56. Pourrie-gâtée

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Le téléphone de Geisha sonna. Elle le coupa, puis se tourna vers moi en posant un bras sur mon ventre.

— Tu vas être en retard.

— Je m’en fiche.

— C’est toi qui paie l’appartement.

Elle pouffa de rire, puis passa une cuisse par-dessus mes hanches. Elle chassa les draps d’un geste majestueux et redressa les épaules. Ses doigts caressèrent mes seins et elle dit :

— Après ce que j’ai entendu hier soir, le monde peut s’écrouler, je m’en fiche.

Je rougis. Elle fredonna l’hymne américain. Je pouffai de rire. Elle plaça ses mains parallèles au sol à hauteur de sa poitrine.

— Alors, j’étais là, Arcan, était là.

Je montai sa main à la même hauteur que celle d’Arcan. Elle se pencha, posa ses mains de part et d’autre de l’oreiller et frotta son entrecuisse sur mon ventre en me confiant :

— Je ne peux pas bosser, je vais y penser toute la journée. J’ai envie de tout plaquer, mon chef, les clientes.

Sentant son nectar s’étaler sur ma peau, je lui dis :

— T’es en train de me beurrer le ventre.

— Je prépare le petit-dèj.

— T’es excitée ?

— Comment tu veux que je ne le sois pas ?

— Tu peux attendre ce soir ? Il faut que tu paies le loyer… et mon deuxième amant m’attend. Preum’s à la douche.

— Je vais préparer le café.

Elle posa sa bouche sur la mienne et s’éloigna vers la cuisine.

Un peu plus tard, alors que sa voiture venait de démarrer, elle me proposa :

— Ce soir, on pourrait…

— Ce soir, je vais chez Arcan après manger.

— Ah…

— Je vais voir si tu peux venir, mais…

— Mais ?

— Y a un truc qui me chiffonne entre vous.

— Quoi ?

— Supposons que nous visitons son appartement parce qu’il envisage que j’habite avec lui.

— Pronostic facile.

— Et demain, ça se passe comment ? Vous allez encore vous faire la bise une fois sur deux et vous dire aurevoir à deux mètres comme si vous aviez le Covid ? On baise tous les trois, et vous vous séparez comme des inconnus ?

Geisha balbutia :

— T’énerve pas. Qu’est-ce qui te tracasse ? Tu veux faire une nuit sur deux chez moi et une nuit sur deux chez lui ?

— Non ! Justement ! Je veux… Je veux que ça soit différent entre vous… et… Je veux une vraie histoire à trois. Qu’on vive ensemble.

— Un couple, c’est une recherche d’équilibre permanent. À trois, c’est un numéro d’équilibriste.

— Mais il te plaît ?

— Bah ! Il fait plus agent du KGB que chanteur de boys band coréen, mais je ne reste pas sèche devant ses gros bras.

Je ne savais pas si elle prenait la conversation au sérieux. J’insistai :

— Mais au-delà du physique ?

— Ben on s’entend bien. Hier, on s’est bien marrés.

— Mais tu pourrais genre vivre avec lui ? L’embrasser sur la bouche ?

— Tu veux que je l’embrasse ? Encore ?

— Je veux juste ne pas avoir l’impression d’être entre vous deux. Quand on baise, c’est cool. Mais en dehors, ça me fait bizarre de vous embrasser tous les deux sur la bouche, alors que vous vous dites à peine bonjour, comme si vous vous forciez à vous supporter. J’ai l’impression que c’est moi l’équilibriste, que si je fais un faux pas vers l’un, je vais perdre l’autre.

— Mon cœur, me dit Geisha, s’il ne me plaisait ni physiquement ni humainement, nous n’en serions par là. Je te l’ai déjà dit. Mais on se connaît à peine. Je ne passe pas mes journées avec vous. D’accord, les baises sont géniales tous les trois, mais à part au pieu, je ne partage rien avec lui. Mais ne t’inquiète pas, tu ne feras pas de faux pas, et puis je vais apprendre à le connaître. N’essaie pas d’être une voiture sur l’autoroute qui veut dépasser le TGV, tu vas te planter.

— C’est un proverbe Vietnamien ?

— Ça veut dire laisse le temps au temps.

— Génération Internet, dirait ma mère.

Je regardai la route qui nous rapprochait d’Arcan. Je cherchai une analogie :

— Faut bien anticiper les virages.

— Ce n’est pas faux.

— Faudrait au moins que vous vous disiez bonjour sans ressembler à des parents divorcés qui se partagent leur gosse.

Elle pouffa de rire.

— Si tu veux que je l’embrasse, je le ferai. Mais si je lui prends des bisous, ça réduit ton quota quotidien, je t’aurais prévenue.

Son ton désinvolte me contrariait Je pensais qu’elle ne comprenait pas l’importance du message que je voulais faire passer. Mais aussi jeune était notre relation, elle me connaissait mieux que je ne pensais car elle ajouta en passant sa main dans mes cheveux.

— Léa a raison, au fond de toi tu fantasmes sur les romances. Si tu t’attends à ce nous nous aimions à parts égales, ce sera compliqué. J’aurais toujours plus envie d’aller vers toi et lui vers toi.

Elle venait de me clouer le bec, me ramener les pieds sur Terre. Si j’espérais pouvoir transformer la réalité en conte Disney, j’allais être déçue. Je ravalais tous mes concepts normés. J’essayai de prendre du recul, comme si je regardais une série télévisée au lieu de la vivre. Je me dis que cette fille aux tâches de rousseur était bien chanceuse. Elle avait deux amants qui acceptaient de la partager au quotidien, ils vivaient des plans à trois fabuleux. Si j’étais un personnage de fiction, je me serais dit : mais qu’est-ce qu’elle est conne à tout gâcher ! C’est encore une femme qui a écrit le scénario ? Je texterais Léa pour partager mon avis. Elle me dirait que le scénario tient compte de l’être humain qui veut toujours plus et tout contrôler. Je décidai de changer la trame de ma vie. De profiter tant que cela pouvait durer, comme je l’avais dit à ma mère. Geisha avait raison, il fallait laisser le temps au temps.

La voiture entra dans la rue d’Arcan et elle demanda :

— Je peux envoyer une photo de toi à ma mère ?

— Une où je ne suis pas en costume, j’espère. — Elle pouffa de rire. — Oui, tu peux.

Elle arrêta sa voiture devant la porte cochère. Voulant rester sur la note positive du réveil, je dardai ma langue vers la sienne et caressai sa joue. Notre baiser suave s’éternisa jusqu’à ce que le chauffeur derrière nous klaxonnât.

— Bonne journée, ma chérie.

Elle se mordit les lèvres, excitée par le sobriquet, et tapota du poing son téléphone. Je la quittai avec amusement en m’engouffrai dans le hall. Plutôt ragaillardie par la bonne humeur que j’avais provoquée chez ma camarade, je choisis de gravir les escaliers. Je parvins au quatrième étage, et entrai dans l’appartement sans frapper. Je laissai la porte claquer afin qu’Arcan m’entendis, et allai le retrouver à l’atelier. Il se tourna vers moi, et je me pendis à son cou pour l’embrasser.

— Tu m’as l’air particulièrement pimpante.

— Oui. J’ai dit à Geisha que je l’aimais. — Il leva des sourcils étonnés. — Vous aussi je vous aime.

Il ne répondit pas, se contentant d’un petit sourire amusé aux recoins de sa bouche. Je me perdis dans ses yeux immobiles, à la fois terrorisée par ce qu’il pouvait ressentir vraiment et par l’idée que lui-même soit effrayé. Sentant mon cœur se serrer, avant de me confondre en balbutiement, je préférai assumer. Gardant mes mains sur sa nuque, je penchai la tête sans le lâcher des yeux.

— Je suis super amoureuse de vous. Vous en faites ce que vous voulez, mais voilà. Je vous aime, je vous aime, je vous aime. — Je l’embrassai rapidement avant de me tourner vers la robe impériale. — Par quoi je commence ?

— Un café ?

— Un café !

Je quittai l’atelier. Il suspendit son tablier et me suivit. Je commençai à préparer la machine, et il posa une main sur la poche arrière de mon jeans.

— Donc tu es polyamoureuse ?

— Ne soyez pas jaloux. Comme vous n’êtes pas du même sexe, ça ne compte pas vraiment. Mais si on me demandait de ne choisir qu’un de vous deux, je ne saurais plus répondre. Avant-hier, je savais que c’était vous, aujourd’hui, je… enfin, je suis désolée quoi, mais c’est comme ça.

— Respire. Si j’étais jaloux, je n’aurais pas joué avec vous deux.

— Non mais je stresse parce que vous allez me montrer chez vous ce soir, et qu’en même temps, mon autre moitié n’est pas invitée, mais comme ce n’est pas votre seconde moitié à vous, c’est normal. Mais je sais qu’elle est un peu déçue et…

— Je peux l’inviter si tu y tiens.

— C’est vrai ?

— Faut que je fasse avec, si j’ai bien compris. Mais il faut que tu corriges une erreur. Ni moi ni Geisha ne sommes tes moitiés.

J’observai son air amusé et compris :

— Ah oui, vous êtes mes tiers.

— C’est ça.

— Vous avez-vu, je commence à connaître votre humour.

— En effet. Tu nous préviendras si un jour nous devenons des quarts. Je te préviens, je ne fais rien avec ma sœur.

Je mis le café à couler en souriant à l’évidence.

Le reste de la journée, je me sentais légère, comme si j’avais libéré un fardeau. La franchise ayant le mérite d’être plus facile à porter que les secrets. Au moins, je tenais une qualité de ma mère.

Annette peaufinait le MALP avec des lumières, des chaines et des engrenages. Je m’appliquai sur la robe de l’Impératrice tandis qu’Arcan œuvrait dans la même pièce que moi à la confection d’un double-gode. Son croquis d’origine l’avait imaginé tout en métal, mais au risque d’être contondant. Pour faire un rappel au MALP, il avait opté pour une base en silicone translucide dans lequel il avait piégé des diodes, afin que l’objet se vit de loin depuis l’estrade.

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