8. Chaînes (partie 2)
Arcan revint à midi, le front en sueur, mais l’air satisfait. Je demandai.
— Alors ?
Il bougea ses mains devant lui comme s’il tenait une balle invisible.
— Je tiens quelque chose, mais. On fera des essais quand je serai entièrement certain.
— D’accord.
— Tu pouvais te rhabiller.
Je ne répondis pas. Il ouvrit ses placards de cuisine.
— Tu aimes le poisson ?
— Oui.
— Tu ne t’es pas ennuyée ?
— Non. Je ne savais pas qu’il y avait des poupées hommes à la soirée.
— Il n’y en a pas. Les soirées avec les mannequins sont le lendemain, sous forme de brunchs.
— Pourquoi pas en même temps ?
Il sourit en sortant le poisson du réfrigérateur.
— Si tu te poses la question, c’est que tu ne connais pas bien la nature de l’homme hétéro.
— Eclairez-moi.
— Le façonneur hétérosexuel de base n’aime pas voir des bites se dresser au passage de sa poupée.
— Pourtant, c’est le but de la soirée, que la poupée soit la plus excitante.
— Il faut que l’autre soit excité pour qu’il vote, mais il ne faut pas qu’il le montre. L’organisateur de ces soirées, que les façonneurs appellent le Grand Glouton, a édicté des règles assez strictes sur la tenue. Pas un pénis de doit sortir de son slip. La vulgarité est interdite, que ce soit dans les mots ou le comportement.
— Mais du coup, les brunchs ? Ils ont l’air d’être faits au même endroit.
— Un façonneur du nom de Grand Canasson a proposé de faire des évènements mixtes. N’obtenant pas écho favorable de la part du Grand Glouton, il a organisé ses soirées parallèles, mais dans l’ombre du succès des premières, ça ne fonctionnait pas. C’est une façonneuse qui se fait appeler la Détective qui a repris l’idée du Grand Canasson et qui organise les brunchs. C’est plus petit, mais les participants y sont réguliers. Certains façonneurs participent à la soirée comme au lendemain.
— C’est intéressant.
Il mit le riz à bouillir.
— Tu peux enfiler quelque chose pour le déjeuner. N’attrape pas froid.
J’opinai et allai m’habiller, ne gardant que la coiffure de métal accrochée à mes cheveux.
Lorsqu’il s’installa à table, je lui demandai :
— Quand vous… En faites je…
— Prends le temps de trouver tes mots.
— C’est juste que je ne sais pas si vous voulez que je sois soumise ou… enfin quand j’ai proposé de faire la cuisine, c’était en plus sans penser à ça.
— Ce n’est pas bon ? — Je rougis de confusion. — Je te charrie.
— Ah.
Il essuya son sourire avec sa serviette, posa ses doigts sur la table comme un pianiste et expliqua.
— Il y a une grande différence entre le jeu et la vie. C’est-à-dire qu’une femme ça se respecte. Je peux comprendre qu’un couple s’injurie pendant des ébats fougueux, pas qu’il s’insulte en dehors de cette intimité. S’il n’y a pas un véritable respect entre deux partenaires, alors le jeu est malsain.
J’opinai du menton. Puis alors qu’il reprenait une bouchée de riz, je lui dis :
— Je pense pareil. Et vous cuisinez très bien.
— Merci, c’est gentil.
Le repas terminé, nous retournâmes à l’atelier. Je ressentais un certain privilège à être dans le secret de la création. Il faisait de moi une alliée, une partenaire. Les jumelles que ma mère habillaient n’avaient pas leur mot à dire. Elle se laissaient vêtir et jamais ma mère ne les avait incluses dans sa façon de leur parler.
Il décolla délicatement le latex qui avait séché dans le fond du moule. Et me le mit entre les mains. C’était troublant de reconnaître mon visage, de le voir avec cette expression neutre du menton aux pommettes, et pleine d’inquiétude au niveau des yeux. Je lui confiai :
— C’est bluffant.
— Il n’y aura pas beaucoup à nettoyer. Je vais le couper là pour qu’on voit ta bouche. Un peu à la Batman et je vais le souder avec un drapé à l’arrière, ça fera comme une cagoule. On ne verra ni tes cheveux, ni tes oreilles, ni tes yeux, ce sera impossible de te reconnaître. Je peux même te mettre un dentier pour changer un peu la forme de la bouche et ta mère te cherchera toute la soirée. Ça pourrait être amusant de la voir se demander si c’est vraiment toi.
— Avec mes tâches de rousseurs, elle me reconnaîtra.
— Ça peut se peindre.
— Elle connaît mon corps.
— D’accord, je n’insiste pas.
Il reprit le masque et le posa sur l’établi.
— Je ferai ça quand tu seras partie. Là, je vais avoir besoin que tu enlèves ton pantalon. Mais tu gardes ta culotte.
Je me déchaussai, le temps de m’extraire de mon jeans trop serré, puis je pris place sur la chaise et remis mes chaussures. Je tendis la jambe à sa main qui me soulevait délicatement. Il avait complètement désossé ses genouillères. Il n’en restait que deux petites plaques triangulaires qui venaient de chaque côté de la rotule, formant un V comme pour la soutenir. Le bas du V tenait avec le départ d’une chaine de vélo qu’il enroula autour de mon mollet. Il lui fit faire trois tours, puis deux, puis un. Comme chaque élément du costume, le nombre de spires avait son importance. Trop en faire alourdissait mes jambes et brisait les formes. Il s’arrêta donc à un tour et quart, pour rejoindre l’attache de l’espadrille. Lorsqu’il fut satisfait, il habilla l’autre jambe.
— Déplace-toi. Dis-moi si c’est trop lourd.
Je me levai et fis quelques pas. Je sentais à peine le poids de la chaine sur la genouillère qui était attachée serrée.
— Ça ne tombera pas, dis-je.
— Mais ce n’est pas désagréable à porter ?
— Pas plus que ça.
— Merveilleux. On passe aux bras.
— Je garde le haut ?
— Oui.
Je m’assis. Arcan avait abandonné l’idée des mitaines. Il avait récupéré des rondelles en inox brossé assez larges qu’il avait soudées à du câble de frein. Je lui tendis mes doigts et il glissa les rondelles à chacun d’eux. Les câbles rejoignaient un bracelet en chaine de vélo. Il en fit partir une spire d’un tour et quart vers la coudière. Elles formaient également en vé en deux parties, laissant le coude libre, tout en l’habillant. Il prit un peu de recul.
— Vas-y, déplace-toi.
Je me relevai, balançai les bras. Les coudières tenaient bon.
— Stop, reviens par là. Bouge les mains ?
J’avançai jusqu’à lui, serrai et desserrai les doigts. Les câbles se tendaient m’empêchant de fermer totalement le poing lorsque je pliais le poignet. Il prit une pince coupante et ôta celui qui reliait la bague de l’auriculaire qui formait une boucle disgracieuse à chaque ouverture de paume.
— C’est mieux. Tu peux les retirer.
— Vous ne voulez pas voir sans mes vêtements ?
— Non. Je dois encore nettoyer les soudures et peindre pour uniformiser. Je m’offrirai une vue d’ensemble avec le masque. Je vais récupérer la chevelure, je vais l’épaissir avec du câble.
J’ôtai les accessoires, puis mes chaussures pour enfiler les jeans.
— Je vais garder tes chaussures, pour pas que ta mère les voie.
— D’accord.
— Je te passerai une paire de claquettes qu’une fille a oubliée chez moi.
— D’accord.
— Bon, j’ai du travail pour que tout soit prêt pour demain.
— Et vous, vous aurez un costume ?
— Bien sûr, il faut que nous fassions la paire.
Il sourit, attendit que je lui demandasse, puis céda devant mon silence. Il me fit signe d’un mouvement de tête de le suivre au fond de l’atelier.
— Je me suis inspiré d’abord de l’Ankou, et je suis revenu vers mes amours de Mortal Kombat malgré moi.
Il tourna un portoir sur roulette. Derrière la planche se trouvait un mannequin qui portait son costume. Sans surprise, la tunique était noire. Des protections métalliques couvraient des mitaines et se poursuivaient sur des protections d’avant-bras. Ses biceps seraient nus. Une longue chaine de vélo roulée à la ceinture pendait le long de la cuisse. Un pagne semi-rigide, formé de larges vés en acier, tombait devant et derrière, jusqu’à hauteur des genoux.
— J’aurai un bâton sur lequel je pourrais accrocher la laisse.
J’observais le bâton surmonté d’une lanterne. Il alluma les diodes. Le visage du mannequin revêtait un masque noir qui couvrait jusqu’au nez. Un air sévère, mais dépourvu de colère était figé sur arcades oculaires. Un grand chapeau chinois coiffait l’ensemble et une chaîne de vélo en ornait la circonférence.
— Je voulais mettre un masque sur mon menton, mais j’ai envie de profiter des petits fours et des boissons, moi aussi.
Je souris.
— Je comprends.
— Qu’en penses-tu, sinon ?
— Je pense que ça ira bien avec moi. On sent bien l’influence de Mortal Kombat. Raiden ?
— C’est le chapeau qui te fait dire ça.
— Je suis impatiente de voir le succès que ça aurait. Je veux dire : d’entendre.
— Avec une poupée aussi belle, j’ai peu de doute.
Je rougis, et il partit en direction de l’établi. Il s’installa avec une fraise et commença à meuler les soudures. Le temps défilant, je lui dis :
— Il faut que j’y aille.
— N’oublie pas.
Il me désigna les claquettes qui prenaient la poussière sous un rangement. Je glissai mes pieds dedans, puis traversai l’appartement seule pour quitter l’immeuble. Ma mère attendait, les doigts pianotant son volant. Je m’assis, elle regarda mes pieds et s’étonna :
— T’as fait quoi de tes chaussures ? Il les a gardées pour pas que je vois la décoration ?
Agacée, je décidai de mentir.
— Cassées. Il a eu une idée, il les a cassées, et ça ne l’a pas fait.
— Dommage.
— Il va m’en racheter.
— Et le costume prend forme ?
— C’est très moche. Il a récupéré des trucs chez décathlon pour faire genre volleyeuse. T’as déjà vu une volleyeuse en talons ?
— C’est très basique. Le mâle et ses fantasmes primaires, aucune imagination. Je suis déçue. Les meilleures seront toujours les façonneuses.
— Oui.
Tout en conduisant, elle passa sa main dans mes cheveux.
— Ne t’inquiète pas ma chérie. Avec ton physique tu auras quand même du succès. Et puis ça te fera mille euros.
Elle singeait la compassion, mais je voyais le soulagement détendre ses épaules. J’opinai en plaçant mon menton dans ma paume pour fuir la conversation et m’empêcher de sourire tant je jubilais intérieurement. J’ignorais le rendu final de mon costume, mais je savais qu’il ne laisserait personne indifférent. En regardant le paysage urbain faire place à la nature, j’eus une petite déception, celle de ne pas m’être fait passer la laisse au coup pour un jeu les yeux bandés. Étais-je perverse ? Était-ce important ce que j’étais ? Je m’en foutais complètement, j’aimais bien jouer, et j’avais envie.
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