16. Tension dominicale
Je ne me levai pas avant ma mère. Il était midi lorsque je traînai mes pantoufles en peluche sur le carrelage de la cuisine. J’avais opté pour un short et un t-shirt pour remplacer mon pyjama en plaid. Je cherchai la cafetière au radar et enfonçai une capsule au hasard. Il m’en fallait deux pour me faire un bol. Ma mère descendit lorsqu’elle entendit le bruit du percolateur, juste vêtue d’une robe de chambre de soie, si légère que je voyais ses mamelons au travers. La conversation que nous allions avoir m’agaçait à l’avance et les images d’elle en train de flatter la croupe de ses poupées me revenaient comme un boomerang.
Elle mit à chauffer des viennoiseries surgelées dans le four, se servit un café à son tour, et s’assit sans un mot. Je me préparai une tartine de pâte à la noisette quand elle commença à s’éveiller, un sourire goguenard au coin de la lèvre. Je grognai :
— Ben vas-y ! Dis ce que tu as à dire !
— Rien.
Je soupirai. Je n’avais tellement pas envie d’aborder le sujet, et pourtant ça lui brûlait les lèvres. Elle parcourut son smartphone et attendit que les viennoiseries soient chaudes pour m’en proposer :
— T’en veux ?
Je tendis le bras vers un croissant. Elle tourna son téléphone vers moi et me montra son top cinq. Elle avait voté pour moi. J’écarquillai des yeux étonnés et elle couina :
— Je suis trop contente !
— Je ne pensais pas que t’aurais voté pour un Gremlin goulu et ingrat.
— J’ai voté pour toi parce que tu étais ma fille, et parce que le costume était très inspirant.
Je fronçai les sourcils, mal à l’aise avec ce mot depuis la soirée. Je pris une voix calme, dénuée de toute agressivité.
— Est-ce qu’on peut se faire une règle à partir d’aujourd’hui disant que jamais on ne parle des soirées à la maison.
— Pourquoi ?
— Parce que tu peux comprendre que ça me mette mal à l’aise que ma mère lesbienne doigteuse de culs soit en train de me dire que me voir à poil lui durcit le clito.
— Je n’ai pas dit ça.
— Je sais très bien ce que sous-entend le mot inspirant.
— Ce n’est pas parce que je trouve ma fille bien gaulée que ça implique que j’ai envie d’autre chose que d’une relation mère-fille normale ?
— Normale ? Mais de base, t’es pas normale !
— Désolée d’avoir un hobby qui te met dans tous ces états. Moi qui me faisais un plaisir de partager ces moments avec toi.
— Qu’est-ce que t’entends par partager ? Je n’ai pas envie de finir avec un de tes doigts dans le fion.
— Mais t’écoute ce que je te dis ? Ou faut à chaque fois qu’on s’emporte dès qu’on discute de choses sérieuses ? Je peux dire comment moi je vis la chose ?
Je croisai les bras et levai une main pour l’inviter à s’expliquer.
— OK. Je ne te coupe plus la parole.
Elle posa sa voix et demanda :
— On peut discuter calmement ?
— Désolée, Maman. Vas-y.
— Je peux commencer où je veux ?
— J’ai jusqu’à ce soir, soupirai-je.
— Non mais je te le demande sérieusement, Laëtitia. Je suis très… comment dire ? Je suis très affectée que ma propre fille ne comprenne pas qui je suis. D’accord ? Donc j’ai envie de prendre mon temps, que tu m’écoutes. Après tu me jugeras comme tu veux, tu pourras n’en faire qu’à ta tête, j’ai l’habitude. Mais pour une fois en cinq ans, j’aimerais que tu ne me coupes pas la parole, même si je sais que tu tiens ça de moi.
— OK. Accouche.
— Je sens que t’es énervée.
— Non, ça marche. Je me fais un café, et je t’écoute.
Je ruminais intérieurement, mais je sentais bien qu’elle était blessée. C’était ma faute, c’est moi qui m’étais offusquée de ce terme détourné. La vérité qui me dérangeait, c’est que j’étais en train de changer la vision de ma propre sexualité. Tout en regardant mon café couler, j’attrapai un à un mes a priori, mes sarcasmes et les enfermai dans des petits tiroirs de mon cerveau. Je m’assis, la regardai et attendis. Ses doigts nerveux jouèrent entre eux.
— Comme tu le sais, quand j’étais plus jeune que toi aujourd’hui, j’ai été élue miss pin-up de mon lycée. J’ai posé pour des magazines, puis travaillé ensuite pour ces magazines. Je plaisais tellement aux hommes. J’ai été cataloguée toute ma vie comme une femme à homme. Une espèce de fausse-blonde sexy qui faisait bander les camionneurs alors que… Alors que je rêvais de filles. Dans ma jeunesse, je me disais que je n’avais pas su prendre le bon angle d’attaque pour séduire les femmes, que j’avais grandi dans une culture où tout ce qu’on vous apprend pour être attirante est fait pour les hommes. Puis avec la maturité, j’ai compris que non, que j’étais belle parce que je m’habillais comme moi je percevais la beauté. Si moi je pensais que c’était ainsi que j’étais belle, je n’avais pas à blâmer la société ou mes parents. Et en définitive, je me suis servi de cette beauté pour séduire celles qui rêvaient d’atteindre cet idéal. Je m’en félicite aujourd’hui, j’ai un certain don pour plaire aux femmes.
Sentant qu’elle marquait un entracte, je lui montrai que j’étais à son écoute.
— Jamais une que tu auras ramenée à la maison.
— Non. La vie de couple, ce n’est pas fait pour tout le monde. J’ai essayé au début, mais le genre de fille qui me plaît n’est pas du genre à s’installer. Ce sont des filles qui s’expérimentent et qui finissent toujours par revenir vers le rêve Disney : un mari, un chien, des enfants, un Scenic. Je me suis fait une raison.
Je ne sais pas à qui elle pensait, mais elle s’arrêta quinze longues secondes. J’entraperçus une histoire brisée qui m’émut. Mal à l’aise, je conclus à sa place :
— Bref, tu aimes les femmes.
— Je suis fascinée par la féminité. La féminité c’est la victoire quotidienne de chacune d’entre nous sur ce que la nature nous fait subir. Je passe les menstruations, et ce corps qui se périme avant même que nous en ayons exploré toutes les possibilités. Coiffure, régime, épilation, sport, dermatologie, orthodontie, chirurgie… La féminité, c’est une arène dans laquelle se battent des guerrières, et c’est une bataille qui ne s’arrête jamais. Et c’est l’élite de ces guerrières qui me fait mouiller la culotte.
— J’aimais beaucoup l’analogie jusqu’à ce que tu dises ça.
— Merde, Laëtitia ! J’aime les filles, ne fais pas ta sainte-nitouche. Pas après avoir fait jouir une autre poupée devant tout le monde.
— On ne m’a pas trop laissé le choix.
— Alors là, crois-moi que si t’avais, ne serait-ce que secoué la tête, le Grand Glouton aurait désigné le joueur suivant.
Agacée de ne pouvoir lui donner tort, je lui dis :
— On digresse. Continue ton histoire. On va arriver au moment où t’as eu un Gremlin.
— Te voir naître a été le plus beau jour de ma vie, et t’as toujours eu cette féminité qui m’a fait plaisir, mais nous n’allons pas parler de toi. Nous parlons de moi, de ce que je ressens quand je parle de féminité.
Elle se leva, et mit un café à couler. Je plaisantai :
— Merde, encore de la pub. Je clique où pour ignorer ?
Elle sourit, puis s’adossa à la paillasse. Gênée de ne pas lire ses pensées, je lui dis :
— Ne me regarde pas comme ça. J’ai l’impression que t’as envie de me je ne sais pas quoi.
— Non. Jamais. Ça me répugnerait de faire quoi que ce soit avec toi.
— Je ne suis pas un modèle de féminité ?
— Chérie, je te connais depuis que t’es toute petite, je t’ai portée et c’est ça que je veux que tu comprennes. Je trouve qu’Arcan a fait de toi une poupée superbe. C’est de l’émotion pure que j’ai ressentie en te voyant. J’étais super fière de me dire que la nouvelle créature qui attirait tous les regards était ma fille. T’étais inspirante, excitante, comme tu préfères. Je sais quand même reconnaître quand une fille est sexy ou pas, que ce soit ma fille ou une autre. Arcan a fait en sorte que le moindre accessoire suive tes lignes. Et le masque a créé un personnage totalement troublant. En tant que mère, j’étais abasourdie de te voir en laisse. Je m’en voulais de t’avoir emmenée chez lui tellement t’étais pétrifiée. J’ai été malade que t’accepte le jour même, de ne pas savoir si tu faisais ça pour moi et non pour toi. Je ne pouvais pas concevoir que c’était toi, que tu t’étais laissée transformer en cette poupée docile et handicapée. Franchement, de la pure émotion. Muse est un personnage à l’opposé de la fille que j’ai. T’es revancharde, mal fringuée. Muse est sensuelle, obéissante. Mais le clou du spectacle, et j’ai mouillé ma culotte, c’est cette créature terrorisée entre les cuisses d’Ipkiss en train de se transformer en furie.
— Ah…
— C’est la scène qui m’a fait mouiller, pas toi. Je précise avant que tu ne me prennes encore pour une perverse incestueuse.
— Je n’ai pas dit ça.
— Tu l’as pensé. Tout ça pour dire qu’il a mérité la première place du podium et que je suis fière à vie de t’avoir vue au moins une fois transpirer une telle sensualité. C’est quelque chose qu’on ne racontera à personne dans la famille, et donc je suis contente d’en avoir parlé avec toi.
— De rien.
— Tu veux en parler ?
— T’as tout dit, je crois.
— Non, mais comment toi tu as vécu la soirée, ça m’intéresse.
— Je n’en sais rien. Je n’ai rien vu de la soirée que les photos et les vidéos.
— J’ai vu qu’Arcan te filmait avec Ipkiss.
— Oui, et il a filmé ton spectacle. Je… J’ai eu l’impression de découvrir que t’étais actrice porno ou… En soit, je suis contente que tu t’amuses avec tes poupées, mais comme j’ai toujours cru qu’elles étaient juste des mannequins. Du coup, j’ai été… J’ai trouvé le début du spectacle érotique. Je vais être sincère, je te mentirais si je disais que ça ne m’a rien fait. Je pense que si ça n’avait pas été toi dans le rôle, ça m’aurait plu. En tout cas le début. Après, le doigt dans le cul et les roulages de pelles des filles, ça ne m’a pas transcendé.
Les yeux pétillants elle me confia :
— Les jumelles, c’est une histoire qui a pris des années.
Je me levai.
— J’ai entendu assez d’histoire pour aujourd’hui. Je vais aller regarder une série.
— Est-ce que je peux te poser une question avant que tu te caches dans ta chambre ?
— Essaie.
— Est-ce que tu m’en veux ?
La détresse que recelait la question me fendit le cœur. J’avançai vers elle, posai ma tasse près de l’évier, l’embrassai sur la joue, puis lui dis :
— Non.
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