12. Elections
Une dizaine de poupées seulement offrirent un spectacle. La plupart ne firent que défiler, une façon de s’assurer qu’on les ait vues au moins une fois dans la soirée. Lorsque nous quittâmes les chaises, pour aller grignoter quelques amuses-bouches, j’entendais les commentaires faire l’éloge de Sculpturine.
Arcan discutait avec de nouveaux confrères, quand la première flûte commença à se faire lourde sur ma vessie. Je tirai un petit coup sur la chaîne pour attirer l’attention de mon façonneur. Je fis signe en croisant les jambes que j’avais besoin d’uriner.
— Ah ! L’effet du champagne. Je vous abandonne chers amis.
La laisse me guida et je me mis en marche. Mes talons quittèrent le tapis pour la faïence. Arcan rit :
— Et là, je pense aux poupées qui sont pieds nus.
Une porte bâtit, la musique fut étouffée, la température y était fraîche, puis une autre porte s’ouvrit, une odeur de pain d’épice et d’orange envahissait la pièce silencieuse.
— Le trône est devant toi.
— Vous ne regardez pas ?
— Devine.
Je tâtonnai des bras, trouvai la lunette en bois et m’accroupis sans la toucher.
— Les WC sont propres, dit-il.
— Vous me regardez ?
— Non, je te tourne le dos.
J’avais beau avoir envie d’uriner, sentir qu’il était proche de moi me bloquait.
— Tu y arrives ?
— Je bloque.
Il prit ma main et me laissa la laisse.
— Je te laisse en paix.
Je ne l’entendis pas s’éloigner. Mes cuisses commençaient à devenir douloureuses.
— Vous êtes encore là ?
Il ne répondit pas. Je m’assis pour empêcher la crampe, me concentrai, puis me soulageai. Je tâtonnai à la recherche du papier. Arcan me mit alors deux feuilles dans la main, me prouvant qu’il n’avait pas bougé.
— Vous m’avez regardée ?
— Voir une fille uriner ne m’excite pas, mais te voir angoisser de ne pas savoir, c’est amusant.
— Vous allez me regarder m’essuyer ?
— Je peux le faire pour toi.
Je passai les feuilles entre mes cuisses puis me levai. Il me conduisit jusqu’à l’évier et je le laissai me guider entre le savon et le robinet. Il questionna :
— Avant que nous retrouvions la foule et que tu redeviennes Muse la silencieuse. Tu me dis si ça ne te plaît pas les mains baladeuses de certaines poupées.
— Ça ne me dérange pas. J’ai juste été surprise par les dernières.
— Mais ça t’a plu ?
Saisissant l’occasion, je lui avouai :
— Je préfèrerai que ça soit vous. Elles, c’est juste platonique.
Ses doigts descendirent délicatement entre mes omoplates jusque dans le creux de mon dos. J’inspirai profondément, complètement retournée par ce contact. Mes propres mots prenaient tout leur sens. Le contact d’Arcan était mille fois plus savoureux que celui de n’importe quelle inconnue. Il me confia d’une voix apaisée :
— Le problème, c’est que je ne connais pas les limites qu’il y a entre toi et moi.
Je baissai la tête, incapable de me comprendre moi-même.
— Je ne sais pas.
Ses doigts effleurèrent le sillon de mes fesses. Je posai mes mains sur le rebord du plan en marbre pour absorber le plaisir qui remontait tout mon épiderme. Il dit tout en faisant le contour de ma croupe :
— T’es une fille surprenante, Muse. J’ai pourtant l’impression d’avoir toujours devant moi la fille farouche que j’ai rencontrée il y a une semaine.
— J’aime juste le jeu de vous et moi.
Ses doigts glissèrent à l’arrière de ma cuisse. Il conclut :
— Si tu es partante pour une nouvelle soirée la semaine prochaine, il faudra que tu fasses une liste de tes limites.
— Les caresses.
— De ?
J’avalai ma salive. J’ignorais les limites que j’attendais de lui, mais je savais ce que je voulais de lui. Je répétai :
— Vous pouvez me caresser. Juste ça.
— Bien. J’aime quand c’est précis. Quand je veux ?
— Quand vous voulez... Quand j’ai le masque.
— C’est noté. — Il caressa délicatement ma joue. — Allez, on y retourne, t’as la chair de poule.
Interrompre cet instant intime me pinça le cœur. Il tira la laisse et nous quittâmes l’odeur du pain d’épice pour retrouver la chaleur et le brouhaha de la salle. C’était presqu’agréable et je me sentais légère d’avoir pu lui confier ce que j’espérais de notre relation. Une voix de femme plutôt jeune nous interpella :
— Ah, je cherchais la fameuse Muse.
— Nous revoici, répondit Arcan. Jolie poupée, c’est vous qui l’avez peinte ?
— Pendant dix heures.
— Permettez-moi de vous mettre sur le podium. On peut prendre une photo avec Muse qu’elle puisse avoir un souvenir de la soirée ?
— Bien entendu !
Arcan me plaça à côté de la poupée peinte. Je plaçai mon bras autour de sa taille. La texture de la peinture sous mes doigts m’indiquait sa nudité dépourvue d’accessoires. Arcan l’interrogea :
— Il y a peu de femme façonneuse, surtout si jeune. Qu’est-ce qui vous a amenée ici ?
— Les Beaux-Arts, puis la force des choses.
— La force des choses ?
— Naja était en couple avec un type qui l’a emmenée à une de ces soirées. Elle y a pris goût mais s’est séparée de lui. Il fallait qu’elle trouve une façonneuse, donc elle a pensé à moi, sa meilleure amie parce que j’avais fait les Beaux-Arts. La première fois que je l’ai présentée, nous avons eu le premier prix.
— Et jamais plus ?
— Les gens aiment la nouveauté. Il faut se renouveler.
— C’est exact, approuva une voix si âgée et abimée par le tabac qu’il me fut impossible de savoir si c’était une femme ou un homme. Et ce soir, vous nous apportez une bouffée d’air frais. Arcan, c’est cela ?
— C’est cela. Madame ?
— Madame l’Impératrice. Je n’ai pas choisi mon pseudonyme. En revanche, je sais reconnaître un véritable artiste quand je vois une poupée aussi bien étudiée.
— Merci, vos poupées ont également un petit quelque chose qui suscite mon intérêt. Elles ne sont pas sur l’application.
— Non. Je ne fais pas ça pour l’argent. Je fais ça pour présenter mon art.
— J’aime beaucoup. C’est tellement simple et tellement accrocheur. Je peux les prendre en photo avec Muse ?
— Bien sûr.
— Je vous promets de ne pas vous voler l’idée. Mais je m’en inspirerai.
— Je me doute.
Les filles ne se collèrent pas à moi, contrairement à toutes les autres. Arcan prit la photo, ensuite l’Impératrice poursuivit :
— J’ai tendance à penser que les façonneurs masculins ne savent pas capter l’essence de la féminité. Mais votre poupée me fascine. — Son index soutint mon menton et l’ongle long de son pouce passa sur mes lèvres. — Ne tremble pas, trésor. Je ne vais pas te manger. Farouche et courageuse, comme un chiot au milieu d’une meute de loups. — Elle me huma et son pouce caressa une dernière fois ma bouche lorsqu’elle s’éloigna d’un pas. — Reviendrez-vous la semaine prochaine ?
— Sûrement, répondit Arcan.
— Je suis tremblante d’impatience de voir comment vous vous renouvellerez.
— Il faudra que nous y réfléchissions.
— Jeune homme, il faut avoir un coup d’avance, si on veut rester dans la compétition.
— J’ai été très préoccupé par cette première réalisation. Pour tout vous avouer, je suis venu faire découvrir ma vision, gagner n’est que secondaire.
— Je savais que j’avais affaire à un artiste. Mais gagner devient vite nécessaire pour rémunérer sa poupée et payer le droit d’entrée. Ce soir, vous êtes numéro un de mon podium.
— Merci, Madame l’Impératrice.
Elle s’éloigna. La jeune façonneuse balbutia à voix basse.
— Je n’ai jamais eu le podium de l’Impératrice. C’est une grande influenceuse. Il y en a plein qui votent comme elle.
— Quel est l’intérêt des gens de se plier à son avis ? demanda Arcan.
— Obtenir ses grâces, se mettre bien et être le prochain à être sur son podium, avec un échange un petit conseil pour y arriver.
— Je pense que nous avons des atomes crochus entre son art et le mien. Allons terminer le tour avant que le glas sonne.
— Bonne promenade, dit la façonneuse.
La laisse me tira légèrement et je suivis. Arcan me promena entre les groupes, sans forcément s’arrêter, échangeant un bonsoir poli, un compliment sur certaines poupées. Il voulait que je sois vue de tous les invités.
Un quart d’heure plus tard, la musique s’arrêta et un carillon annonça vingt-deux-heures. Une voix féminine annonça :
— Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs. Les votes sont maintenant figés. Je vous invite à venir prendre place autour du podium de la salle bleue.
Le brouhaha et les pas me transportèrent. Arcan raccourcit sa laisse et me prit par la hanche pour me guider. Il m’invita à m’asseoir sur un des fauteuils matelassés. Il me demanda :
— Ça va ?
J’opinai du menton. Il caressa ma cuisse machinalement et me disant.
— Croise les doigts.
Je posai ma main sur la sienne afin qu’il la laissât sur ma jambe. Cela me rassurait de sentir qu’il était près de moi. Les gens prirent place. L’hôtesse à la voix fluette continua :
— Merci à tous d’être là. Je vous invite à faire un peu de silence, et comme d’habitude à respecter les votes des uns et des autres. J’invite à venir se présenter pour la cinquième position, une poupée qui ne manque pas de feu : Nitroglycérine !
Les gens applaudirent, alors je les imitai. Arcan fit de même et replaça sa main sur ma cuisse. Le façonneur qui accompagnait la poupée remercia tous ceux qui avaient voté pour sa poupée et expliqua en une minute son choix de couleur et l’harmonie qu’il avait cherché entre son choix d’accessoires et le caractère pétillant de son mannequin. Il descendit et l’hôtesse annonça :
— En quatrième position, j’ai le plaisir d’inviter Banwatch !
Les gens réitérèrent tandis que j’étais frustrée de ne pas pouvoir apercevoir ces filles. La poupée défila sur l’estrade et son façonneur présenta son travail avec fierté.
— En troisième position, la très turquoise et étrange Chlora.
— Pas mal, en effet, commenta Arcan.
J’espérais que j’aurais assez de photo pour me rendre compte.
— En seconde position, sans surprise, les célèbres Prune et Mirabelle !
Les gens applaudirent comme des dingues. Je bloquai la main d’Arcan pour l’empêcher de soutenir ma mère. Cela l’amusa et il pencha la tête vers moi.
— Même si ça rapporte quatre mille euros, ta mère doit faire grise-mine de n’être que deuxième.
J’acquiesçai d’un sourire cruel. Ma mère monta sur scène.
— Merci à toutes et à tous. Nous avions commencé sur le thème de l’Egypte la semaine dernière. Je n’étais pas satisfaite et donc voici le résultat. Beaucoup plus simplistes mais bien plus dans le thème. Je crois savoir que notre petit spectacle a eu son effet. Pour Mirabelle et Prune qui ont répété la mise en scène, et accepté ma petite touche, merci.
Elle fut à nouveau applaudie. L’hôtesse annonça :
— Et à la première place, et pour sa première soirée, veuillez accueillir Muse !
Je sursautai en même temps qu’Arcan. Il se leva comme un diable, tirant brutalement sur la laisse. Je le suivis, enjambant les jambes contre lesquelles je me heurtais. Mes mains rencontraient des pantalons, parfois des genoux nus. Je craignais qu’une chose, des mains baladeuses qui ne fussent pas légitimes. Ce ne fut pas le cas. Nous sortîmes de rangs, puis Arcan me dit, un trémolo de stress dans sa voix d’habitude si calme :
— Deux marches montantes.
Je grimpai sur le podium, dominant ma panique en redressant les épaules et en fermant mon visage. Ne me fiant qu’à la laisse, je défilai sous le regard de la foule, encore plus intimidée qu’à mon arrivée. Cette fois-ci, je ne pouvais pas imaginer qu’on m’ignorât. Lorsque la laisse se détendit, la fille me demanda :
— Félicitations ! Un petit mot, Muse ?
Je secouai la tête, incapable de parler, le souffle court gonflant ma poitrine.
— Arcan ?
Alors que je le savais presque aussi stressé que moi, il prit sa voix calme et posée habituelle, parfaite de justesse, comme s’il répétait devant son miroir :
— Bonsoir à tous. C’est notre premier soir parmi vous. Nous avons beaucoup travaillé pour ce costume, comme chacun d’entre vous, donc je vous remercie pour ce cadeau. C’est une récompense inattendue, donc, juste merci, et nous reviendrons.
Les gens l’applaudirent. L’hôtesse reprit :
— Félicitations à toutes les participantes. Beaucoup de beaux costumes ce soir, beaucoup d’efforts de la part de tous les façonneurs. Encore bravo au nouveau venu, Arcan. J’ai le plaisir de vous annoncer que le buffet est ouvert.
Les gens se déplacèrent bruyamment. Arcan qui avait retrouvé son calme me guida dans les deux marches de l’estrade, puis nous suivîmes la foule.
Annotations
Versions