22. Dîner d'affaire
J’avais choisi une robe de soirée longue et noire, des boucles d’oreille en cascade, et un maquillage discret. Après une heure devant le miroir, j’avais décidé de laisser mes cheveux détachés. Ma mère me regarda descendre les escaliers.
— Tu as un rendez-vous galant ?
— Un repas d’affaire.
— Avec Arcan ?
— Exactement. Je négocie mon salaire.
Elle leva un sourcil suspicieux et je soupirai pour singer l’agacement :
— Ton pervers de copain veut une chorégraphie. Ça se monnaie.
— Et t’as besoin de le voir le soir, en robe de soirée, pour négocier ta prime ?
— C’est un malin. Il a choisi un restaurant chic. C’est une sorte de négociation permanente avec lui. J’accepte le restaurant pour lui faire accepter mes conditions.
Elle opina du menton, mais je sentis bien qu’elle restait sceptique. J’avançai vers l’entrée et pianotai un avertissement :
Moi : Je vais faire comme si je me forçais à venir à la soirée, ma mère zyeutera sûrement par la fenêtre.
Arcan : Reçu.
Même par SMS, il était parfois d’une brièveté froide. Au moins, je le reconnaissais, même derrière un clavier. Sa Lotus noire se parqua devant chez nous dix minutes plus tard. Je quittai la maison le visage fermé, d’un pas pressé. Il était descendu pour m’ouvrir la porte, vêtu ordinairement. Une chemise noire remplaçait son t-shirt, mais il avait gardé le jeans. D’une main jetée par-dessus mon épaule je mimai le besoin de me débarrasser du sujet et montai sans l’embrasser, ni même le regarder. Je vis ma mère à la fenêtre, l’air satisfait collé sur son visage. Je posai ma tête sur ma main, comme une adolescente qui s’ennuyait.
Après avoir démarré, il me demanda :
— Tu espères que la comédie fonctionnera jusqu’à quand ?
— Ça ne me dérange pas qu’elle doute.
— Très joli choix de robe.
— Merci.
La voiture s’enfonça dans la ville. J’espérais une caresse lutine de sa main sur ma cuisse, hélas il la laissa sur le volant tout le trajet. Je m’attendais à un restaurant avec voiturier, mais il choisit une place dans une petite rue d’immeubles d’habitations. Je sortis avant qu’il ne m’ouvrît la porte, je lui souris fièrement, et il referma derrière. Sans m’embrasser, il m’invita à prendre une direction. Nous longeâmes sereinement les immeubles jusqu’à l’enseigne discrète d’une crêperie écrasée entre deux résidences. Pourquoi avais-je fantasmé sur cette soirée ? Il sourit en lisant l’étonnement sur mon visage.
— J’ai deviné à l’allure de la robe que ce n’est pas ce à quoi tu t’attendais.
— Je me sens conne.
— Si nous gagnons le premier prix encore trois fois, nous pourrons peut-être monter en gamme.
— Vous cuisinez si bien que je ne sais pas si c’est nécessaire.
Il m’ouvrit la porte. La serveuse qui avait son âge semblait le connaître car elle s’exclama :
— Bonsoir ! Vous allez bien ?
— Très bien et vous ?
— Très bien également. La table habituelle.
— Merci.
Nous nous installâmes côté fenêtre. Je relevai la décoration bleue et blanche et la simplicité des lieux. Je me sentais beaucoup trop bien habillée, et en même temps je me sentais à l’aise. Lorsque la femme repassa, elle portait trois assiettes avec des galettes, sans garniture décorative à côté. Du coup, je n’étais pas tentée, et je dus me reporter à la carte, très simple également. Je n’osais pas critiquer car il avait l’air de venir souvent. Je lui dis :
— Ça a l’air… minimaliste. Vous avez un conseil ?
— L’important n’est pas la quantité ou le décorum. L’important, c’est la qualité, et je pense qu’aucune de ne te décevra.
— Ça ne m’aide pas à choisir.
— N’importe laquelle.
— Je vais peut-être éviter la Montagnarde.
— Aucune n’est lourde à digérer.
J’opinai du menton, incapable de me décider. Lorsque la serveuse revint, je me sentis obligée de faire un choix, et je demandai une Montagnarde, au lard et au fromage à raclette. Il commanda deux bolées de cidre, puis le voyant sourire, je lui dis :
— Si je grossis, ça sera votre faute.
— Il suffit de rester raisonnable demain.
— J’espère que ça ne va pas me donner de boutons.
— Il reste soixante-douze heures avant l’exhibition. Au pire, je maquillerai les défauts.
Je souris simplement. La femme apporta les deux bolées, et il présenta la sienne en questionnant :
— À quoi trinquons-nous ? À nous ?
— Of course de chevaux.
Il pouffa de rire juste avant de tremper ses lèvres. Je rougis et me confondis en baissant les yeux :
— Désolée, je dis tout le temps ça.
— C’est une blague de daron.
— De ne pas en avoir, ça doit jouer.
Le sujet le mit mal à l’aise, alors il en changea :
— Tu te sens prête pour ton second samedi.
Je haussai les épaules.
— Tant que je reste avec vous, ça ne me dérange pas de revivre l’expérience. Et tant que je ne participe pas à un jeu malsain.
— Cela coule de source.
— Les jeux, c’est juste avec vous, chez vous.
— Ça t’a plu, alors ?
La gorge nouée au souvenir de la séance sur la chaise, j’opinai simplement du menton. Il avait un éclat de satisfaction dans le regard, comme un renard voyant son plan se dérouler comme il le souhaitait. Mais je voulais que son plan se déroulât ainsi. Il posa sa bolée, puis me dit d’un ton très sérieux, comme un flic interrogeant une délinquante.
— Je reformule ma question. Ce n’est pas de savoir si tu as pris ton pied, mais de savoir si ce n’était pas une expérience prématurée. Notre relation professionnelle nous confère un rôle à chacun. Muse obéit, mais est-ce que Laëtitia en avait envie.
— D’accord.
Il sourit :
— Donc, la réponse à la question ?
— J’en ai envie. Enfin, j’en avais envie.
Il posa ses mains délicatement sur les miennes.
— J’ai envie, en dehors de notre contrat, d’une relation d’égal à égal. Pas d’être celui qui impose.
J’opinai du menton. Mais j’aimais tellement être Muse entre ses doigts, que j’avais la sensation que ça ne pourrait jamais être le cas. Et peut-être avait-il raison, parler de relation autre que contractuelle était prématurée.
Les crêpes arrivèrent, et je dus reconnaître que les saveurs de la raclette et du lard étaient incroyables. Il me parla de la crêperie, de comment il l’avait connue et le sujet de notre couple ne revint pas une seule fois sur la table.
Minuit venu, nous remontâmes en voiture et le fait qu’il ne m’eût pas embrassé une seule fois m’obséda tout le trajet. J’espérais tant finir chez lui, ficelée, le clitoris soumis à une cascade d’eau que voir mon quartier me fit un pincement au cœur. Il arrêta le moteur à deux maisons de la mienne, idéal pour ne pas que ma mère nous aperçût. Voyant mon air pensif, il demanda :
— Ça va ?
— Oui.
— Tu sembles perplexe.
— Je m’attendais à une soirée moins calme. Mais c’était très bien.
— Qu’avais-tu espéré ?
Je haussai les épaules.
— Je ne sais pas. Qu’on s’embrasse, qu’on…
— Qu’attends-tu ?
Je tournai le regard vers ses yeux malicieux. Je compris seulement alors ce que le renard attendait : que je fisse le pas. Il ne voulait pas s’imposer, il attendait d’être certain que je le désirais. Je jetai mon visage vers lui et l’embrassai. Je laissai mes lunettes tomber, ma langue investit sa bouche et mes doigts détachèrent la ceinture pour laisser mon corps approcher. Je le suppliai :
— Caresse mes jambes.
Le tutoiement ne le fit pas hésiter, ses doigts trouvèrent l’échancrure de ma robe. J’ôtai deux boutons de sa chemise pour y aventurer mes mains. J’avais envie de lui dire que je l’aimais, alors que je savais que c’était avant tout physique. C’est lui qui mit fin à mon assaut.
— À demain après-midi ?
— Après-midi ?
— Midi si tu veux. Je vais faire une grasse matinée.
— On peut la faire ensemble.
— C’est la patience qui donne de la saveur aux choses.
Je posai un ultime baiser sur sa bouche et reculai pour m’extirper de sa voiture. Je fermai la portière, puis il partit dans la seconde, sans faire durer les choses comme l’aurait fait naturellement un garçon de mon âge. Lui, il restait un mâle alpha, indomptable. Je me retrouvai seule dans le lotissement, l’air était doux, et mes pensées m’immobilisaient sur le trottoir. Il avait objectivement raison, c’était allé vite. Deux semaines auparavant, je ne me serais jamais imaginée poupée. Deux semaines auparavant, je ne me serais jamais enflammée pour un homme de son âge. Deux semaines auparavant, avoir les yeux bandés, soumise à un type dont je ne connais pas le prénom ne m’aurait pas fait fantasmer. Ce soir, je regrettais de ne pas être redevenue, l’instant d’une heure, une poupée soumise, nue, aveugle et immobilisée, goûtant la découverte d’un nouveau jeu érotique.
Je pris le chemin de la maison en me demandant qui il était, l’enfant qu’il avait été, l’adolescent qu’il avait pu être. J’avais envie de connaître qui étaient ses ex, de savoir à quel moment il avait eu envie de jouer à la poupée. J’ai envie de connaître son prénom et en même temps ce simple mystère semblait pouvoir tout gâcher. J’entrai dans la maison en réalisant qu’il me rendait folle… complètement folle.
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