69. Anh

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J’avais choisi le parc près du lycée parce que je savais qu’en une demi-heure à pied, j’y étais, que ça me laissait le loisir de marcher et d’aérer mes pensées. Sur le chemin, j’imaginais tous les arguments que Geisha tenterait de m’expliquer, je préparais toutes les répliques les plus tranchantes que je puisse dégainer.

En fin d’après-midi, du haut de la colline, je vis la petite Smart se garer, et Geisha en descendit seule. Je m’éloignai des couples qui se doraient au soleil pour avoir une vue sur l’entrée du parc. Geisha avançait, scrutant autour d’elle à ma recherche. Ses cheveux détachés glissaient à chaque fois qu’elle tournait la tête. Si la conversation tournait court, ses rideaux de douceur parfumé aux shampooings fruités allaient me manquer. Mon cœur de fendit à l’observer. Elle remonta ses lunettes sur son petit nez, ses doigts reprirent un tapotement nerveux sur son short en toile. Ses épaules, dénudées par son débardeur couleur menthe à l’eau, trahissaient une tension certaine.

Je chassai les bons souvenirs que j’avais d’elle, embrassai le fait qu’elle ait été payée pour me lécher et je posai mes pointes de pied au bord de l’allée, sortant de l’ombre des arbres. Elle m’aperçut et accéléra le pas, les larmes ruisselèrent sur ses joues. Sa détresse se lisait trop clairement pour y rester impassible. Mon cœur se fendit, je me mis à pleurer aussi, et j’acceptai son étreinte. J’enfouis mon visage dans sa chevelure soyeuse, et y déversai mes larmes. Je n’avais pas besoin de lui parler, pas besoin de l’écouter, je savais qu’elle m’aimait.

Lorsque je reculai, les cheveux collés au visage, elle renifla et me dit :

— Je t’aime.

J’opinai du menton, incapable de parler et je lui pris le bras. Main dans la main, nous gagnâmes la colline, nous nous assîmes, et nous regardâmes le ciel sans nous parler. Elle n’osait pas aborder le sujet, et moi non-plus. Pourtant, il allait bien falloir briser les secrets qu’il y avait entre nous.

Après plus d’une heure d’aphasie, quand le soleil devint orange et que l’instant se prêtait au romantisme, je lâchai la première phrase :

— Il t’a payée combien ?

— Pour te draguer ?

— À ton avis ?

— Cinq cent euros. Je te les donne si tu veux.

Je ne répondis pas et elle baissa la tête :

— Désolée. Je dis de la merde.

— J’hallucine que tu aies accepté.

— Il savait que j’étais en kiff sur toi. Il a parié sur le feeling. Il avait prévu que Yako dirait non, et il a demandé à ce que je te donne mon numéro car il savait que s’il te laissait croire qu’il prendrait une autre poupée, tu m’appellerais.

— Il n’a jamais lancé d’annonce pour une autre fille ?

— Non. T’étais amoureuse de lui, forcément tu n’allais pas laisser une autre se mettre entre toi et lui. Il a juste fait un calcul logique pour te pousser à revenir.

— Et me pousser à lécher une autre chatte.

— Tu devais juste m’embrasser, c’est toi qui as voulu l’impressionner, tu te souviens ? — Je ne pus nier la vérité. — Je te jure que s’il ne m’avait pas payée, je l’aurais fait quand même. Franchement, ce premier baiser dans la cave, ça me fout des frissons à chaque fois que j’y repense.

Je la regardai dans les yeux.

— À partir de quand tu m’as aimée ?

Elle haussa les épaules.

— Je n’en sais rien. Le premier jour ou au fur et à mesure. Dès que je t’ai vue dans le bar, tu m’as plu. Je ne savais pas à quoi ressemblait Muse, et quand je t’ai vue, avec les lunettes, normale, naturelle. C’était… Je ne sais pas si c’était un coup de foudre, mais ça a fait bang dans ma tête.

Je soupirai, entendant sa sincérité. Je ne voulais pas la quitter et en même temps, je souhaitais lui montrer combien j’étais blessée. Je ne désirais plus que nous parlions de nous, juste que nous oublions le détail à cinq cent euros.

— J’ai faim. Ma tante a cuisiné un repas, tu viens ?

— Eugène doit m’attendre.

— On ne va pas pouvoir rester ensemble si tu restes avec lui.

— Mais je crois que tu ne te rends pas compte. Il est brisé, là. Il est au plus bas. Ta mère elle l’a détruit.

— Genre ? Il te fait croire qu’il m’aime ?

— Mais putain ! Bien sûr qu’il t’aime !

— Qu’est-ce que ça lui rapporte ? Il veut me garder pour des prochaines soirées ?

— Je ne sais pas ce que t’a entendu, je ne sais pas comment tu l’as entendu, mais il t’aime. Mon cœur, mais merde ! Il t’a présenté ses parents, sa sœur…

— Mais c’est de la manipulation, c’est un manipulateur.

— Parce qu’il m’a payée pour te draguer ?

— Mais depuis le début ! Il se sert de ma haine contre ma mère pour que je dise oui à tous ses projets. J’ai tout accepté pour la battre. J’ai accepté les trucs de lesbiennes, j’ai accepté le MALP, j’ai accepté le siroteur !

Anh me regarda avec des yeux ahuris. Seulement quand les mots lui vinrent, elle me dit avec une colère ardente :

— Dis-moi une seule fois que tu n’as pas aimé ça !

Je détournai les yeux. Un couple à quelques mètres nous regardait de travers. J’ignorais ce qu’ils avaient pu entendre de la conversation, mais mon malaise m’obligea à me lever. Anh se leva précipitamment et m’attrapa la main :

— Non non non ! Tu ne vas pas t’en aller avant d’avoir écouté ce que j’ai à te dire.

— Pas ici, on se donne en spectacle.

— Tu veux qu’on aille où ?

— Je n’en sais rien. Ramène-moi chez Léa, je t’écouterais dans la voiture.

Nous quittâmes le parc sans qu’elle m’eût lâché la main. Lorsque nous fûmes assises en voiture, elle posa les mains sur le volant sans mettre le contact et confia :

— Si je dois choisir entre Eugène et toi, c’est toi. Mais tu ne peux pas le plaquer sur un malentendu.

— Ne cherche pas à gagner du temps, démarre.

— Putain, mais tu te rends compte que t’es la première fille qu’il a présenté à ses parents ?

— Après deux semaines… Enfin ça faisait qu’une semaine qu’on était ensemble. C’est la preuve que ce n’était pas naturel. Si ça se trouve, toute sa famille est dans le coup !

— N’importe quoi !

— Fais pas chier, démarre.

— Mais vous couchiez déjà ensemble ! Qu’est-ce qu’il y aurait gagné ?

— Démarre, putain !

Elle aboya :

— Mais écoute !

Je croisai les bras, et elle démarra. Elle soupira puis dit :

— Le Grand Glouton nous a convoqué à son bureau. Ta mère et Eugène se sont violemment expliqué. Le Grand Glouton a dit à ta mère qu’il n’y avait pas de petit jeu entre un façonneur et sa poupée. Des histoires entre façonneurs et poupées, il en a connu plus qu’il ne peut s’en rappeler. C’est évident que pour un façonneur qui choisit sa poupée sur le physique, il y a toujours un désir caché que quelque chose se concrétise. Et à moins que la fille soit super vénale, ça reste rarement neutre.

— Et donc ? C’est Eugène qui a gagné ?

— Ta mère n’est pas assez neutre pour juger s’il t’a manipulée ou non. Il a dit que le sujet était clos. Quand tu veux plaire à quelqu’un, tu te fais belle, non ?

— C’est évident.

— Donc c’est de la manipulation.

— Je vois où tu veux en venir.

— Evidemment Arcan t’a trouvée belle dès le premier jour. Et il a tout fait pour que tu sois à l’aise, pour y aller progressivement. Il a tout mis en œuvre pour te séduire. Et au final, c’est toi qui t’es jetée sur lui pour l’embrasser.

— Ouais, mais j’étais sous son charme.

— Et lui, il était sous le tien. La séduction, c’est chercher par tous les moyens à plaire à l’autre. Donc peut-être qui si t’as accepté de faire des trucs, c’était pour lui plaire ? Et de toute façon, tu ne me feras jamais avaler que tu t’es réellement forcée à faire des trucs que tu ne voulais pas. Je t’aime, mon cœur, il n’y aura jamais plus de secret entre nous. En revanche, je tiens à te dire qu’il restera toujours un truc sur lequel nous ne serons pas d’accord, c’est sur les sentiments d’Eugène. Voilà, j’ai dit ce que j’avais à dire.

N’ayant rien à répondre, je la laissai conduire, lui indiquant par geste les rues où tourner. Elle se gara devant la maison, puis conclut :

— Je vais te laisser digérer et après on avise si on doit réaménager pour mon appartement ou en prendre un plus grand.

J’opinai du menton. Elle vit ma famille par la fenêtre, puis me dit :

— Je vais quand même dire bonjour à Léa.

J’ouvris la portière sans répondre. Elle me suivit à l’intérieur et nous gagnâmes la cuisine. Geisha adopta un sourire naturel et les salua :

— Bonjour ! Salut Léa !

Elles se firent la bise, puis Geisha me tira la chaise. Quand je fus assise, elle posa ses deux mains sur mes épaules et leur dit :

— Je vous laisse Laëtitia ! Prenez soin d’elle, elle n’a pas le moral. Sa mère lui a appris hier soir qui était son père. Et c’est visiblement compliqué à digérer.

Elle m’embrassa sur la joue puis s’éclipsa. Ma tante lâcha :

— Et bien ! Depuis le temps qu’elle nous fait croire que c’est une éprouvette.

J’opinai simplement du menton. Ma tante me sourit :

— Allez ! Je t’ai fait mon gâteau de crêpe.

— Maman ! râla Léa. Je vais encore prendre deux kilos !

— Je me soucie plus du moral de ma nièce que de ta ligne.

Je reçu un SMS.

+33 7~Geisha : Exemple de manipulation. Si rien ne se passe, tant pis, sinon t’es fixée sur la réalité.

Je levai les yeux vers mon oncle, qui me regarda comme s’il m’avait toujours regardé et proposa :

— Tu veux en parler ?

Je secouai la tête. Un peu déçue que la perche tendue par Geisha n’eût fait mordre personne.

— Ça n’a pas l’air de te réjouir, en tout cas, commenta ma tante.

— C’est un mec connu ? demanda Léa.

— Non, répondis-je.

Léa n’insista pas. Ma tante et mon oncle eurent la bonne idée de ne pas me poser une question sur mon géniteur. Je n’aurais pas su inventer un mensonge s’ils me demandaient son identité. Mon cerveau était trop occupé à penser à Arcan. Arcan. Arcan. Arcan.

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