109 - La fin
– Iroël ! s’exclama soudain Blanche.
Tous les regards se tournèrent vers lui ; surpris, le jeune homme n’eut que le temps d’ouvrir les bras dans un réflexe maladroit avant d’y recevoir la blondinette.
– J’ai cru que tu étais mort, glapit-elle contre son épaule. Que les anges t’avaient trouvé toi aussi…
– Non, répondit-il. Je savais pas. J’étais parti.
Il ne précisa pas où. Ses bras se refermèrent sur Blanche pour la serrer contre lui ; elle se cramponna de plus belle à son cou.
– J’ai eu peur pour vous quand je suis revenu, ajouta-t-il d’un air sombre. Les cendres. Le sang partout. Ça sentait l’ange et la mort. Il restait plus rien…
– Trop d’émotions par ici, faut que j’aille vomir, jeta Aaron en les doublant tous les deux.
Des rires lui répondirent. Dans cette troupe de « boyards » si particuliers, aussi sauvages que les créatures d’Aegeus, Cornélia vit que l’adolescent semblait tout à fait à son aise ; il se tenait encore plus droit que d’habitude, le port plus fier, et ses yeux étincelaient. Soudain, il dégageait presque la même aura qu’Aegeus. Une aura de chef. La troupe hétéroclite se referma autour d’eux et les isola de Cornélia, Blanche et Iroël, formant un cercle vibrant d’énergie.
– Le discours ! Le discours ! martelèrent toutes ces voix à l’unisson.
Assise derrière son comptoir, Morta leva les yeux au ciel, l’air excédé jusqu’à l’os.
– Un peu de patience, mes amis, lança Aegeus dans un sourire sardonique. Nous ne sommes pas encore au complet !
Des hululements de déception s’élevèrent partout autour de lui.
– Ils m’ont l’air bien joyeux, pour des gens forcés d’abandonner leur monde, commenta Blanche à mi-voix.
Iroël soupira.
– Eux, ils s’en foutent. C’est des mercenaires. Aegeus les paie pour encadrer le convoi. Mais c’est des humains, ils ont pas besoin de la Strate. Ils peuvent vivre ici s’ils veulent.
De toute sa vie, Cornélia ne s’était jamais sentie si peu à sa place. Elle se pencha pour caresser Greg, convulsivement, essayant d’oublier l’angoisse qui pulsait dans ses veines au même rythme que son sang. Le matou, quant à lui, feulait presque sans discontinuer.
Elle ne voulait pas aller là-bas.
Quel que fût leur monde, elle le détestait déjà, lui et ses habitants durs de cœur, tannés par le soleil. Elle les haïssait déjà si fort !
Elle sentit la paume moite de Blanche chercher la sienne, et la serra fort. Elles étaient pâles, nerveuses et déterminées. Iroël les regarda toutes les deux, attentivement. À cet instant, que voyait-il en elles ? Il finit par hocher la tête d’un air doux et saisit leurs mains dans les siennes. Au contact de sa paume cuivrée, rendue rugueuse par le labeur, chacune des sœurs respira un peu mieux.
– Alors vous venez, commenta le garçon.
Ce n’était pas une question.
– Vous vouliez pas venir, devina-t-il. Aegeus… (il se retourna et lança un coup d’œil furieux vers le chef.) Il vous a forcées.
– C’est grâce à tes masques si on est encore là, murmura Blanche. Sans eux…
Elle roula des yeux sans terminer sa phrase. Iroël n’eut même pas l’air surpris.
– Je sais. Aegeus jette ce qui lui sert pas. Tout le monde est comme ça dans la Strate.
Génial, pensa Cornélia. Tu sais rassurer les gens, toi.
D’une pression des doigts, il leur insuffla un peu de courage. Puis, sans qu’aucune des deux ne l’ait vu venir, il porta leurs mains à ses lèvres, l’une après l’autre, et y déposa un baiser très léger. Cornélia se sentit rougir aussi violemment que Blanche, touchée au cœur par ce geste désuet.
– Ça va aller, assura-t-il en ignorant leur trouble. Vous avez pris soin d’eux (il désigna Pouet, caché derrière les mollets de Blanche, effrayé par le vacarme.) Vous m’avez aidé… Maintenant, c’est mon tour.
Son regard se durcit alors qu’il relâchait leurs mains.
– Il y aura des occasions pour s’enfuir, peut-être. On verra ça. Je vous aiderai.
Un maigre espoir se mit à brûler entre les côtes de Cornélia. Le petit chou avait dit vrai, si longtemps auparavant : il était bon voleur. Il était passé au travers des anges, avait échappé aux chiens, et se tenait devant elles comme si de rien n’était. Si quelqu’un pouvait les aider à retourner dans leur monde, c’était lui. Cornélia se fit le serment qu’elles ne resteraient pas dans la Strate. Pas assez longtemps pour voir la fin du voyage.
– Et les quinze mille euros ? trouva-t-elle la force de le taquiner. On les attend toujours !
Il eut un sourire très léger.
– Vous les aurez. Même si je dois voler ça à Aegeus.
Une flamme de volonté pure brûlait dans ses yeux. Contrairement à elles, il ne craignait pas le moins du monde ce qui les attendait.
– Quatre, lança soudain la voix aigre de Morta au-dessus du brouhaha. Trois. Deux. Un…
– C’est l’heure, tonna Aegeus dans un chœur de voix rugissantes.
Les yeux étincelants, il se planta devant la première porte du rez-de-chaussée. Cornélia ne l’avait pas vue de prime abord ; elle se demanda fugitivement comment elle avait pu lui échapper, car une gigantesque pendule y était clouée. Son cadran de verre était cerclé d’un serpent qui se mordait la queue, sculpté dans un bois richement filigrané. Les longues aiguilles, en dentelles d’or, indiquaient minuit cinquante-neuf.
« À l’origine, la Strate était la dernière minute des vingt-quatre heures », avait dit Aaron.
Lorsque Aegeus ouvrit lourdement le battant, un océan de lumière se déversa dans le couloir.
Avant de les avaler net.
Annotations
Versions