l'affection du ciment

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Dans les ruelles étroites et sinueuses du vieux quartier, entre des bâtiments croulants et des façades peintes de graffitis, se trouvait un banc en ciment, solitaire et robuste. Ce banc n’était pas particulièrement remarquable pour les yeux des passants, sauf peut-être pour son aspect vieillissant, creusé de fissures et ébréché dans certains coins. Pourtant, ce banc portait en lui des histoires, marquées par les années et les gens qui y avaient trouvé refuge, réconfort ou simplement une pause dans leur quotidien.

Au fil des saisons, il avait vu des rires d’enfants, des chuchotements amoureux, des discussions passionnées et des larmes versées en silence. Chaque marque, chaque gravure taillée à la hâte, chaque tâche avait une histoire à raconter.

Par un doux après-midi de printemps, sous les cerisiers en fleurs qui embellissaient la rue de leurs pétales rosés, un homme nommé Adrien s’assit sur ce banc pour la toute première fois. Fatigué de sa journée chargée, il se laissa tomber sur la surface rugueuse, ignorant les gravures et les souvenirs tenaces qui l’habitaient. Ses mains se posèrent sur le ciment froid, un contact rude mais rassurant. Adrien n’avait jamais prêté attention aux objets inanimés, les traits de sa vie étaient souvent tracés par des relations humaines tumultueuses et des enjeux professionnels accaparants.

À peine s’était-il déposé qu’une voix douce le tira de ses pensées brumeuses :

"Vous savez, ce banc a une âme," dit une vieille dame, assise à l’autre bout du ciment. Ses cheveux blancs ondulaient doucement avec le vent, et ses yeux pétillaient d’une sagesse tranquille.

Adrien sourit poliment, sans vraiment comprendre. L’idée qu’un banc puisse avoir une âme lui semblait absurde, mais il aimait l’ambiance de cette ruelle paisible où le temps semblait ralentir.

"Vous avez passé une journée difficile, n’est-ce pas ?" continua la dame.

Adrien hocha la tête. "Comment le savez-vous ?"

"Ce banc connaît les cœurs fatigués," répondit-elle avec un sourire mystérieux. "Il a entendu tellement de confidences et ressenti tellement d’émotions. C’est comme s’il s’imprégnait des blessures et des joies des gens qui s’y posent."

Le regard d'Adrien se tourna vers le ciment, cherchant les traces des histoires anciennes que la dame évoquait. Il remarqua des initiales gravées, un cœur maladroitement dessiné, et même des dates éparses. Sa main se reposa sur une fissure profonde qu’il n’avait pas vue avant, ressentant une étrange chaleur.

À cet instant, il comprit. Peut-être que tout autour de lui ne demandait qu’à être écouté, qu’à être ressenti. Le ciment dur sous ses doigts s’était adouci, enveloppé d’une tendresse qui venait tout droit des souvenirs imprimés dans sa matière.

Avec le temps, Adrien revint souvent s'asseoir sur ce vieux banc en ciment. Il y trouvait un réconfort incroyable, une sorte d'affection muette mais persistante. Il se laissait aller à des confidences, à la méditation, et à l'écoute de cette présence immobile mais empathique. Peu à peu, il en vint à considérer cet objet banal comme un véritable ami, un témoin fidèle de ses hauts et bas, un compagnon silencieux qui offrait toujours son soutien sans jamais juger.

Et ainsi, dans ce petit coin ignoré du monde, une relation unique s’épanouit entre un homme et un banc en ciment. Un récit de tendresse insoupçonnée, de fidélité discrète, et d’affection inaltérable, où même un matériau froid et solide pouvait devenir le gardien des cœurs, un sanctuaire d'émotions et de souvenirs intemporels.

Les jours passaient, chacun apportant son lot de passants, de rires et de larmes, tandis qu'Adrien s'asseyait fréquemment sur ce banc. Il ne parlait plus seulement à la vieille dame, dont il avait appris qu’elle s’appelait Madeleine, mais aussi à ce banc qui maintenant semblait presque avoir une voix propre. La complicité silencieuse entre les trois grandissait, nourrie par les confidences partagées et les moments de silence apaisant.

Un matin d'automne, alors que les feuilles rouges et dorées tapissaient le sol, Adrien remarqua un changement subtil dans l’atmosphère du quartier. Le banc, autrefois recouvert de gravures et de cicatrices, semblait revêtu d’un éclat nouveau. La ville avait décidé de rénover la ruelle, et bien que les travaux aient embelli le quartier, quelque chose en Adrien se serra à l’idée que son vieil ami en ciment perdrait peut-être ses précieux souvenirs.

En se rapprochant, il vit qu’on avait commencé à nettoyer les graffitis, effaçant petit à petit les témoignages qui composait son histoire. Ses initiales gravées, ces marques du temps qui l’avaient tant réconforté, allaient toutes disparaître. Adrien éprouva une étrange sensation de perte, comme si une partie de lui était effacée avec chaque coup de pinceau.

Madeleine arriva, comme à son habitude. Elle posa une main rassurante sur son épaule, semblant lire dans ses pensées. "Les traces peuvent disparaître, mais les souvenirs restent en nous, tu sais", dit-elle doucement.

Adrien hocha la tête, tentant de se convaincre de la véracité de ses paroles. Les ouvriers continuaient leur travail, imperturbables. Sur une impulsion, Adrien saisit une craie blanche qu’il avait dans sa poche et s’approcha du banc. Sous le regard bienveillant de Madeleine, il écrivit quelques mots :

Ici réside l'âme de ceux qui passent et restent.

Il recula, observant son œuvre temporaire. Madeleine sourit. "C’est la volonté de se souvenir qui compte", dit-elle. "Ce petit geste, aussi modeste soit-il, sauvegarde l'esprit de ce banc."

Les travaux s'achevèrent, et le banc revêtu d’une nouvelle couche de ciment semblait différent, presque méconnaissable. Pourtant, Adrien et Madeleine continuaient de venir. Eux voyaient au-delà de cette surface lisse et renouvelée, se rappelant chaque fissure disparue.

Un jour d’hiver où la neige recouvrait le quartier d’un manteau blanc, Adrien vit un jeune couple s’arrêter devant le banc. La femme, après s’être assise, marqua son amour pour l’homme en traçant un petit cœur sur le dossier. Adrien rit discrètement, car il savait alors que les souvenirs avaient la vie dure, toujours prêts à ressurgir sous n’importe quelle forme.

Le banc renaquit de ses cendres, non seulement comme un objet inanimé mais comme une continuité d’histoires humaines. Chaque jour apportait de nouvelles blessures, de nouvelles marques, mais l’esprit du banc resta intouchable, perpétué par ceux qui connaissaient et chérissaient son passé et son présent.

Adrien regarda vers Madeleine qui, le sourire en coin, semblait lire dans ses pensées. "Peut-être que l'âme du banc est réellement éternelle", pensa-t-il, conforté par cette nouvelle génération de souvenirs.

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