Chapitre 13-3 : points de non retour - Bardon
Journaux télévisés
25 juillet 1989
« Et maintenant l’affaire Bardon. L’homme, accusé d’avoir battu sa compagne à mort et d’avoir paralysé son fils aîné est actuellement incarcéré à la prison de Loos dans la région de Lille. Son procès est prévu à la fin de l’année. Ce matin, les rédactions des différents journaux et chaînes télévisés ont reçu un message d’une mystérieuse organisation : Et Poena, La Punition en latin. Sa mission serait de, je cite : châtier les monstres qui violentent les femmes et les enfants. Les auteurs de ces actes ne seraient plus en sécurité nulle part en France. Et Poena offre un million de francs à qui pourra exécuter René Bardon. Elle fait notamment appel à la population carcérale, plus à même selon elle, d’approcher le condamné.
La préfecture de police a confirmé avoir reçu ces menaces. Pour elle, rien ne montre que cette organisation soit réelle. Elle précise cependant que le détenu fait déjà l’objet d’une procédure d’isolation visant à le protéger. Ces mesures vont être renforcées. »
Lille
Le 11 septembre… 1989
La radio du fourgon cellulaire crachota. Le chauffeur décrocha. Son correspondant, l’intendant en charge de la logistique des transferts de détenus, s’identifia.
« Vous devez retourner immédiatement chercher un nouveau prisonnier.
— Et mon colis ? Il va sortir d’ici quelques minutes.
— Le palais vient de nous contacter. Ils sont en retard : l’audition n’a pas encore commencé. On ne peut pas attendre et les autres véhicules sont occupés. »
Le chauffeur maugréa sur les aberrations des bureaucrates qui géraient les transferts et indiqua qu’il se mettait en route. Accompagné de son escorte, il quitta l’enceinte du tribunal en direction de la prison de Los. Ils en avaient pour un quart d’heure.
Dix minutes plus tard, un nouveau fourgon, précédé de deux motards, se présenta à l’entrée. Le conducteur montra ses documents en règle. Ils venaient récupérer le détenu Bardon.
« C’est le bazar chez vous. Votre collègue vient juste de partir.
— Ce n’est pas chez nous, grommela le chauffeur, le Palais a appelé pour nous avertir que l’audition de notre client avait finalement eu lieu. Nous étions les plus proches. »
Les nouveaux arrivants eurent à peine le temps de se garer. Une porte s'ouvrit, et deux policiers s’avancèrent, accompagnant le détenu.
Quelques instants plus tard, le fourgon repartait.
Quasiment au même moment, le premier convoi se présenta à la maison d’arrêt de Los. Une fois dans l’enceinte, l’intendant se précipita vers eux : « Pourquoi n’avez-vous pas prévenu de votre retour ?
— C’est vous qui nous avez demandé de revenir !
— Mais pas du tout ! Vous avez le prévenu ? »
Le faux fourgon se dirigea vers le nord de Lille. Le gardien assis à l'arrière détacha se ceinture et se leva. Il ouvrit la grille qui le séparait du détenu :
« Bardon… Tu vas mourir ici, pourriture. »
Il brandit une arme munie d’un silencieux et le pointa sur l’homme enchaîné. Celui-ci, le regard incrédule, ouvrit la bouche. Son cri fut stoppé net. Une première balle pénétra l’estomac, une deuxième, puis une troisième firent exploser ses deux genoux. Le prisonnier hurla de nouveau, mais cette fois-ci de douleur. Le faux policier fit feu dans la poitrine du détenu.
« Tu vas te vider de ton sang. C’est fini, ordure. »
Le tireur recula d’un pas, scrutant sa victime. Le sang s’étendait en nappes sombres sur le sol du fourgon. Il inspira, déposa son arme et extirpa une machette de son sac. Il s’approcha de Bardon et bloqua sa main contre la paroi du fourgon. Le détenu, désormais sans force, ouvrit des yeux horrifiés. Il ouvrit la bouche, mais un caillot de sang l’empêcha de parler. Le faux policier brandit la machette, hésita… et la rabaissa. Raffermissant sa volonté, il serra les dents, releva son bras et frappa. La machette s’enfonça dans la chair, raclant l’os. Le gémissement devint un borborygme étouffé. Quand enfin la main se détacha et tomba au sol, le faux gardien détourna le regard, pris de nausée.
La camionnette se gara dans une petite ruelle. Ces deux occupants en sortirent et montèrent à l’arrière des deux motos d’escortes, qui démarrèrent aussitôt. Bardon, lui, ne vit jamais l’arrivée des secours.
L’enlèvement et l’exécution firent la une des journaux télévisés. Il apparut que le fourgon était un faux. Acheté d’occasion et payé cash avant d’être aménagé pour faire illusion. Les deux motos furent retrouvées près d’un petit bois à proximité de Lille. Accompagnées de leurs motards ficelés et adossés à un arbre : ils avaient été agressés deux heures avant l’opération. Le coup avait été exécuté de main de maître. Les journalistes énumérèrent sa préparation minutieuse : les faux documents de transferts, le détournement de la fréquence d’échange avec la prison de Los, le vol des motos de police et le maquillage du fourgon. Le minutage supposait des renseignements précis sur les horaires prévus de l’audition, mais aussi sur le moment où Bardon allait réapparaître dans la cour. Le message laissé sur les lieux du meurtre, et dont une copie avait été envoyé aux rédactions, fut abondamment commenté. Signé Et Poena, il indiquait simplement : « Sentence exécutée. Amputation du membre responsable de son crime et mise à mort. D’autres suivront. »
La police avait établi des barrages dans toute la région et diffusé le portrait-robot du chauffeur, mais il fallut se rendre à l’évidence : les coupables s’étaient évanouis. Et pour cause, les protagonistes avaient utilisé des faux sourcils, teintures de cheveux et lentilles pour modifier leur apparence. De la même manière, aucune empreinte ne fut découverte. L’examen balistique identifia le type d’arme employé, un modèle courant dans le milieu, mais sans autre marque distinctive enregistrée dans les bases de la police scientifique.
L’inspecteur en charge de l’enquête se forgea rapidement une conviction : l’attaque révélait une préparation et une exécution quais-militaire. Les dossiers de mercenaires et d’anciens des forces spéciales de tous les corps d’armes furent passés au crible. En vain.
Deux mois plus tôt
Forêt de Chantilly
17 juillet 1989
Ils arrivèrent au carrefour des chemins forestiers à quelques minutes d’intervalle. La nuit tombait et la pénombre dissimulait les visages. Kermarrec avait insisté sur cet horaire : au vu des liens entre Forel et le groupe CFIA, le commandant se doutait de l’identité de la silhouette qui se tenait face à eux, mais il pourrait ainsi jurer ne pas l’avoir reconnu.
Marc se racla la gorge. Au moment de sauter le pas, l’angoisse le saisissait. Après l’arrestation pour meurtre de Bardon, il avait mis plusieurs jours à maîtriser ses émotions. Il avait insisté auprès du détective : il lui fallait rencontrer l'équipe.
« Nous nous apprêtons à franchir une ligne sans retour possible. Je veux être certain que nous en ayons tous conscience. »
Il marqua une pause, réfléchissant à la meilleure façon de formuler les choses :
« Aider les victimes, faire du lobbying pour lutter contre ces drames ne sera pas suffisant. Il y aura toujours des monstres qui ne pourront ou ne voudront pas se retenir. Ils doivent en payer le prix fort… que leurs congénères en soient terrifiés. »
Les trois silhouettes hochèrent la tête.
Il inspira profondément. C’était l’instant décisif :
« Nous devons en éliminer ou en torturer certains… en commençant par Bardon. Mais cela signifie devenir des meurtriers, des bourreaux. »
Il se tut. Impossible de déchiffrer les visages, de savoir ce qu’ils en pensaient.
Le capitaine Carrel se lança : « Certains ne méritent pas de vivre. J’en suis. »
Kermarrec hocha la tête dans la pénombre : « Vous pouvez compter sur moi. Mais je ne le ferais que si j’approuve les cibles retenues. »
Marc acquiesça : « Le premier que nous devons exécuter, c'est Bardon. »
Il devina la moue de la jeune femme lorsqu’elle reprit la parole : « Pas facile. Il est en isolement. »
Le commandant s’interposa : « Il faut que cela soit spectaculaire : en plein tribunal ou lors de son transfert. Et nous annoncerons sa condamnation avant. »
Il alluma sa lampe torche en la dirigeant vers le sol. Accroupi, il dessina un plan à même la terre, précis, méthodique.
Il conclut : « Entre les deux hommes du fourgon, les motards et le complice qui doit nous renseigner de l’intérieur du palais, nous serons cinq. »
Il désigna Carel en prenant bien soin de ne pas la nommer : « Tu pourras t’introduire sans problème au sein du tribunal. »
Il se tourna vers Forel : « Si tu m’accompagnes dans le fourgon, il ne restera plus qu’à trouver les deux motards »
Marc vit l’occasion qu’il cherchait : « Je veux en être.
— Mauvaise idée, répondit Forel avec vivacité.
— Il y en aura d’autres. Vous le savez. Je me dois de faire le sale boulot au moins une fois. »
Kermarrec était tenté par la proposition. Il n’aimait pas ceux qui tiraient les ficelles et restaient dans l’ombre. Il devina que son ami, le détective, secouait doucement la tête.
Il désigna la silhouette d’Ancel : « C’est un personnage connu. Donc facilement reconnaissable, même grimé. C’est un danger pour lui comme pour nous.
— Si je suis un des motards, avec le casque, peu de chance que je sois identifié », insista Marc.
Kermarrec se redressa et fixa l’ombre en face de lui. Un amateur en opération ? Non ! Mais en cas de coup dur, comment s’assurer de son soutien s’il n’était pas mouillé ?
Il prit sa décision : « C’est mon opération. J’apprécie votre offre, mais la réponse est non, dit-il d’un ton ferme et définitif.
— Dans ce cas il est juste que vous sachiez qui je suis. »
Il empoigna la lampe et braqua le faisceau lumineux sur son visage.
Quelques semaines après la mort de Bardon
Région lyonnaise
7 octobre 1989
Il glissa la clef dans sa serrure… et fut brutalement plaqué contre la porte. Un chiffon humide lui couvrit la bouche. Il tenta de se dégager… en vain. L’éther fit son effet : il s’écroula dans les bras de son agresseur.
Lorsqu’il reprit connaissance, il lui fallut un moment pour reconnaître le séjour de son petit pavillon. Il voulut bouger et parler, mais il était muselé et solidement attaché à une chaise, elle-même liée à sa table.
Il prit conscience qu’il était nu. Émergeant de son brouillard, il ressentit un élancement au niveau du bas-ventre et baissa les yeux. Son cerveau refusa d’abord d’assimiler ce qu’il voyait. Puis tout son corps de figea, ses pupilles s’agrandirent d’horreur, son bâillon étouffa son hurlement : son entrejambe était bandé. Devant lui, sur une feuille, son sexe. Recroquevillé. Sanguinolent. Un message indiquait : « Sentence exécutée. Amputation du membre responsable de son crime. D’autres suivront. Et Poena ! »
Les secours, prévenus par un appel anonyme ne tardèrent pas à arriver. Le premier pompier, pourtant un professionnel aguerri, blêmit et ravala son haut-le-cœur. Son jeune collègue, lui, ne put en faire autant.
Les médias s’emballèrent. Et Poena avait encore frappé. Sa cible : un pédophile. Condamné à huit ans pour l’abus d’un garçon de onze ans. Libéré il y a quelques mois, après six ans d’incarcération. Le parquet et la police étaient sur les dents. Beaucoup dans le public pensaient que le prédateur l’avait bien mérité. Les journalistes glosèrent sur la menace qui pesait désormais sur les auteurs de violences familiales ou d’agressions sexuelles.
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