50. Jeunesse
La crêperie étant fermée le lundi, nous nous retrouvâmes dans restaurant à viande, franchise d’une chaîne célèbre. Geisha me dit en prenant ma main :
— La dernière fois que je suis venue ici, ils m’ont demandé mon pass sanitaire.
— Ça fait un petit moment, alors.
— Maman préfère manger asiatique. Ta cousine est arrivée, ou alors t’as un sosie.
Je me dirigeai vers la table ou Léa m’attendait. Vingt-un ans, mouchetée des mêmes tâches de rousseurs et aussi affublée de lunettes épaisses. Je fis les présentations entre deux bises
— Anh, Léa. Léa, Anh.
— Si jamais vous doutiez d’avoir le même père…
— Nous tenons ça de notre grand-mère, l’interrompit Léa.
Elle balaya son téléphone du pouce et montra une photo de notre grand-mère. Geisha plaisanta :
— Elle vous a même refilé ses lunettes.
— Elle a des gênes puissant, Mamie, acquiesçai-je.
Nous nous assîmes face à ma cousine qui tressautait déjà de curiosité sur son siège. Elle nous ordonna :
— Dépêchez-vous de choisir un apéro, après, vous passez à l’inquisition.
— OK, dit Geisha. Mais une question chacune notre tour.
Léa était tout aussi joueuse. Nous commandâmes des bières aromatisées, puis Léa pianota sur la table.
— Je ne sais pas par où commencer.
— Je peux commencer, suggéra Geisha.
— Vas-y.
— C’est quoi l’histoire de l’ex de Laëtitia ?
— Non, pas déjà, la suppliai-je.
Léa déclara :
— Il faut crever l’abscès… que dis-je, ce gros furoncle qui entache ta vie. Alors Laëtitia, en troisième, elle est sortie avec Noé. Un garçon blond aux yeux bleus, qui bronze aux premiers coups de soleil, qui se la pétait genre surfeur, tu vois. Et ils sont restés un an ensemble. Il l’a plaquée pour une blonde avec einses comme ça ! …
Ma cousine entama la narration des heures de chagrin et de mon cœur qui ne s’était pas détaché de ce premier amour. J’étais restée amoureuse de Noé encore un an avant d’accepter enfin que d’autres garçons me fissent la cour. Mais aucun n’arrivait à sa cheville, car ils n’avaient pas assez de lui en eux pour me garder plus de deux semaines. Mon cœur était une éponge qui essuyait toutes les larmes que je pleurais pour les reversait à chaque rupture. Mais quand je pleurais, c’était en pensant à Noé, comme une histoire incomplète, un échec personnel. Tandis que Léa racontait l’histoire pathétique, je mettais l’adolescente que j’avais été en parallèle de celle que j’étais devenue. J’avais cherché dans mes brèves histoires quelque chose qui me rappelait Noé, alors qu’Arcan n’avait rien en commun avec mon premier amour.
J’étais une stalkeuse, je suivais Noé sur les réseaux sociaux, campais devant son lycée entre chaque rupture. Je voulais retrouver l’émoi de nos premières fois, qu’il acceptât de se rouler dans les draps, même pour une nuit. Cela avait duré jusqu’à ses dix-huit ans. N’étant pas invitée à son anniversaire, je m’étais incrustée à sa soirée et il avait appelé la gendarmerie. Je m’étais enfuie par la fenêtre de la cuisine et m’étais foulées la cheville.
Geisha, écroulée de rire à la narration de l’anecdote, se moqua :
— T’es aussi déterminée que ta mère.
— J’étais bourrée ! — Léa éclata de rire. — Après, j’ai fait un trait sur lui.
— Elle s’est mise à faire des rencontres virtuelles, mais elles sont restées virtuelles.
— Et que des garçons, je suppose ? sourit Geisha avec malice.
— Evidemment, dis-je.
— Avez-vous choisi ? nous interrompit le serveur.
— Non, désolées, s’excusa Léa.
— Je repasserai.
Léa attendit que le serveur s’éloignât et indiqua à Anh :
— Bon, ben nous choisissons et ensuite, c’est à toi de me raconter la suite de l’histoire.
Je regardai les plats. Mon corps me réclamait de la nourriture bien chaude. Peut-être à cause de trop d’heures passées nue dans les courants d’air. Ne voulant pas manger trop gras, je choisis une pièce de bœuf de saignante avec des légumes. Léa m’imita mais opta pour les frites. Geisha commanda un poisson. Une fois que le serveur eût finit de prendre la commande, Léa s’impatienta :
— Allez ! Je veux la version d’Anh. Je sais comment Eugène est entrée dans la vie de Laëtitia. J’ai le droit de dire son prénom ?
— Oui. Laëtitia a déjà gaffé, sourit Geisha.
— Et donc. Comment toi t’es arrivée entre les deux ?
— Et bien j’étais poupée et elle était à la soirée. Les façonneurs aiment bien prendre en photo leur poupée avec d’autres. C’est pour ça qu’il vaut mieux être masquées, parce qu’il doit y avoir des albums partout. Bref, mon façonneur voulait absolument que je pose avec elle en train de l’embrasser. Et j’étais grave partante, parce que je trouvais ça excitant qu’elle soit aveugle. Donc, j’ai attendu que Chlora ait fini et puis j’ai pris position devant les téléphones, un petit baiser dans le cou, et elle m’a étudiée à tâtons. Alors, j’ai continué à descendre pour voir sa réaction. J’ai posé des petits bisous sur ses tétons et elle a bien kiffé ça.
Geisha me regarda avec malice à la recherche d’une confirmation. Je cachai mon malaise dans mon verre de bière. Léa lui ordonna :
— Ne t’arrête pas, n’oublie aucun détail.
— Les façonneurs étaient très attentifs, alors j’ai continué à descendre mes bisous, à faire trembler son ventre, jusqu’en bas. J’ai couvert sa fente de petits bisous et elle a mis ses mains dans mes cheveux pour me dire de continuer. Quand elle a soupiré, c’était ma victoire. Alors il faut savoir que Muse ne parle jamais. Muse, c’est son nom de poupée. Mais quand un façonneur a voulu mettre sa poupée à ma place, elle a dit non.
— Et t’étais fière ? demandai-je.
— Ben je voyais bien l’effet que je te faisais.
Je ne pouvais pas la contredire. Léa demanda :
— Et donc, ça c’est votre rencontre ?
— Ce n’est pas fini. J’ai demandé à Ar… à Eugène si je pouvais mettre la langue. Je lui ai fait signe, il m’a dit oui. Toutes les autres poupées sont venues faire des photos, mais moi je restais à ma place. Elle m’écrasait la tête…
— Ben Laëtitia ! se moqua Léa.
— Quoi ? me défendis-je. Elle fait ça super bien !
— Rien à voir avec Noé, alors ?
— Non. Noé n’était pas doué avec sa bouche. Mais jusqu’à il y a peu, je n’avais rien pour comparer.
— Et t’as joui ?
— Evidemment qu’elle a joui, répliqua Geisha. Tu veux me vexer ?
Le serveur s’approcha :
— Le steak tartare.
— Pas à cette table, répondis-je.
— Excusez-moi.
Il repartit. Geisha reprit son histoire :
— Ça, c’était la rencontre. Le lundi, Eugène a contacté mon façonneur pour qu’à la prochaine soirée, Laëtitia et moi fassions un petit spectacle…
— Le tournedos et ses légumes, nous interrompit le serveur.
Je levai le doigt en me reculant. Il nous servit et Geisha lui dit :
— Vous pouvez nous remettre trois bières.
— Je vais grossir, soupirai-je.
— Mais non ! On fera du sport en rentrant si tu veux.
— Sans Eugène ? se moqua Léa.
— Il n’avait qu’à être là ce soir, sourit Geisha.
— Donc, vous avez préparé un spectacle ? reprit Léa.
— Mon façonneur a dit non. Moi j’ai dit oui, du coup Arcan… je veux dire Eugène… est devenu mon façonneur. Mais bon ses costumes ont grave la classe. Mon façonneur s’est trouvé une pouf…
— Je sens de la jalousie, souris-je.
— Pas du tout. Je termine mon histoire. Laëtitia s’est fâchée avec sa mère, donc je l’ai hébergée et je l’ai domptée.
— C’est-à-dire ? questionna Léa.
— Disons qu’elle n’était pas très chaude pour mettre sa langue dans des recoins plus chauds. Se faire lécher oui, lécher… il a fallu y travailler.
— J’ai appris à me forcer, me défendis-je.
— T’as vachement eu l’air de te forcer samedi soir.
— L’alcool, ça aide.
— Déjà, lui faire mettre sa langue dans ma bouche…
— Bon, on a fini l’histoire, dis-je. Voilà comment Anh est devenue ma partenaire, bon appétit.
— Et Eugène ? s’étonna Léa. Je n’ai pas eu l’épisode du plan à trois ! C’était dans la bande-annonce ! Qui a coupé au montage ?
— C’était après la soirée, répondit Geisha. Laëtitia avait très faim. Et c’était super sympa. Une expérience unique.
— Il vous a prise toutes les deux ?
— Non, grimaça Geisha. C’est Laëtitia qui s’est fait prendre. Mais elle m’a bien nettoyée pendant qu’il s’occupait d’elle.
— Donc pour toi, ça n’a pas fait de différence.
— Si, c’est… C’est une ambiance. C’est jouer avec Muse qui est extraordinaire. C’est comme se partager un jouet.
— Je ne me sens pas très valorisée, dis-je. Mais je vais avoir fini de manger avant vous.
Léa regarda son assiette, qu’elle avait à peine touchée, tant elle était captive de sa curiosité. Elle posa sa main sur la mienne et me regarda droit dans les yeux :
— Tu oublies le serment de Teddy.
— C’est quoi le serment de Teddy ? demanda Geisha.
Léa lui répondit :
— On a juré de toujours tout se dire, et on l’a écrit sur un bout de papier qu’on a caché dans mon ours en peluche qui était déchiré.
— C’est la première fois qu’on a fait de la couture, souris-je.
— On s’est raconté tous nos meilleures séances de caresses en solitaire. Y a eu une période, on inventait une technique par jour que chacune essayait. Quand mon père disait qu’on était que des branleuses, ça nous faisait rire, parce que je pense qu’il était loin d’imaginer de quoi on parlait.
— Tu m’avais caché ça, me dit Geisha.
— On n’a rien fait ensemble. C’était chacune de son côté, dis-je.
— Jusqu’à l’arrivée de Noé, soupira Léa. Maintenant, au nom du serment de Teddy, je dois te demander : tu aimes être un jouet ?
Je finis mon assiette en laissant durer le suspense, me laissant le temps de choisir une réponse judicieuse.
— Ce n’est pas comme ça que je le perçois. Deux personnes qui me caressent et qui n’attendent rien en retour, je me sens comme une reine. Après, jouet, reine, esclave, c’est un échange… un jeu. C’est… Je n’ai pas vraiment de mot pour décrire. Quand tu ne vois rien, que tu laisses l’autre te guider, ben tu poses ton cerveau et tu profites vachement mieux des sensations. Et honnêtement, la nuit dernière, je suis comme Geisha, ça me poursuit encore, ça me hante. Je sais que je n’ai que Noé pour comparer, mais je ne peux pas revenir à une relation — Je mis le mot entre guillemets avec mes doigts. — normale. Juste au niveau sexe, ça m’ennuierait. Déjà avec Arcan, c’est d’un autre niveau. Et maintenant que j’ai goûté au plan à trois, c’est impossible que je revienne à des relations à deux.
— Si jamais ton Eugène-Arcan-Statham te plaque ?
— Il me restera Anh et on finira par trouver un partenaire… ou une partenaire. J’aurais forcément toujours l’envie de le revivre.
— Comme avec Noé.
— Ce n’est pas pareil.
— Et là, t’es amoureuse des deux ?
Je mis mes mains parallèles à la table et montai la première un peu plus haut que la seconde.
— Eugène ici, Anh là.
— Je dépasserai Eugène un jour, sourit Geisha.
— Tu ne peux pas, il est au max. Mais peut-être que tu peux l’égaler.
— J’y compte bien.
Le serveur nous interrompit :
— La carte dessert ?
— Ce ne serait pas raisonnable, dis-je.
— Moi je prends ! s’exclama Léa. La soirée ne va quand même pas se terminer tout de suite.
Le serveur posa ses cartes puis nous laissa choisir. Pendant une minute, il fut question de glace. Léa finit par demander :
— Mais est-ce que vous pensez que votre relation peut devenir genre une vie à trois, avec une maison et un chien. Je vois bien que ma question dérange. Mais pour moi, l’amour c’est vivre avec l’autre. Je pense bien que vous pouvez choisir un autre style de vie…
— J’aimerais bien vivre avec Eugène, confiai-je en me tournant vers Geisha. Et t’es la bienvenue.
— Pas trop vite, j’aime trop notre coloc, répondit ma partenaire.
— Je crois qu’il est un peu tôt pour qu’on se pose ce genre de question, conclus-je. Déjà, à la fin de l’été, nous verrons ce que nous deviendrons.
Geisha opina en plongeant ses yeux dans les miens. Elle confia, comme si nous ressentions exactement les mêmes sentiments :
— C’est une aventure un peu inattendue, surprenante, très agréable. Je pense que c’est un peu trop compliqué de vouloir la maîtriser. Je pense qu’on a tous des attentes démesurées… Enfin pas démesurées, mais peut-être différentes. Et comme nous sommes trois, je pense qu’il faut savoir se contenter de ce qu’on a et qui nous satisfait. Si on en demande un peu plus, on risque d’être dans le déséquilibre. Et à ce stade où tout est rose, ça serait dommage. Moi-même, je ne sais pas ce que je ressens. C’est physique, c’est sûr, c’est tripant, c’est puissant. Mais perso, je sais que ce qui commence dans le feu, finit dans les cendres.
— Très encourageant, se moqua Léa.
Geisha passa sa main sur ma nuque en lui répondant :
— Si on se laisse porter par le vent, je pense que ça sera une très longue aventure
— Je pense aussi, dis-je.
Elle posa sa bouche sur mes lèvres. Léa cacha son sourire et s’en excusa :
— Pardon, mais voir ma cousine embrasser une fille.
Amusée par l’idée de la provoquer, je retins Geisha par la nuque et enfournai ma langue dans sa bouche. Léa nous observa bouche bée tout le long de cet échange langoureux et regarda sous la table en levant la nappe lorsque j’interrompis l’échange :
— Excusez-moi, je cherche ma cousine. Vous n’avez pas vu ma cousine ? Une belle jeune fille, hétérosexuelle, impulsive mais très romantique, qui pleure devant des vieux films comme Hitch, coup de foudre à…
— Je crois qu’elle est morte, sourit Geisha.
Léa s’adossa et écarta les bras pour nous désigner :
— Non mais je veux comprendre ! Comment on passe d’une fille qui pleure devant Love Actually à une fille qui joue dans une version à moitié lesbienne de Cinquante Nuances de Grey ?
— Deviens poupée, tu comprendras, souris-je. Et tu ne regretteras pas.
— Mmmm. Je réfléchis… Non.
— Tu dis ça, tu n’as pas essayé.
— C’est un peu mon proverbe, dit-elle.
— C’est un proverbe de daronne quand tu ne veux pas manger ton assiette, dit Geisha.
Léa fit une moue, nous observa toutes les deux et ajouta :
— Vous êtes mignonnes quand même, toutes les deux.
— C’est ce que dit la sœur d’Eugène, sourit Geisha.
— Vous faites des trucs avec sa sœur ?
— On travaille avec sa sœur, corrigeai-je.
— Je crois qu’elle essaierait bien, dit Geisha.
Je grimaçai :
— Avec son frère ?
— Avec toi, banane !
Geisha éclata de rire. Le serveur revient vers nous :
— Pour les desserts ?
Une heure plus tard, nous quittions le restaurant. Léa était ravie d’avoir rencontré Geisha, d’avoir rattrapé deux saisons complètes de ma vie de poupée. Certes, elle ne jugeait pas, mais elle ne comprenait pas la voie que j’avais choisie. Tout en conduisant, Geisha me dit :
— C’est normal. Quatre-vingt dix pour cent des gens ne comprennent pas les passions des autres. Parce que pour la plupart, ils n’ont pas essayé. Mon cousin, il fait des championnats d’Europe de Paintball. Mais ceux qui comprennent le moins, sont ceux qui n’ont jamais essayé le paintball.
— T’as de drôles d’analogies.
— Moi je banderais bien les yeux, à ta cousine. Juste une fois, et même si ça ne devient pas une passion, elle comprendra.
— Mmm… Sans doute.
— T’es déçue de sa réaction ?
— Non. Chaque fois que je pense à nous deux, je repense à ma mère qui m’a dit, en gros, que c’était à la portée de n’importe qui d’embrasser une fille. Et chaque fois, ça m’emmerde, car ça lui donne raison.
— À la soirée, tu lui avais très bien répondu.
— Je suis un peu perdue, tu sais. J’ai envie de donner tort à ma mère, et en même temps, j’ai envie d’essayer tellement de trucs avec toi.
— Ah ouais ? Vas-y, dis-moi.
— T’as déjà fait le ciseau ?
— Non.
— Annette a dit à ses parents qu’on avait fait le ciseau. Depuis, je n’arrête pas de me demander… Enfin, j’ai envie d’essayer.
— Ça me plairait bien, d’essayer aussi.
— Peut-être pas ce soir, mais…
— Quand tu voudras, ma chérie.
Je caressai ses cheveux en guise de remerciement et regardai les lumières de la ville défiler. Ma relation double avec elle et Arcan n’était pas difficile à assumer. Mais la discussion au restaurant mettait en valeur une incertitude ; je ne savais pas où cela nous emmenait.
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