pourquoi on essaie d’éviter cette torture depuis une heure, avec ma sœur. (Elle glissa un regard furtif vers la grande bête sinistre, immobile et saucissonnée à côté d’elle, qui fixait le plafond en respirant lourdement.) J’adore, je pourrais passer ma vie à ça !
Aaron lui lança un regard mauvais.
– Mais quelle cloche ! On échange nos places, si tu veux. Je douille comme un pauvre taré à chaque fois que je change !
La curiosité dévorait Blanche de plus en plus. Elle n’en laissa rien paraître et, d’un geste de la tête presque naturel, repoussa davantage l’oreiller – et le masque avec lui – plus loin du garçon. Il n’eut pas l’air de s’en rendre compte.
– Si t’as si mal, pourquoi tu le fais ? s’enquit-elle.
– Si je l’avais pas fait, ta sœur et toi seriez dans les cages des archanges, là tout de suite, à vous faire cramer par leurs monstres pour leur sortir des infos sur le convoi, rétorqua-t-il d’un ton cinglant. Je fais ça parce qu’il le faut, c’est tout. Aegeus a besoin de ça. Le convoi a besoin de ça.
Il mettait un curieux accent sur le ça, comme s’il parlait d’une bête répugnante ou d’un plat affreusement mauvais.
– Et donc, reprit-elle avec avidité, les changelins, c’est des sortes de loups-garous ? C’est une malédiction qui vous frappe, en fait ?
Il lâcha un aboiement de rire, bref et sans joie.
– Si tu veux. Une malédiction… Une putain de malédiction de merde. Mais les loups-garous sont plutôt bien foutus comparés aux autres. (Un air sinistre plomba son expression.) Eux, ils peuvent retirer leur peau bestiale.
Déconcertée, Blanche chercha sa prochaine question, mais il lui faucha l’herbe sous le pied, goguenard devant son mutisme.
– Et ouais, tu sais plus quoi dire, hein ? On est juste des trucs mal fichus. Des putains de jouets fabriqués par les fées. (Une haine pure éclata dans ses yeux avant de s’y éteindre, aussi vite qu’une flamme d’allumette.) Ça les fait bien rire, ces putes.
La jeune fille sentit qu’elle tenait le bon filon. Ne restait plus qu’à l’exploiter correctement…
– Ah oui, les fées… mais elles… elles vous fabriquent comment, au juste ? Tu n’es vraiment pas humain ?
Elle ne parvenait pas à le croire. Aaron jurait comme un charretier, marchait comme une racaille, portait des joggings qui en avaient vu d’autres, crachait par terre et tant d’autres choses encore. Il se tenait assis sur elle, l’air aussi triste et méchant qu’un humain, le corps aussi chaud qu’un humain.
Mais l’instant des confidences était terminé. Ayant repris du poil de la bête, le garçon claquemura son visage à nouveau.
– Cours toujours pour que je te le dise, sale fouine.
La moutarde monta au nez de Blanche à une vitesse fulgurante.
Elle détestait cette insulte qu’il lui destinait toujours.
Elle la haïssait d’autant plus que son masque de raijū évoquait une belette en tous points, et qu’elle ne pouvait supporter l’idée qu’Iroël partageât la même idée d’elle.
– Espèce d’abruti ! l’injuria-t-elle. Tu veux que je sois une fouine ? Ok, pas de souci. J’ai encore plein de questions à te poser, figure-toi. (Elle le fusilla du regard.) Pourquoi tu t’aplatis devant Aeg comme un chien devant son maître ? Pourquoi tu détestes les tarasques en particulier ? J’ai bien vu que tu évitais Pouet. (Une lueur d’avertissement passa dans les prunelles du garçon.) Et aussi, à qui sont ces mitaines que tu portes toujours sur toi ?
Le souffle coupé, il lui attrapa violemment les poignets et la plaqua contre le matelas. La haine déformait tant son visage qu’il en devenait presque laid.
– Elles sont à moi ! Qu’est-ce que tu racontes, idiote ?
La jeune fille le fixa droit dans les yeux. Elle ignora superbement cette poigne d’acier qui lui faisait mal, rapprocha son visage du sien et cingla à voix basse :
– À d’autres ! Elles sont largement trop grandes pour toi, tocard. Et personne ne garde ses gants quand il dort… à part toi.
Malgré toute sa volonté, elle ne put retenir un cri quand il lui broya littéralement les poignets dans ses mains.
– Espèce de pute.
Elle avait donc touché juste. La jubilation se mêla à la douleur. Le visage d’Aaron était très près du sien ; quelques centimètres les séparaient à peine. Elle voyait distinctement la crainte dans ses yeux sombres, mêlée à la colère. Il avait peur qu’elle en apprenne plus. Qu’elle en devine plus.
Elle ne sentait plus ses mains.
– Alors c’est ça, ta réponse à tout ? Les insultes ? Les coups ? lui lança-t-elle. T’es vraiment qu’un abruti ! Ça te tuerait vraiment de me donner des réponses ? Tu me dois bien ça, non ? C’est à cause de toi qu’Aegeus a failli nous tuer !
Il éclata d’un rire furieux. Le mélange était effarant ; pour la première fois, une pointe de peur aiguillonna le ventre de Blanche.
Que se passerait-il si elle le poussait vraiment à bout ?
– À cause de moi ? Sérieux ? Oh, c’est mignon. Réveille-toi, la naine. La seule fautive, c’est toi.
Il lui lança un regard narquois.
– Qui m’a harcelé pour que je lui parle de la Strate et du trajet qu’on allait faire ? Qui m’a apporté l’atlas pour planifier le voyage ? T’as creusé ta tombe toute seule, comme une grande. (Il se pencha à son oreille.) Qui a laissé ouvert sa putain de fenêtre avec un post-it qui nous invitait explicitement à entrer ? Qui est venue squatter à l’auberge et faire sa vie là-bas, alors qu’elle n’avait rien à y faire ?
Voyant qu’elle ne répondait rien, il se moqua ouvertement.
– Qui a accueilli Iroël à bras ouverts ? Qui a recueilli toutes ses bestioles ?
Les mâchoires serrées, Blanche cherchait désespérément quelque chose à rétorquer. Une phrase bien sentie, méprisante au possible, qui lui retournerait la pareille et le blesserait autant qu’il la blessait.
– C’est toi, non ? Toi, Blanche.
C’était la première fois qu’il l’appelait par son prénom, et la jeune fille eut l’impression de recevoir un coup.
– T’es pire qu’une fouine, asséna-t-il. T’es une fouine qui assume pas ses conneries. (Il désigna Pouet et Greg, couchés au fond du lit, qui regardaient Cornélia transformée avec un air effaré.) Tu crois que ces deux-là vont résister à la marche de mille kilomètres ? Et toi ? Et ta sœur ? Tu croyais quoi, que ça allait être une petite balade de santé ?
Il se pencha au-dessus d’elle – son col noir frôla le front de Blanche – et récupéra le masque qu’elle avait espéré lui cacher.
– T’as mis un pied dans la Strate, espèce d’idiote. Maintenant, c’est trop tard. La Strate te laissera pas partir. Personne lui échappe.
Le masque doré plongea sur son visage, puis les premiers spasmes arrivèrent.
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