78. Noël sans embuche
C’était le soir de Noël. Installée dans la nouvelle GM Marvel d’Arcan, je n’arrêtais pas de me répéter quel jour nous étions. C’était comme si je concrétisais le fait que Geisha, Arcan et moi, vivions une véritable histoire d’amour. Ce n’était pas un plan cul d’un été, ce n’était pas un simple fantasme de triolisme. Non, nous étions le soir de Noël, nous étions toujours ensemble, et nous nous aimions comme au premier jour.
Arcan coupa le moteur devant la maison de ses parents. Je me tournai pour regarder Geisha et sa mère :
— Terminus, faites attention à l’espace entre la voiture et le trottoir.
Ma belle-mère me sourit par politesse. Nous descendîmes, emmitouflés dans nos grands manteaux pour affronter une bruine glacée. Malgré la chaleur humaine de Fabienne et Albert, j’étais déjà impatiente de retrouver le quartier pendant les chaleurs estivales. Arcan descendit du coffre les sacs avec les paquets cadeaux, tandis que je les précédais pour frapper et pousser la porte sans attendre. Fabienne s’avança vers moi avec hâte en traînant ses pieds, dans une robe ample aux reflets brillants. Je ne l’avais jamais vue aussi bien arrangée. Elle s’exclama en affublant Geisha et moi d’un sobriquet dont elle avait pris l’habitude.
— Ah ! Mes sucrettes !
Je l’embrassai. Puis elle se présenta à la mère d’Anh, tandis que j’avançais vers Albert, l’œil toujours pétillant. Il posa la bouteille et le tire-bouchon qu’il tenait dans chaque main et m’embrassa chaleureusement.
— Enlève ton manteau, fais comme chez-toi !
— J’y compte bien. Je te présente la maman d’Anh !
Arcan se faufila vers moi avec les sacs et me dit :
— Merci de m’avoir aidé à porter les cadeaux.
— Un homme fort comme toi, souris-je.
— Ce n’est pas le bon soir pour une dispute de couple, glissa Fabienne.
— Les disputes de couples sont impossibles, intervint Geisha.
— Pourquoi donc ? s’étonna Albert.
— Et bien, comme nous sommes en nombre impair, s’il y a un désaccord, il y en a toujours deux contre un. Donc le plus grand nombre gagne.
Arcan répliqua :
— Je te laisse imaginer, Papa, qui a le plus souvent raison, quand il y a un homme et deux filles un peu trop complice.
— C’est toi et Laëtitia qui êtes trop complices, protesta Geisha.
Albert rit.
— Vous ferez le décompte plus tard. Venez près de la cheminée.
La sonnette retentit. Fabienne mit le manteau de la maman d’Anh sur son bras et alla ouvrir. Ma sœur s’exclama :
— Bonsoir !
— Bonsoir. Léa, je présume ?
— Oui, avec mes vieux.
— Entrez ! Entrez ! On fera les présentations au chaud.
Mon père et ma tante succédèrent à ma sœur. Mon père échangea quelques rires au sujet de sa parenté longtemps cachée, puis s’avança vers moi, posa ses yeux sur ma robe de soirée noire. Il sourit après m’avoir embrassé :
— En jupe cet été, en robe à Noël, tu te féminises, ma fille.
— C’est ma faute, indiqua Geisha. Il y avait une robe offerte pour une achetée.
— Elles vous vont bien à toutes les deux.
— Ne restez pas debout ! s’agaça Fabienne. On va passer à l’apéro, ça la fera venir.
— Qui ? Agathe ? demanda mon père.
— Non, ma fille, Annette. Elle est en train de se préparer.
— Ah !
— Elle est avec son copain ? demandai-je.
— Non, il n’a pas pu venir.
Mon père fit une moue et leva des sourcils en direction d’Arcan :
— Heureusement qu’il y a ton père, Eugène, Sinon, nous aurions été encore deux poulets plus esseulés que d’ordinaire au milieu du poulailler.
— Deux renards, voyons, sourit Arcan.
Nous rejoignîmes le salon, près du feu de cheminée. Geisha et moi choisîmes de nous installer le plus près possible de l’âtre. Les verres se remplirent, et Annette débarqua en tenue blanche, les cheveux encore humides. Elle se pencha vers chacun de nous pour faire la bise. Puis attrapa le verre que lui avait préparé sa mère. Cette dernière me demanda avant de porter le toast :
— Est-ce que ta mère va venir ?
Je haussai les épaules et répondis :
— Je n’ai pas eu de nouvelles depuis presque six mois.
— Mais tu lui as transmis mon message ?
— Oui. Elle n’a pas répondu.
— Ce n’est pas grave, Maman, lui dit Arcan.
— Non, clairement, surenchérit ma tante.
— Vous voulez qu’on ouvre des paris ? rit Léa.
— Tssk ! siffla sa mère.
— Et bien, reprit Fabienne déjà à bout de souffle. Je vous remercie d’avoir tous répondu présents à notre invitation. Cela nous tenait beaucoup à cœur, à Albert et moi-même, de rencontrer la famille… les familles qui ont accepté Eugène en leur sein.
— Et deux paires, rit Geisha.
Annette pouffa de rire, et Fabienne bégaya :
— Pardon ?
— De seins. Deux paires de seins.
Fabienne sourit poliment, la mère de Geisha détourna les yeux de gène, Albert cacha son hilarité dans le col de sa chemise après avoir échangé un regard avec moi.
— La soirée commence bien, sourit mon père.
— En tout cas, reprit Fabienne. Soyez les bienvenus chez nous. J’espère que l’on renouvellera ces regroupements une à deux fois l’an, surtout quand nous aurons le plaisir de voir gambader nos premiers petits-enfants.
— On en rediscutera l’année prochaine, éluda Arcan.
— Oui, il y a plus grand projet d’abord, dévoila Annette.
Les regards de chaque parent se tournèrent vers nous. Arcan leva les mains et avoua :
— Laëtitia, Anh et moi avons prévu de déménager, sortir un peu de la ville.
— Vous ne vouliez pas racheter l’appartement d’à côté ? s’étonna ma tante.
— Nous avons monté un projet professionnel. Anh va quitter son travail pour…
— Quoi ?! l’interrompit la mère de la concernée.
— On a un business plan, la rassura Anh. Et puis, je ne le quitte pas tout de suite.
— Et vous allez faire quoi ?
— Si vous êtes joueurs, sourit Arcan, jouons aux devinettes. Je vous propose de faire deux camps. La famille de Laëtitia avec Maman et vous avec Papa.
— Ça a un rapport avec la couture ? demanda Fabienne.
— En partie.
— Tu t’agrandis ? supposa Albert.
— Je prends deux employées, donc oui.
— Tu sais, sans vouloir m’immiscer, intervint ma tante. Être trois et mettre tous vos œufs dans le même panier, c’est très risqué.
— En vérité, on a une demande de plus en plus forte, dis-je. Plus j’aide Eugène, plus nous répondons vite, plus nous avons de commandes, plus nous avons besoin d’aide.
— Nous avons cherché un local en zone artisanale, et puis au final, on a trouvé un ancien restaurant routier en bord de départementale. Il y a une longue dépendance pour l’atelier. Avec la vente de l’appartement du cinquième étage, on va financer quelques travaux. Nous allons vivre dans l’atelier au début et ensuite, nous allons tout déplacer. Il y a énormément de place, la salle de restauration servira pour Anh.
— Tu vas tenir un restaurant ? s’étonna la mère de Geisha.
— Non, répondit mon amante.
— Tu vas continuer à vendre ? devina Léa. Des costumes à la places des vêtements.
— Exactement, sourit Geisha. Nous allons vendre des vêtements de cosplay, sur mesure. Nous allons viser le très haut de gamme. Réalisme, accessoires animés, avec séance d’habillage, maquillage. Et puis ça fera une vitrine honorable pour pas trop attirer l’attention sur notre seconde activité.
— Qui sera ? demanda mon père.
Je redressai les épaules, trop impatiente de les choquer pour pouvoir laisser durer le suspens du jeu de devinette. Je m’exclamai :
— Je vais fabriquer des sex-toys !
Mon père et ma tante pouffèrent de rire. Léa resta baba et soupira :
— J’aurais dû m’en douter !
— Je vais fabriquer des sex-toys de collections, unique, originaux, et si besoin sur commande. Depuis cet été, Eugène a été titillé par plusieurs faço… plusieurs gens intéressés.
— On se demande pourquoi, se moqua Annette. T’as prévu de tous les tester ?
— C’est la base du contrat, répliquai-je.
— J’espère vite découvrir votre catalogue, rit Fabienne.
— Ça va coûter cher, avertis-je. Ce sera des sex-toys vraiment uniques, très particuliers, et avec une finition irréprochable. Avec des collections à thèmes. Il y aura du bijou le plus simple, à l’accessoire mécanique le plus ingénieux qui soit. Mais, je vous montrerai quand même le catalogue, si vous êtes curieuse…
— Toujours ! rit Albert.
— Et bien trinquons à l’avenir de ce projet ! proposa Fabienne.
La sonnette nous interrompit. J’échangeai un regard avec Geisha puis avec Léa, doutant que ça pût être ma mère. Albert se leva, lui-même ayant oublié que ma génitrice était invitée.
— C’est peut-être les voisins.
Il marcha, un peu courbé sur le côté, jusqu’à la porte, puis la voix de ma mère porta jusqu’à nous.
— Bonjour ! Le papa d’Eugène, c’est ça ?
— La maman de Laëtitia ?
— C’est cela ! Je n’ai pas encore les yeux ridés au point qu’ils paraissent bridés !
— Entrez !
— Oh la pute, chuchota Geisha.
— Quelle pluie ! s’exclama ma mère en entrant. On aurait pu espérer de la neige pour les fêtes.
— Au moins vous pourrez repartir tranquille ce soir, répondit Albert.
Il l’accompagna jusqu’au salon. Fabienne se leva.
— Bonjour ! Je suis Fabienne, la maman d’Eugène !
— Enchantée ! s’exclama ma mère toute joviale.
Elles se firent la bise, puis elle se pencha sur le canapé pour nous embrasser un à un en commençant par moi.
— Bonsoir ma chérie. Eugène. Bonsoir Anh. La maman de Anh, je suppose ? Désolée pour le retard…. Annette ? Très bien. Enchantée. L’homme de la famille ! Tu vas bien ? … Bonsoir ma sœur ! Vous n’avez pas invité Maman ?
— Nous faisons Noël avec elle demain, répliqua ma tante.
— Ah ! Bah nous nous reverrons demain, alors.
— Elle ne m’a pas dit.
— Elle ne m’a pas dû non plus que vous veniez. Elle devait vouloir nous faire la surprise.
— Sans doute.
Albert glissa une chaise et ma mère s’assit à côté de sa sœur, croisa une jambe. Elle nous regarda, moi et mes compagnons, comme s’il n’y avait jamais eu le moindre heurt entre nous.
— Ça va les enfants ?
— Ça va, répondit poliment Arcan.
— Vous prendrez ? demanda Albert.
— Le champagne, me va très bien.
— Je vais chercher une flûte.
— C’est pour me préparer progressivement à la soirée du nouvel an. Cinq mois sans boire de champagne ! Vous faites quelque chose ?
Evidemment, elle voulait savoir si nous reviendrions à l’unique soirée d’hiver des façonneurs. Était-ce sa curiosité qui l’avait poussée à accepter l’invitation chez Fabienne ? Elle ne nous laisserait jamais le savoir. Arcan finit son verre de whisky et répondit avec un sourire de défi :
— Bien sûr.
— Si vous voulez, vous pouvez vous joindre à nous, on restera entre vieux, proposa Albert en remplissant la flûte.
— Non. J’ai une grosse soirée. Il y a un concours que je compte bien gagner.
Nous ne répondîmes pas à la provocation. Arcan, opina lentement du menton.
— Et bien trinquons, proposa Léa.
Je ne savais pas si ma mère venait juste pour se renseigner ou pour le plaisir de me revoir. J’étais contente qu’elle fût arrivée après que nous eussions parlé de nos projets, car cela ne la regardait pas. Toutefois, la revoir, naturellement joviale et volubile en cette soirée me réchauffait le cœur. J’avais l’impression de concilier ma nouvelle vie avec l’ancienne. Dans les heures qui suivirent, ma mère ne plaça nulle pique déplacée dans la conversation. Aucun de nous n’eût à surenchérir sur un sarcasme. Bien plus qu’une trêve pour Noël, la hache de guerre semblait enterrée. J’espérais malgré tout remporter le premier prix à la soirée du nouvel an, qui réunissait foison de façonneurs, juste pour savoir si elle avait vraiment passé l’éponge ou si une nouvelle défaite la transformerait à nouveau en harpie.
Lorsque chacun eût fini sa part de bûche, qu’aucun sujet fâcheux ne fut sorti, je m’épatai de la capacité des tous présents ici, à pardonner. Ce n’était pas la magie de Noël, c’était la force de nos familles. Mon père, Eugène et son propre père, discutaient en bout de tâble, le regard humide d’alcool, les rides aux coins des yeux. Vu leurs caractères, ça ne pouvait que fonctionner. La mère de Geisha, un peu moins discrète après un verre et demi de vin, aidait Fabienne à avancer dans le rangement de la cuisine. Annette avait rejoint le salon avec Léa et elles papotaient comme si elles s’étaient toujours connues. Ma mère et ma tante, assises côte à côte débattaient depuis une heure au sujet de la famille, comme à tous les repas de Noël.
Affalée à côté de moi, le front posé sur ses bras croisés, Geisha balançait entre l’envie de dormir et celle de vomir. Je caressais son dos nu en espérant que toutes les soirées de Noël à venir fussent identiques. Je percevais mon avenir sur les cinq ou dix prochaines années, entourée de ces personnes que j’aimais. Poupée l’été, accessoiriste la semaine, amante chanceuse au lit, compagne gâtée au quotidien. Avec un certain inconfort, je reconnaissais en mon for intérieur que grâce au petit coup de pouce de garce de ma mère, je pouvais dire ce soir : « Je suis en train de réussir ma vie. »
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