Une valse à deux temps
" Non, Ghost !, asséna durement le lieutenant Lyster. Non, non et non."
L'inspecteur s'étonnait lui-même de faire preuve de patience et de calme. Il serait encore en vie, il aurait giflé sans ménagement la jeune femme assise devant lui.
" Je vais le répéter, doucement, murmura l'inspecteur en posant ses deux mains sur le bureau du lieutenant. Mais je vais le répéter quand même.
- Ghost !, fit Lyster, menaçante.
- Les trois crimes sont liés !
- Non ! Le train, l'autoroute et l'incendie n'ont rien à voir l'un avec l'autre. Pas le même modus operandi. Pas les mêmes victimes.
- Les-trois-crimes-sont-liés.
- Et qui te l'a dit ? Les victimes ? Comment le sauraient-elles ? Merde, Ghost !
- Je ne suis pas un branque et j'ai de l'expérience ! Deux cents ans d'expérience ! Cela te suffit ?
- Non !", claqua Lyster.
Et les deux mains vivantes frappèrent le bois du bureau près des deux mains mortes.
" Peut-être...peut-être faudrait-il examiner le passé des victimes et chercher des points communs," proposa doucement Fatou Traore.
La jeune femme avait eu tort de se lancer dans l'arène, Lyster lui sauta à la gorge.
" Et tu crois que j'ai attendu ton expertise, Traoré, pour faire ça ! J'admets que les touristes décédés pour le train et l'autoroute ont un lien. L'agence de voyage ! Mais pas l'incendie ! Il n'y a pas de touristes venus d'Asie dans cet immeuble ! Ce sont des familles d'immigrés d'origine africaine.
- Et dans la cave ?, demanda perfidement l'inspecteur en souriant.
- Deux gamins. Impossible de savoir leur nom et leur couleur de peau. Vu l'état de leur corps, fit Lyster, mécontente.
- La Morgue n'a rien trouvé ? Hein la môme ? Et si j'avais raison ?
- Mais que cherches-tu à faire, Ghost ? Il n'y a aucun lien ! Un type a tué des tas de personnes en créant des accidents mais là, un type a provoqué un incendie. Pas un accident.
- Si !
- Merde Ghost ! AUCUN LIEN !
- A qui appartenait l'immeuble ?
- L'immeuble ?! Mais il appartenait à... Il appartenait..."
Lyster fouilla le rapport, fâchée et agacée d'avoir raté une telle information. A sa décharge, elle était restée focalisée sur les victimes.
" Te fatigue pas, la môme. Il s'appelait Simonnet et il était directeur d'une agence de voyage."
Cette fois, le lieutenant regarda vraiment son collègue décédé.
Comme si elle le voyait pour la première fois.
" Mais c'est quoi cette histoire ?, s'exclama Lyster, désarçonnée.
- Nous avons un tueur en liberté, la môme. Un tueur de touristes ? Je crois plutôt un putain de tueur d'étrangers.
- Ghost ! Ces victimes sont françaises, nées en France, de parents immigrés.
- Couleur de peau noire. Parents étrangers. Il te faut quoi de plus pour demander un entretien avec le Parquet ?, demanda froidement l'inspecteur fantôme.
- Un putain de tueur raciste !, murmura Traoré.
- Je vais en parler au chef, se rendit Lyster.
- Et ton godelureau, il en est où avec son Glock 18 ?
- Ghost ! Mon fiancé et père de mon futur enfant avance dans son enquête. Il a trouvé le revendeur.
- Ha ! J'en suis heureux !," fit l'inspecteur en se reculant enfin du bureau.
Fatou Traoré arborait un sourire large et heureux, qui fit briller ses yeux.
" Tu es enceinte, Sylvie ? J'en suis tellement contente."
Lyster perdit son visage sombre et sourit à son tour.
" Oui. Quatre mois.
- Cela se fête ! Plus de café mais du jus de fruit !
- Oui, Fatou, tu as raison."
Lyster se leva et jeta son café dans la poubelle, au détriment de l'environnement. Mais on pardonna à la future mère.
Seulement, l'inspecteur se frotta les favoris et les tira avec force, agacé par les deux femmes qui se mirent à parler du bébé avec entrain.
" Dites les gonzesses, si on pouvait s'intéresser à notre affaire deux secondes, ce serait bien urbain.
- Le revendeur est mort, Ghost. Assassiné, annonça le lieutenant, revenant au présent.
- Allez surprends-moi, Lyster !
- On l'a tué avec sa propre arme.
- Merde, décidément."
Et l'inspecteur se tut.
Il écouta Fatou Traoré donner des conseils sur l'art de gérer la grossesse. Ses soeurs étaient toutes mariées et avaient des enfants.
" Et toi, Fatou ?, demanda Lyster en acceptant le verre d'eau que l'inspecteur avait fait voler jusqu'à elle.
- Moi ? Ma copine ne veut pas d'enfant."
Un silence suivit cette phrase.
Un lourd, très lourd silence.
Les deux femmes regardèrent leur collègue mort dans une autre époque et attendirent avec soin sa réaction.
Il haussa les épaules.
" J'ai connu des lesbiennes, les mômes. Ce n'est pas parce que j'ai deux cents ans que je n'ai pas vécu.
- Sérieux ? Ghost !
- J'ai vu des collègues enquêter chez certaines dames du Salon de l'Amazone. Nathalie Clifford Barney, cela vous parle, les mômes ?"
Fatou Traoré sourit, approbatrice mais Sylvie Lyster secoua la tête, dont la chevelure d'un châtain doré était sagement retenue en queue de cheval.
" Qui aurait cru cela de toi ? Un vieux cogne grincheux ! Hein, Ghost ?"
Un vent glacé fit tourbillonner les rapports bien rangés sur le bureau du lieutenant et claquer les volets imaginaires.
Les deux femmes se mirent à rire.
Mais l'enquête n'avançait pas.
Encore un dossier qui restait sans conclusion.
Adrien Maillard n'avait pas trouvé le tueur, la piste du Glock 18 se perdait dans les limbes.
Sylvie Lyster n'avait pas trouvé de témoin, ni pour le train, ni pour l'autoroute, ni pour l'incendie.
Fatou Traoré était désolée de cette morosité générale.
Régulièrement, elle parlait du mariage et essayait de faire sourire ses collègues.
Jusqu'au jour, où la jeune femme apporta des gants tout neufs dans le bureau du lieutenant.
" Pour le froid ? Il est encore trop tôt pour ça, fit Lyster, amusée.
- Non, non ! C'est pour la valse !
- QUOI ?"
L'inspecteur était en train de regarder les rapports concernant la mort du revendeur d'armes. Forcément, quelqu'un quelque part savait quelque chose.
Maillard était à côté du policier mort et il dialoguait avec lui via l'ordinateur.
Le jeune homme avait appris à accepter cette situation étrange.
Parler avec un mort via un chat.
" Vous croyez pas qu'on a autre chose à foutre, les mômes ?, s'insurgea l'inspecteur.
- Le mariage est pour dans trois mois, affirma la jeune femme noire. Avant l'accouchement. Il faut que Sylvie sache danser la valse."
Maillard comprit enfin qu'il se passait quelque chose, il se redressa et se mit à rire.
" C'est quoi cette histoire ?, fit le fiancé, amusé.
- NON !, asséna durement l'inspecteur.
- La valse ! Pour l'ouverture du mariage, ajouta Lyster, déjà debout et enfilant les gants garantis froid extrême.
- Non, non, non."
Les gants suffirent pour les mains mais le lieutenant conserva son manteau. Car pour une valse, il fallait se tenir par la main, mais aussi l'épaule et enfin l'inspecteur lui saisit la taille.
Valser, danser, puis sourire.
Au son de la musique que Fatou avait choisie sur le Net.
Sylvie se mit à rire.
" Tes pieds, la môme. Suis le rythme," ordonna le policier.
Et il la fit basculer en arrière.
Les mains de Sylvie vinrent saisir ses épaules, Ghost se laissa faire et toléra la chaleur insupportable de la femme vivante dans ses bras.
Chacun applaudit dans la pièce.
Adrien Maillard avait du mal à comprendre mais il voyait sa future femme danser avec grâce et cela lui suffisait.
Même si elle ne dansait avec personne.
Enfin, la musique s'arrêta et l'inspecteur lâcha sa partenaire.
Puis il eut un sourire cruel qui ne présageait rien de bon.
" Maintenant au godelureau et gare à lui s'il me marche sur les arpions. J'ai des talons à mes bottes."
Sylvie rit et s'écria :
" Adrien ! Tu veux bien venir un instant ?"
La séance de danse dura quelques minutes. Plusieurs valses se succédèrent et Fatou elle-même ressentit le froid de l'inspecteur lorsqu'elle se retrouva dans ses bras.
Puis, tout s'arrêta.
Lorsqu'un livreur vint déposer un nouveau bouquet pour le lieutenant Sylvie Lyster.
Un jasmin et un hibiscus.
Tendrement enlacés.
Lyster regarda son fiancé avec un merveilleux sourire :
" Merci, mon amour. Tu es trop gentil.
- Mais ce n'est pas moi."
Annotations