Moi, moi, moi,...et moi...
Il n'y a pas de son, ni de couleur.
Un monde de gris. Cendré.
Gris, gris, gris, gris...
Moi, moi, moi, et moi...
Des années à agir dans l'ombre.
On ne me voyait pas.
On ne me voit plus.
Quelle différence ?
Aucune...
Moi, moi, moi, et moi...
On n'avait pas d'importance...
" Là, je crois que ce n'est pas un meurtre, fit l'inspecteur en frottant ses favoris.
- Là, je crois que je suis d'accord avec toi, Ghost !"
Et de sa plus belle voix, le lieutenant Lyster ordonna de remballer.
Alors les policiers remballèrent.
On quitta la place.
Une chambre d'adolescente.
Suicide.
Il n'y a pas de but, ni d'espoir.
Un monde de vide. Douleureux.
Cruel, cruel, cruel, cruel...
Moi, moi, moi, et moi...
Des années à serrer les dents.
On ne m'écoutait pas.
On ne m'entend plus.
Qui cela dérange ?
Personne...
Moi, moi, moi, et moi...
On n'aurait pas dû être...
" Madame Aubert, il faut vous faire une raison, madame. C'est triste mais...
- .........................
- J'entends bien, madame. Votre fille s'est suicidée, c'est un triste événement mais de là à demander une enquête, madame, il faut...
- ..........................."
Patiemment, doucement, précautionneusement, le lieutenant Lyster répétait les mêmes phrases à la pauvre mère éplorée.
Sa fille s'était suicidée, c'était malheureux mais cela ne demandait pas une enquête.
Surtout au regard du corps de l'adolescente, marqué de scarifications et d'automutilation.
La mère pleurait et suppliait au téléphone.
Et l'inspecteur admirait le calme constant de sa collègue.
La douceur.
" C'est encore madame Aubert ?, demanda stupidement le grand policier décédé.
- Oui," répondit poliment le lieutenant en secouant ses cheveux taillés courts avec une mèche rebelle sur le devant.
Assez perturbant !
" Elle n'accepte pas la mort de sa fille ?, fit gentiment l'inspecteur.
- Elle pense que c'est un meurtre, soupira le lieutenant. Parfois, je hais ce boulot !"
Une caresse gelée sur son épaule et Lyster frissonna.
" Parfois, c'est nécessaire de le haïr, expliqua le vieux policier. Cela signifie qu'on éprouve encore de l'empathie.
- Ghost ! Il t'a fallu deux cents ans pour comprendre cela ?
- Oui ! Et un plongeon dans la Seine !"
Il n'y a pas de début, ni de fin.
Un monde mort. Inutile.
Lourd, lourd, lourd, lourd...
Moi, moi, moi, et moi...
Des années à fermer les yeux.
On ne me comprenait pas.
On ne me comprend plus.
Qui y pense encore ?
Personne...
Moi, moi, moi, et moi...
On est enfin en paix...
" Madame Aubert ! Je suis désolée mais il va falloir que vous arrêtiez de m'appeler ! Je ne peux rien faire pour vous !"
Lyster claqua le téléphone et eut honte de son emportement.
Un café apparut devant elle après avoir volé dans l'air ambiant.
Lyster se frotta les yeux et murmura :
" Tu crois qu'on aurait pu faire une erreur, Ghost ?
- Suicide ! Chambre fermée à clé, rasoir, veines tranchées. Pas un meurtre.
- Mais...mais si la gosse a été poussée à se suicider...
- Alors cela devient un meurtre...
- Peut-être...est-on passé à côté de quelque chose, Ghost ?"
Quelques secondes passèrent.
Et l'inspecteur hocha la tête :
" Nous ne sommes pas infaillibles. "
Madame Aubert avait les yeux rougis par les larmes et le manque de sommeil.
Elle accueillit la policière avec une tristesse désespérée.
" Mathilde n'était pas une fille facile. Elle avait des soucis au collège et elle était très taciturne. Je... Nous ne nous entendions pas très bien, elle et moi."
La culpabilité brisait cette mère.
Elle avait perdu son enfant.
C'était le pire drame qui pouvait la toucher.
" Avez-vous vu quelqu'un, madame Aubert ?, demanda le lieutenant.
- Oui, oui. Une dame ! Très gentille, toutes les semaines. Elle me fait parler de Mathilde et m'explique que ce n'est pas ma faute."
Et les larmes coulèrent.
Amères.
Oubliées car banalisées.
" Ce n'est pas ma faute... Mais alors ? Pourquoi ?"
Il n'y a pas de vie, ni de mort.
Savez-vous ?
Nous sommes déjà morts !
Mort, mort, mort, mort...
Moi, moi, moi, et moi...
Des années à chercher le courage.
On ne me laissait pas l'espoir.
On ne me le laisse plus.
Qui y croit encore ?
Personne...
Moi, moi, moi, et moi...
On est libéré...
Le lieutenant en voulut atrocement à la jeune fille de s'être tuée sans avoir laissé une lettre ou un message. Quelque chose pour dédouaner sa mère.
Lyster savait déjà que cette visite ne servirait à rien dans l'enquête.
Mais elle contemplait son collègue qui errait dans la pièce et examinait les choses avec soin.
L'inspecteur sur la piste !
Enfin, elle le vit lui faire un signe de tête et disparaître dans les étages.
Dans la chambre de la jeune morte.
Le service de nettoyage avait fait disparaître le sang. Mais le sang restait dans les mémoires.
Pas présent physiquement.
Eternellement présent.
Il y a des taches de sang qui ne disparaissent jamais.
Soudain, elle entendit des bruits terribles venant de l'étage.
Lentement, elle se redressa et sa main chercha machinalement son arme.
" C'est Mathilde," fit tranquillement la mère.
La jeune femme chercha les yeux de la mère.
Mais la femme en larmes ne plaisantait pas.
Pouvait-elle plaisanter dans cet état ?
" C'est...qui, avez-vous dit ?
- Ma fille. Je suppose que votre collègue essaye de lui parler ?
- Il...il voudrait oui...
- Je lui souhaite bonne chance, alors, ma fille est très dure !"
Et le rire de la femme en deuil fut horrible à entendre.
Moi, moi, moi, moi, moi, moi, moi, moi.
Je continue ?
Moi, moi, moi, moi, moi, moi, moi, moi.
Encore ?
Moi, moi, moi, moi, moi, moi, moi, moi. Moi, moi, moi, moi, moi, moi, moi, moi. Moi, moi, moi, moi, moi, moi, moi, moi. Moi, moi, moi, moi, moi, moi, moi, moi. Moi, moi, moi, moi, moi, moi, moi, moi.
Morte, morte, morte.
Des années à supporter.
On m'a fait tellement de mal.
On ne m'en fait plus.
Qui rêve de justice ?
Personne...
Moi, moi, moi, et moi...
On a fini...
" FAUX !, " hurla le policier et les volets claquèrent.
Les portes grincèrent dans leurs gonds.
Les assiettes bougèrent dans leur buffet et les verres frissonnèrent.
" Il est fort, votre collègue, constata posément la mère.
- Que se passe-t-il ici, madame ?, murmura Lyster.
- Ma fille est morte, elle refuse de quitter la maison. Elle me hante et parle de meurtre.
- Vous avez tué votre fille ?, osa demander la policière.
- Non," se mit à rire la mère.
Mais cela ressemblait tellement peu à un rire.
" C'est un suicide ! Mais j'ai négligé les preuves de son mal-être.
- Comment le savez-vous ?
- Elle me le dit ! Mais comment le prouver ?, murmura la mère en pleurant encore. Elle partira en paix, si je la sauve.
- Vous...vous êtes folle !," s'écria le lieutenant.
Mais là-haut, le bruit continuait et le plancher grinçait.
Soudain, la porte de la chambre de la gamine s'ouvrit à la volée.
Pour la première fois, Lyster entendit les pas de son collègue. L'inspecteur descendait pesamment l'escalier.
Il apparut dans le salon et Lyster fut saisie !
L'inspecteur était décoiffé, il était ivre de rage et ses yeux sombres brûlaient d'un horrible feu intérieur.
" ON FOUT LE CAMP !, ordonna le policier.
- Ma fille ne vous a rien dit, je parie ?," demanda la mère, avec un terrible désespoir.
Cela eut le mérite de calmer le fantôme.
" Elle...elle me voit ?"
On entendait toujours des bruits de tissu déchiré et de volets claquants dans la chambre.
La fille était en rage elle aussi.
" Ghost ?, fit Lyster, d'une petite voix inquiète. Que t'a dit la gamine ?
- D'aller me faire foutre !"
La mère secoua la tête et frotta ses yeux usés par les nuits sans sommeil.
" Mathilde, Mathilde, Mathilde..."
Et soudain, jeté depuis la chambre à l'étage, un livre tomba au pied de l'escalier suivi par la porte de la chambre fermée avec fracas.
C'était la photographie de classe de la gamine.
Trois cercles rouges entouraient deux filles et un garçon.
Harcèlement.
Violence.
Insulte.
Des enfants ensemble depuis la maternelle et dont la haine ne fit qu'augmenter et devenir meurtrière au fur et à mesure des années.
Harcèlement.
Isolement.
Réseau social.
Des adolescents toujours dans les mêmes classes et dont la cruauté n'avait de cesse de faire de Mathilde le bouc-émissaire.
Harcèlement.
Discrimination.
Suicide.
On condamnait aussi les mineurs pour des faits de harcèlement et le lieutenant Lyster y mit un point d'honneur.
Ils furent traduits en justice tous les trois.
Lyster fut félicitée pour avoir mené l'enquête malgré l'absence de preuves.
Le lieutenant inventa une lettre d'adieu trouvée par la mère quelques semaines après l'acte lui-même.
Fausse preuve mais comment faire autrement ?
Quand les seuls témoins s'avéraient être une femme considérée comme folle, un inspecteur mort et une gamine décédée ?
Plus tard, Lyster apprit que la mère avait déménagé...
Elle espérait vraiment que la gamine avait disparu pour un monde meilleur.
" Un film sur le harcèlement ?, murmura l'inspecteur en grimaçant.
- On n'a rien vu venir, Ghost. Je n'ai pas de gosse et je ne sais pas vraiment ce qu'est le harcèlement.
- Un film exagère toujours !
- Pas forcément. Il part souvent d'un fait réel.
- 2 h 37 ?
- Un adolescent retrouvé dans les toilettes du lycée.
- Putain !
- On raconte que le réalisateur Murali K. Thalluri, a eu l'idée de ce film après avoir reçu une video dans laquelle une amie lui expliquait qu'elle allait se suicider. Il l'a tourné à la suite de la mort de cette dernière.
- Elle s'est tuée ?, demanda le policier, inquiet.
- On dit aussi que ce serait venu à l'esprit du réalisateur après sa propre tentative de suicide. Ce film dénonce le malaise de la jeunesse."
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