Le bonheur est dans le pré
" Je n'AIME pas ça, Ghost !, répéta pour la troisième fois le lieutenant Lyster.
- Moi non plus," ajouta Adrien Maillard, passablement dégouté.
Pour toute réponse, un vent léger et moqueur s'éleva et fit léviter les petits morceaux d'os dispersés sur l'herbe.
Lyster grimaça, scandalisée :
" C'est de TRES mauvais goût, Ghost !
- Si on ne peut plus s'amuser, grogna l'inspecteur fantomatique.
- Ce n'est pas s'amuser ça, Ghost, c'est un manque de respect caractérisé !
- Comment crois-tu que les catacombes ont été réalisées ? Jobarde va !"
Adrien regarda sa petite amie en fronçant les sourcils. Elle se mordait les lèvres pour ne pas rire.
" Qu'est-ce qu'il a dit ?, demanda le jeune policier, curieux.
- Que la tête doit être en morceaux, elle aussi. Il faudra du temps pour la reconstituer.
- L'équipe médico-légale s'en assurera !, affirma Maillard.
- Je ne suis pas fort en puzzle, sourit l'inspecteur en frottant ses favoris. Mais je suis sûr que ce gros morceau-là est un bout de fémur."
Ce fut terminé.
Les policiers virent le lieutenant Lyster, habillée des pieds à la tête de la tenue de protection des équipes médico-légales, rire et rire en cherchant les petits bouts d'homme dans l'herbe des champs.
Une affaire terrible et qui rendit fou les employés de la Morgue.
Eux non plus n'aimaient pas les puzzles !
Et pourtant, c'était un puzzle qu'il fallait reconstituer.
Un puzzle d'homme !
Monsieur Gaëtan Faivre avait été victime d'un accident de travail. Il avait été emporté et déchiqueté par son broyeur de tracteur. Une vraie boucherie !
Un terrible accident !
Sauf que...l'accident paraissait louche ! On ne pouvait pas facilement se faire attraper et déchiqueter par un broyeur de tracteur.
Donc, donc, donc...la police, comme il se devait, se fit soupçonneuse.
Le lieutenant de la Judiciaire, Sylvie Lyster, en compagnie du lieutenant Adrien Maillard, également de la Judiciaire, furent dépêchés sur les lieux du drame par Paris.
A la cueillette aux os et aux indices.
" Un rotobroyeur est un outil sans danger !, assura le fabricant. On ne peut pas avoir d'accident !
- Et pourtant, M. Faivre a eu un accident, rappela Lyster.
- Justement, je ne comprends pas ! M. Faivre connaissait bien ces engins ! Il a dû oublier les règles de sécurité.
- Certainement.
- Regardez !, ajouta le fabricant, désespéré. Un broyeur est un outil qu'on peut adapter sur n'importe quoi. Un tracteur bien sûr mais tout type de véhicule agricole ou forestier fait l'affaire, tant qu'il est muni d'une prise de force. On peut nettoyer une jachère, débroussailler une friche ou le bas-côté des routes. Il coupe et il broye les végétaux. On en vend des dizaines chaque année et sans aucun accident ! C'est une catastrophe !
- Pour votre société ou pour M. Faivre ?, demanda Maillard, un peu sec.
- Pour les deux ! Je ne cacherais pas que cela fait une mauvaise publicité. Je suis navré pour M. Faivre mais je pense aussi à notre clientèle !
- Nous comprenons, monsieur !," conclut Lyster en secouant ses boucles d'un magnifique châtain clair.
Et tout à coup, toutes les machines en présentation se mirent en branle, provoquant un vent de panique dans l'usine.
Cela cessa aussitôt.
Lyster foudroya du regard le mur vide contre lequel se tenait son collègue décédé. Ce dernier sourit et leva juste un sourcil.
Il fallut trois jours à l'équipe médico-légale pour reconstituer le corps. On n'apprit rien de plus. C'était bien M. Germain Faivre, 52 ans, entrepreneur agricole et élagueur à ses moments perdus. Ancien activiste dans le mouvement altermondialiste, au côté de José Bové, rangé aujourd'hui.
Bon.
Lyster lut le rapport et fut déçue.
" Pas d'indice sur un quelconque meurtrier.
- Ce n'est peut-être pas un meurtre, fit l'inspecteur à sa collègue vivante.
- Peut-être. Mais c'est une affaire tellement étrange."
M. Faivre était monté sur son tracteur pour aller nettoyer une jachère. Il était dix heures lorsque sa femme le vit partir. A treize heures, comme elle n'avait pas de nouvelles, elle envoya son fils vérifier le père. Le jeune homme revint, affolé, et annonça que le père avait eu un accident.
Le fils appela aussitôt la police et empêcha sa mère de courir au champ.
Il n'avait pas trouvé le corps de son père mais le sang sur les lames du broyeur avait été parlant.
Le jeune homme n'avait pas voulu que sa mère voit ça.
" Une affaire étrange, oui, ajouta Lyster. Comment Faivre a pu avoir un tel accident ?
- Il était saoul, peut-être ?, proposa l'inspecteur.
- Non. Le fils et la mère nient qu'il ait pu boire et tout le monde dit que M. Faivre ne buvait pas.
- Il a eu un AVC ?
- Peut-être. Mais tu avoueras, Ghost, que cela tombe au mauvais moment pour lui, non ?
- Pas de chance mais j'ai déjà vu ça !"
Lyster regarda attentivement l'inspecteur aux larges favoris et ce dernier avoua :
" Un homme victime d'un accident de broyeur parce qu'il a eu un AVC ? Tu te foutrais pas de moi par hasard ?"
Le fantôme se mit à rire.
Et le vent se fit espiègle en ébouriffant les cheveux du lieutenant.
Cela dit. Ils ne trouvèrent rien du tout, ces fameux policiers. Aussi bien vivants que morts.
Rien de rien.
Alors...
On enterra l'affaire.
Jusqu'à ce qu'un petit fait. Inattendu. Vienne tout changer.
Lyster était dans son bureau à compulser un rapport concernant une agression survenue dans les rues de la capitale. D'une banalité à faire pleurer d'ennui.
Soudainement, son collègue apparut juste devant son bureau, arborant un véritable sourire de fauve.
" J'ai du nouveau !, annonça l'inspecteur en posant ses deux massives mains sur le bureau du lieutenant.
- Bonjour, Ghost, fit négligemment Lyster. Du nouveau aux archives ?
- Les collègues de la Morgue sont des jobards !
- Bien ! Je leur ferai part de ton opinion et ils en seront enchantés !
- L'os hyoïde était fracturé !"
Lyster leva lentement les yeux et contempla son collègue avec attention.
" De quoi tu parles ?
- L'affaire Faivre ! L'os hyoïde était fracturé. Tu sais ! L'os situé juste au-dessus du larynx !
- Oui, je sais ! Donc il a été étranglé."
Lyster se laissa aller contre le fauteuil et croisa ses bras derrière sa tête.
" Mais comment les médicos n'ont rien vu ?!
- Je ne sais pas ! Mais j'ai été vérifier encore une fois le puzzle. Je suis aussi retourné voir le broyeur et j'ai trouvé des petits morceaux manquants.
- Je ne veux pas voir tes mains, Ghost.
- Faivre a été étranglé et on a jeté son corps sur le broyeur. Happé par la machine, il a été déchiqueté. Et pour être sûr, on a fait cela plusieurs fois.
- Merde ! J'ai saisi l'image, merci Ghost !
- Il a été étranglé ! C'est un meurtre !
- Bien. Mais alors qui est le tueur ? "
L'inspecteur haussa les épaules et murmura :
" Cui bono ?"
Les employés de la Morgue se recrièrent. Ils avaient examiné le corps mais ils n'avaient peut-être pas vu... Qui sait ?
L'inspecteur riait doucement tandis que Lyster passait un savon à son équipe.
Maillard cherchait dans l'entourage de Faivre et le dossier fut rouvert.
" Ce n'est pas la famille, murmura l'inspecteur aux oreilles de Lyster. Mais...que dis-tu de son passé ?
- Le mouvement altermondialiste ? Ghost ! Ce ne sont pas des tueurs !
- Qui te parle des activistes ? Voyons les voisins !
- Soupçonneux le cogne ?
- Toujours la môme ! Toujours ! C'est le propre de la rousse !
- Voyons les voisins dans ce cas !"
On vit les voisins et on interrogea.
Et puis...
On découvrit que M. Faivre était toujours un militant. Il militait pour l'agriculture raisonnée, il n'hésitait pas à informer les autorités en cas d'utilisation de produits toxiques interdits ou en cas de fauchage de haies prohibé. Il était de toutes les réunions des conseils municipaux de la région et il ouvrait grand sa gueule pour alerter des dangers de l'agriculture intensive et productiviste.
Il avait maille à partir avec un des plus grands exploitants agricoles de la région.
Il avait déjà envoyé des agents de l'Etat chez lui pour vérifier les parcelles et les produits utilisés.
Il était pénible et se faisait des ennemis.
La goutte d'eau fut sans nul doute l'annonce qu'il avait faite d'ouvrir un GAEC bio...
Cela provoqua un déferlement de haine pour l'empêcher de le faire.
" Tué pour avoir voulu défendre une agriculture plus responsable. Quelle pitié !, s'exclama Maillard en essayant de caresser Midnight qui hérissait son dos et pouffait violemment.
- Le voisin a avoué avoir agi sous le coup de la colère mais je le soupçonne d'avoir prémédité son coup !, asséna Lyster.
- Lors de la vente des biens nationaux en 1789, de nombreux conflits d'intérêt entre voisins se sont réglés par la violence..., rappela l'inspecteur mort. Deux cents ans après, c'est toujours le même cirque !
- L'homme ne change pas !," fit Lyster.
Cette phrase anodine fit lever la tête au policier fantôme et Lyster vit ses yeux briller sauvagemment, comme s'il comprenait quelque chose tout à coup.
" Non, les hommes ne changent jamais...," murmura l'inspecteur avant de s'évanouir dans la lumière du plafonnier.
" Que regarde-t-on ?," demanda Maillard en posant son bras sur les épaules de sa petite amie.
Sylvie Lyster, encore troublée par l'expression de son collègue, répondit simplement :
" Ce que tu veux, peu importe !
- Alors ce sera " Les raisins de la colère" de John Ford. 1940."
Le lieutenant Lyster ne répondit rien et réfléchissait encore...
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